1879
Publication
# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 1879.1 |
Verne, Jules. Les tribulations d'un chinois en Chine [ID D2387]. ... Le repas n'avait rien laissé à désirer. Qu'imaginer de plus délicat que cette cuisine à la fois propre et savante? Le Bignon de l'endroit, sachant qu'il s’adressait à des connaisseurs, s'était surpassé dans la confection des cent cinquante plats dont se composait le menu du dîner. Au début et comme entrée de jeu, figuraient des gâteaux sucrés, du caviar, des sauterelles frites, des fruits secs et des huîtres de Ning-Po. Puis se succédèrent, à courts intervalles, des oeufs pochés de cane, de pigeon et de vanneau, des nids d'hirondelle aux oeufs brouillés, des fricassées de «ging-seng», des ouïes d'esturgeon en compote, des nerfs de baleine sauce au sucre, des têtards d’eau douce, des jaunes de crabe en ragoût, des gésiers de moineau et des yeux de mouton piqués d'une pointe d'ail, des ravioles au lait de noyaux d’abricots, des matelotes d'holothuries, des pousses de bambou au jus, des salades sucrées de jeunes radicelles, etc. Ananas de Singapore, pralines d'arachides, amandes salées, mangues savoureuses, fruits du «long-yen» à chair blanche, et du «lit-chi» à pulpe pâle, châtaignes d'eau, oranges de Canton confites, formaient le dernier service d'un repas qui durait depuis trois heures, repas largement arrosé de bière, de champagne, de vin de Chao-Chigne, et dont l'inévitable riz, poussé entre les lèvres des convives à l'aide de petits bâtonnets, allait couronner au dessert la savante ordonnance... A la description du salon dans lequel ce repas a été donné, au menu exotique qui le composait, à l'habillement des convives, à leur manière de s'exprimer, peut-être aussi à la singularité de leurs théories, le lecteur a deviné qu'il s'agissait de Chinois, non de ces «Célestials» qui semblent avoir été décollés d'un paravent ou être en rupture de potiche, mais de ces modernes habitants du Céleste Empire, déjà «européennisés» par leurs études, leurs voyages, leurs fréquentes communications avec les civilisés de l'Occident... On sait, en effet, que la population de la Chine est surabondante et hors de proportion avec l'étendue de ce vaste territoire, diversement mais poétiquement nomme; Céleste Empire, Empire du Milieu, Empire ou Terre des Fleurs. On ne l'évalue pas à moins de trois cent soixante millions d'habitants. C'est presque un tiers de la population de toute la terre. Or, si peu que mange le Chinois pauvre, il mange, et la Chine, même avec ses nombreuses rizières, ses immenses cultures de millet et de blé, ne suffit pas à le nourrir. De là un trop-plein qui ne demande q'à s’échapper par ces trouées que les canons anglais et français ont faites aux murailles matérielles et morales du Céleste Empire... Personne n'ignore que la Chine est, par excellence, le royaume où les insurrections peuvent durer pendant bien des années, et soulever des centaines de mille hommes. Or, au XVIIe siècle, la célèbre dynastie des Ming, d'origine chinoise, régnait depuis trois cents ans sur la Chine, lorsque, en 1644, le chef de cette dynastie, trop faible contre les rebelles qui menaçaient la capitale, demanda secours à un roi tartare. Le roi ne se fit pas prier, accourut, chassa les révoltés, profita de la situation pour renverser celui qui avait imploré son aide, et proclama empereur son propre fils Chun-Tché. A partir de cette époque, l'autorité tartare fut substituée à l'autorité chinoise, et le trône occupé par des empereurs mantchoux. Peu à peu, surtout dans les classes inférieures de la population, les deux races se confondirent; mais, chez les familles riches du Nord, la séparation entre Chinois et Tartares se maintint plus strictement. Aussi, le type se distingue-t-il encore, et plus particulièrement au milieu des provinces septentrionales de l'Empire. Là se cantonnèrent des «irréconciliables», qui restèrent fidèles à la dynastie déchue. Le père de Kin-Fo était de ces derniers, et il ne démentit pas les traditions de sa famille, qui avait refusé de pactiser avec les Tartares. Un soulèvement contre la domination étrangère, même après trois cents ans d'exercice, l'eût trouvé prêt à agir. Inutile d'ajouter que son fils Kin-Fo partageait absolument ses opinions politiques. Or, en 1860, régnait encore cet empereur S'Hiène-Fong, qui déclara la guerre à l'Angleterre et à la France, - guerre terminée par le traité de Péking, le 25 octobre de ladite année. Mais, avant cette époque, un formidable soulèvement menaçait déjà la dynastie régnante. Les Tchang-Mao ou Taï-ping, les «rebelles aux longs cheveux», s'étaient emparés de Nan-King en 1853 et de Shang-Haï en 1855 S'Hiène-Fong mort, son jeune fils eut fort à faire pour repousser les Taï-ping. Sans le vice-roi Li, sans le prince Kong, et surtout sans le colonel anglais Gordon, peut-être n'eût-il pu sauver son trône. C'est que ces Taï-ping, ennemis déclarés des Tartares, fortement organisés pour la rébellion, voulaient remplacer la dynastie des Tsing par celle des Wang. Ils formaient quatre bandes distinctes; la première à bannière noire, chargée de tuer; la seconde à bannière rouge, chargée d'incendier; la troisième à bannière jaune, chargée de piller; la quatrième à bannière blanche, chargée d'approvisionner les trois autres. Il y eut d'importantes opérations militaires dans le Kiang-Sou. Sou-Tchéou et Kia-Hing, à cinq lieues de Shang-Haï, tombèrent au pouvoir des révoltés et furent repris, non sans peine, par les troupes impériales. Shang-Haï, très menacée était même attaquée, le 18 août 1860, au moment où les généraux Grant et Montauban, commandant l’armée anglo-française, canonnaient les forts du Peï-Ho. Or, à cette époque, Tchoung-Héou, le père de Kin-Fo, occupait une habitation près de Shang-Haï, non loin du magnifique pont que les ingénieurs chinois avaient jeté sur la rivière de Sou-Tchéou. Ce soulèvement des Taï-ping, il n’avait pu le voir d'un mauvais oeil, puisqu'il était principalement dirigé contre la dynastie tartare... C'était Wang, en effet, sauvé par la générosité de Tchoung-Héou, générosité qui aurait coûté la vie à ce dernier, si l'on avait soupçonné qu'il donnât asile à un rebelle. Mais Tchoung-Héou était de ces hommes antiques, à qui tout hôte est sacré. Quelques années après, le soulèvement des rebelles était définitivement réprimé. En 1864, l'empereur Taï-ping, assiégé dans Nan-King, s'empoisonnait pour ne pas tomber aux mains des Impériaux... Le steamer Perma était là, sous pression. Kin-Fo et Wang s’installèrent dans les deux cabines retenues pour eux. Le rapide courant du fleuve des Perles, qui entraîne quotidiennement avec la fange de ses berges des corps de suppliciés, imprima au bateau une extrême vitesse. Le steamer passa comme une flèche entre les ruines laissées çà et là par les canons français, devant la pagode à neuf étages de Haf-Way, devant la pointe Jardyne, près de Whampoa, où mouillent les plus gros bâtiments, entre les îlots et les estacades de bambous des deux rives. Les cent cinquante kilomètres, c'est-à-dire les trois cent soixante-quinze «lis», qui séparent Canton de l'embouchure du fleuve, furent franchis dans la nuit. Au lever du soleil, le Perma dépassait la «Gueule-du-Tigre», puis les deux barres de l'estuaire. Le Victoria-Peak de l’île de Hong-Kong, haut de dix-huit cent vingt-cinq pieds, apparut un instant dans la brume matinale, et, après la plus heureuse des traversées, Kin-Fo et le philosophe, refoulant les eaux jaunâtres du fleuve Bleu, débarquaient à Shang-Haï, sur le littoral de la province de Kiang-Nan... Un proverbe chinois dit : «Quand les sabres sont rouillés et les bêches luisantes, Quand les prisons sont vides et les greniers pleins, Quand les degrés des temples sont usés par les pas des fidèles et les cours des tribunaux couvertes d’herbe, Quand les médecins vont à pied et les boulangers à cheval, L'Empire est bien gouverné.» D'ailleurs, un royaume de cent quatre-vingt mille milles carrés, qui, du nord au sud, mesure plus de huit cents lieues, et, de l'est à l'ouest, plus de neuf cents, qui compte dix-huit vastes provinces, sans parler des pays tributaires : la Mongolie, la Mantchourie, le Tibet, le Tonking, la Corée, les îles Liou-Tchou, etc., ne peut être que très imparfaitement administré. Si les Chinois s'en doutent bien un peu, les étrangers ne se font aucune illusion à cet égard. Seul, peut-être, l'empereur, enfermé dans son palais, dont il franchit rarement les portes, à l'abri des murailles d'une triple ville, ce Fils du Ciel, père et mère de ses sujets, faisant ou défaisant les lois à son gré, ayant droit de vie et de mort sur tous, et auquel appartiennent, par sa naissance, les revenus de l'Empire, ce souverain, devant qui les fronts se traînent dans la poussière, trouve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il ne faudrait même pas essayer de lui prouver qu'il se trompe. Un Fils du Ciel ne se trompe jamais... Shang-Haï, la ville proprement dite, est située sur la rive gauche de la petite rivière Houang-Pou, qui, se réunissant à angle droit avec le Wousung, va se mêler au Yang-Tsze-Kiang ou fleuve Bleu, et de là se perd dans la mer jaune. C'est un ovale, couché du nord au sud, enceint de hautes murailles, percé de cinq portes s’ouvrant sur ses faubourgs. Réseau inextricable de ruelles dallées, que les balayeuses mécaniques s'useraient à nettoyer; boutiques sombres sans devantures ni étalages, où fonctionnent des boutiquiers nus jusqu'à la ceinture; pas une voiture, pas un palanquin, à peine des cavaliers; quelques temples indigènes ou chapelles étrangères; pour toutes promenades, un «jardin-thé» et un champ de parade assez marécageux, établi sur un sol de remblai, comblant d'anciennes rizières et sujet aux émanations paludéennes; à travers ces rues, au fond de ces maisons étroites, une population de deux cent mille habitants, telle est cette cité d'une habitabilité peu enviable, mais qui n'en a pas moins une grande importance commerciale. Là, en effet, après le traité de Nan-King, les étrangers eurent pour la première fois le droit de fonder des comptoirs. Ce fut la grande porte ouverte, en Chine, au trafic européen. Aussi, en dehors de Shang-Haï et de ses faubourgs, le gouvernement a-t-il concédé, moyennant une rente annuelle, trois portions de territoire aux Français, aux Anglais et aux Américains, qui sont au nombre de deux mille environ. De la concession française, il y a peu à dire. C'est la moins importante. Elle confine presque à l'enceinte nord de la ville, et s'étend jusqu'au ruisseau de Yang-King-Pang, qui la sépare du territoire anglais. Là s'élèvent les églises des lazaristes et des jésuites, qui possèdent aussi, à quatre milles de Shang-Haï, le collège de Tsikavé, où ils forment des bacheliers chinois. Mais cette petite colonie française n'égale pas ses voisines à beaucoup près. Des dix maisons de commerce, fondées en 1861, il n'en reste plus que trois, et le Comptoir d'escompte a même préféré s’établir sur la concession anglaise. Le territoire américain occupe la partie en retour sur le Wousung. Il est séparé du territoire anglais par le Sou-Tchéou-Creek, que traverse un pont de bois. Là se voient l’hôtel Astor, l'église des Missions; là se creusent les docks installés pour la réparation des navires européens. Mais, des trois concessions, la plus florissante est, sans contredit, la concession anglaise. Habitations somptueuses sur les quais, maisons à vérandas et à jardins, palais des princes du commerce, l'Oriental Bank, le «hong» de la célèbre maison Dent avec sa raison sociale du Lao-Tchi-Tchang, les comptoirs des Jardyne, des Russel et autres grands négociants, le club Anglais, le théâtre, le jeu de paume, le parc, le champ de courses, la bibliothèque, tel est l'ensemble de cette riche création des Anglo-Saxons, qui a justement mérité le nom de «colonie modèle». C'est pourquoi, sur ce territoire privilégié, sous le patronage d'une administration libérale, ne s'étonnera-t-on pas de trouver, ainsi que le dit M. Léon Rousset, «une ville chinoise d’un caractère tout particulier et qui n'a d'analogue nulle part ailleurs». Ainsi donc, en ce petit coin de terre, l'étranger, arrivé par la route pittoresque du fleuve Bleu, voyait quatre pavillons se développer au souffle de la même brise, les trois couleurs françaises et le «yacht» du Royaume-Uni, les étoiles américaines et la croix de Saint-André, jaune sur fond vert, de l'Empire des Fleurs. Quant aux environs de Shang-Haï, pays plat, sans un arbre, coupé d'étroites routes empierrées et de sentiers tracés à angles droits, troué de citernes et d' «arroyos» distribuant l'eau à d’immenses rizières, sillonné de canaux portant des jonques qui dérivent au milieu des champs, comme les gribanes à travers les campagnes de la Hollande, c'était une sorte de vaste tableau, très vert de ton, auquel eût manqué son cadre... En ce moment, quelques navires étrangers arrivaient au port, la plupart sous le pavillon du Royaume-Uni. Neuf sur dix, il faut bien le dire, sont chargés d’opium. Cette abrutissante substance, ce poison dont l'Angleterre encombre la Chine, produit un chiffre d'affaires qui dépasse deux cent soixante millions de francs et rapporte trois cents pour cent de bénéfice. En vain le gouvernement chinois a-t-il voulu empêcher l’importation de l'opium dans le Céleste Empire. La guerre de 1841 et le traité de Nan-King ont donné libre entrée à la marchandise anglaise et gain de cause aux princes marchands. Il faut, d’ailleurs, ajouter que, si le gouvernement de Péking a été jusqu'à édicter la peine de mort contre tout Chinois qui vendrait de l'opium, il est des accommodements moyennant finance avec les dépositaires de l'autorité. On croit même que le mandarin gouverneur de Shang-Haï encaisse un million annuellement, rien qu'en fermant les yeux sur les agissements de ses administrés... Un yamen est un ensemble de constructions variées, rangées suivant une ligne parallèle, qu'une seconde ligne de kiosques et de pavillons vient couper perpendiculairement. Le plus ordinairement, le yamen sert d’habitation aux mandarins d'un rang élevé et appartient à l'empereur; mais il n'est point interdit aux riches... C'était une maison composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage, élevée sur une terrasse à laquelle six gradins de marbre donnaient accès. Des claies de bambous étaient tendues comme des auvents devant les portes et les fenêtres, afin de rendre supportable la température déjà excessive, en favorisant l'aération intérieure. Le toit plat contrastait avec le faitage fantaisiste des pavillons semés çà et là dans l'enceinte du yamen, et dont les créneaux, les tuiles multicolores, les briques découpées en fines arabesques, amusaient le regard. Au-dedans, à l'exception des chambres spécialement réservées au logement de Wang et de Kin-Fo, ce n'étaient que salons entourés de cabinets à cloisons transparentes, sur lesquelles couraient des guirlandes de fleurs peintes ou des exergues de ces sentences morales dont les Célestials ne sont point avares. Partout, des sièges bizarrement contournés, en terre cuite ou en porcelaine, en bois ou en marbre, sans oublier quelques douzaines de coussins d'un moelleux plus engageant; partout, des lampes ou des lanternes aux formes variées, aux verres nuancés de couleurs tendres, et plus harnachées de glands, de franges et de houppes qu’une mule espagnole; partout aussi, de ces petites tables à thé qu'on appelle «tcha-ki», complément indispensable d'un mobilier chinois. Quant aux ciselures d’ivoire et d'écaille, aux bronzes niellés, aux brûle-parfum, aux laques agrémentées de filigranes d'or en relief, aux jades blanc laiteux et vert émeraude, aux vases ronds ou prismatiques de, la dynastie des Ming et des Tsing, aux porcelaines plus recherchées encore de la dynastie des Yen, aux émaux cloisonnés roses et jaunes translucides, dont le secret est introuvable aujourd'hui, on eût, non pas perdu, mais passé des heures à les compter. Cette luxueuse habitation offrait toute la fantaisie chinoise alliée au confort européen... On a dit que le progrès matériel s'était introduit jusque dans son intérieur. En effet, des appareils téléphoniques mettaient en communication les divers bâtiments de son yamen. Des sonnettes électriques reliaient les chambres de son habitation. Pendant la saison froide, il faisait du feu et se chauffait sans honte, plus avisé en cela que ses concitoyens, qui gèlent devant l'âtre vide sous leur quadruple vêtement. Il s'éclairait au gaz tout comme l'inspecteur général des douanes de Péking.... Le Chinois n'a qu'un courage passif, mais, ce courage, il le possède au plus haut degré. Son indifférence pour la mort est vraiment extraordinaire. Malade, il la voit venir sans faiblesse. Condamné, déjà entre les mains du bourreau, il ne manifeste aucune crainte. Les exécutions publiques si fréquentes, la vue des horribles supplices que comporte l’échelle pénale dans le Céleste Empire, ont de bonne heure familiarisé les Fils du Ciel avec l'idée d’abandonner sans regret les choses de ce monde. Aussi, ne s'étonnera-t-on pas que, dans toutes les familles, cette pensée de la mort soit à l'ordre du jour et fasse le sujet de bien des conversations. Elle n'est absente d'aucun des actes les plus ordinaires de la vie. Le culte des ancêtres se retrouve jusque chez les plus pauvres gens. Pas une habitation riche où l'on n’ait réservé une sorte de sanctuaire domestique, pas une cabane misérable où un coin n'ait été gardé aux reliques des aïeux, dont la fête se célèbre au deuxième mois. Voilà pourquoi on trouve, dans le même magasin où se vendent des lits d'enfants nouveau-nés et des corbeilles de mariage, un assortiment varié de cercueils, qui forment un article courant du commerce chinois. L'achat d'un cercueil est, en effet, une des constantes préoccupations des Célestials. Le mobilier serait incomplet si la bière manquait à la maison paternelle. Le fils se fait un devoir de l'offrir de son vivant à son père. C’est une touchante preuve de tendresse. Cette bière est déposée dans une chambre spéciale. On l'orne, on l'entretient, et, le plus souvent, quand elle a déjà reçu la dépouille mortelle, elle est conservée pendant de longues années avec un soin pieux. En somme, le respect pour les morts fait le fond de la religion chinoise, et contribue à rendre plus étroits les liens de la famille... Un dicton chinois dit: «Pour être heureux sur terre, il faut vivre à Canton et mourir à Liao-Tchéou.» C'est à Canton, en effet, que l'on trouve toutes les opulences de la vie, et c'est à Liao-Tchéou que se fabriquent les meilleurs cercueils... Dans l'enceinte du yamen s'élevaient quatre jolis kiosques, décorés avec toute la fantaisie qui distingue le talent des ornemanistes chinois. Ils portaient des noms significatifs: le pavillon du «Bonheur», où Kin-Fo n'entrait jamais; le pavillon de la «Fortune», qu'il ne regardait qu'avec le plus profond dédain; le pavillon du «Plaisir», dont les portes étaient depuis longtemps fermées pour lui; le pavillon de «Longue Vie», qu'il avait résolu de faire abattre!... Le territoire anglais, le petit pont jeté sur le creek, la concession française, furent traversés par lui de ce pas indolent qu'il n'éprouvait même pas le besoin de presser à cette heure suprême. Par le quai qui longe le port indigène, il contourna la muraille de Shang-Haï jusqu'à la cathédrale catholique romaine, dont la coupole domine le faubourg méridional. Alors, il inclina vers la droite et remonta tranquillement le chemin qui conduit à la pagode de Loung-Hao. C'était la vaste et plate campagne, se développant jusqu'à ces hauteurs ombragées qui limitent la vallée du Min, immenses plaines marécageuses, dont l'industrie agricole a fait des rizières. Ici et là, un lacis de canaux que remplissait la haute mer, quelques villages misérables dont les huttes de roseaux étaient tapissées d'une boue jaunâtre, deux ou trois champs de blé surélevés, pour être à l'abri des eaux. Le long des étroits sentiers, un grand nombre de chiens, de chevreaux blancs, de canards et d’oies, s'enfuyaient à toutes pattes ou à tire-d'aile, lorsque quelque passant venait troubler leurs ébats. Cette campagne, richement cultivée, dont l'aspect ne pouvait étonner un indigène, aurait cependant attiré l'attention et peut-être provoqué la répulsion d'un étranger. Partout, en effet, des cercueils s'y montraient par centaines. Sans parler des monticules dont le tertre recouvrait les morts définitivement enterrés, on ne voyait que des piles de boîtes oblongues, des pyramides de bières, étagées comme les madriers d'un chantier de construction. La plaine chinoise, aux abords des villes, n'est qu'un vaste cimetière. Les morts encombrent le territoire, aussi bien que les vivants. On prétend qu'il est interdit d'enterrer ces cercueils, tant qu’une même dynastie occupe le trône du Fils du Ciel, et ces dynasties durent des siècles! Que l'interdiction soit vraie ou non, il est certain que les cadavres, couchés dans leurs bières, celles-ci peintes de vives couleurs, celles-là sombres et modestes, les unes neuves et pimpantes, les autres tombant déjà en poussière, attendent pendant des années le jour de la sépulture... Ils sont très gais, très caustiques, les Chinois, et l'on conviendra qu’il y avait matière à quelque gaieté. De là des plaisanteries de tout genre, et même des caricatures qui débordaient le mur de la vie privée... Les voyageurs avaient repris à Nan-King l'un de ces rapides steamboats américains, vastes hôtels flottants, qui font le service du fleuve Bleu. Soixante heures après, ils débarquaient à Ran-Kéou, sans avoir même admiré ce rocher bizarre, le «Petit-Orphelin», qui s'élève au milieu du courant du Yang-Tze-Kiang, et dont un temple, desservi par les bonzes, couronne si hardiment le sommet. A Ran-Kéou, située au confluent du fleuve Bleu et de son important tributaire le Ran-Kiang, l'errant Kin-Fo ne s'était arrêté qu'une demi-journée. Là, encore, se retrouvaient en ruines irréparables les souvenirs des Taï-ping; mais, ni dans cette ville commerçante, qui n'est, à vrai dire, qu'une annexe de la préfecture de Ran-Yang-Fou, bâtie sur la rive droite de l'affluent, ni à Ou-Tchang-Fou, capitale de cette province du Rou-Pé, élevée sur la rive droite du fleuve, l'insaisissable Wang ne laissa voir trace de son passage. Plus de ces terribles lettres que Kin- Fo avait retrouvées à Nan-King sur le tombeau du bonze couronné... A peine, à Ran-Kéou, aperçurent-ils le quartier européen, aux rues larges et rectangulaires, aux habitations élégantes, et la promenade ombragée de grands arbres qui longe la rive du fleuve Bleu. Ils avaient des yeux pour ne voir qu'un homme, et cet homme restait invisible. Le steamboat, grâce à la crue qui soulevait les eaux du Ran-Kiang, allait pouvoir remonter cet affluent pendant cent trente lieues encore, jusqu'à Lao-Ro-Kéou. Kin-Fo n'était point homme à abandonner ce genre de locomotion, qui lui plaisait. Au contraire, il comptait bien aller jusqu'au point où le Ran-Kiang cesserait d'êtrenavigable... Le steamboat, remontant le cours du Ran-Kiang, venait donc d'entrer dans la région du blé. Là, le relief du pays s'accusa davantage. A l'horizon se dessinèrent quelques montagnes, couronnées de fortifications, élevées sous l’ancienne dynastie des Ming. Les berges artificielles, qui contenaient les eaux du fleuve, firent place à des rives basses, élargissant son lit aux dépens de sa profondeur. La préfecture de Guan-Lo-Fou apparut... Après Guan-Lo-Fou, ce furent deux cités bâties en face l'une de l'autre, la ville commerçante de Fan-Tcheng, sur la rive gauche, et la préfecture de Siang-Yang-Fou, sur la rive droite; la première, faubourg plein du mouvement de la population et de l'agitation des affaires; la seconde, résidence des autorités et plus morte que vivante. Et après Fan-Tcheng, le Ran-Kiang, remontant droit au nord par un angle brusque, resta encore navigable jusqu'à Lao-Ro-Kéou. Mais, faute d'eau, le steamboat ne pouvait aller plus loin... Ce fut à cheval - de mauvais chevaux, on peut le croire - que Kin-Fo et ses compagnons firent leur entrée à Si-Gnan-Fou, l'ancienne capitale de l'Empire du Milieu, dont les empereurs de la dynastie des Tang faisaient autrefois leur résidence. Mais, pour atteindre cette lointaine province du Chen-Si, pour en traverser les interminables plaines, arides et nues, que de fatigues à supporter et même de dangers! Ce soleil de mai, par une latitude qui est celle de l'Espagne méridionale, projetait des rayons déjà insoutenables, et soulevait la fine poussière de routes qui n'ont jamais connu le confort de l'empierrage. De ces tourbillons jaunâtres, salissant l'air comme une fumée malsaine, on ne sortait que gris de la tête aux pieds. C'était la contrée du «loess», formation géologique singulière, spéciale au nord de la Chine, «qui n'est plus de a terre et qui n'est pas une roche, ou, pour mieux dire, une pierre qui n'a pas encore eu le temps de se solidifier». Quant aux dangers, ils n'étaient que trop réels, dans un pays où les gardes de police ont une extraordinaire crainte du coup de couteau des voleurs. Si, dans les villes, les tipaos laissent aux coquins le champ libre, si, en pleine cité, les habitants ne se hasardent guère dans les rues pendant la nuit, que l'on juge du degré de sécurité que présentent les routes!... Aussi, le lendemain de son arrivée, Kin-Fo, abandonnant cette ville, qui est un important centre d’affaires entre l'Asie centrale, le Tibet, la Mongolie et la Chine, reprit-il la route du nord. A suivre par Kao-Lin-Sien, par Sing-Tong-Sien, la route de la vallée de l'Ouei-Ro, aux eaux chargées des teintes jaunes de ce loess à travers lequel il s'est frayé son lit, la petite troupe arriva à Roua-Tchéou, qui fut le foyer d’une terrible insurrection musulmane en 1860. De là, tantôt en barque, tantôt en charrette, Kin-Fo et ses compagnons atteignirent, non sans grandes fatigues, cette forteresse de Tong-Kouan, située au confluent de l'Ouei-Ro et du Rouang-Ro. Le Rouang-Ro, c'est le fameux fleuve jaune. Il descend directement du nord pour aller, à travers les provinces de l'Est, se jeter dans la mer qui porte. son nom, sans être plus jaune que la mer Rouge n'est rouge, que la mer Blanche n'est blanche, que la mer Noire n'est noire, Oui! fleuve célèbre, d'origine céleste sans doute, puisque sa couleur est celle des empereurs, Fils du Ciel, mais aussi «Chagrin de la Chine», qualification due à ses terribles débordements, qui ont causé en partie l'impraticabilité actuelle du canal Impérial. A Tong-Kouan, les voyageurs eussent été en sûreté, même la nuit. Ce n'est plus une cité de commerce, c'est une ville militaire, habitée en domicile fixe et non en camp volant par ces Tartares Mantchoux, qui forment la première catégorie de l'armée chinoise! Peut-être Kin-Fo avait-il l'intention de s'y reposer quelques jours... Ainsi Kin-Fo, après avoir évité Houan-Fou et Cafong, remonta les berges du célèbre, canal Impérial, qui, il y a vingt ans à peine, avant que le fleuve jaune eût repris son ancien lit, formait une belle Foute navigable depuis Sou-Tchéou, le pays du thé, jusqu'à Péking, sur une longueur de quelques centaines de lieues. Ainsi il traversa Tsinan, Ho-Kien, et pénétra dans la province de Pé-Tché-Li, où s’élève Péking, la quadruple capitale du Céleste Empire. Ainsi il passa par Tien-Tsin, que défendent un mur de circonvallation et deux forts, grande cité de quatre cent mille habitants, dont le large port, formé par la jonction du Peï-ho et du canal Impérial, fait, en important des cotonnades de Manchester, des lainages, des cuivres, des fers, des allumettes allemandes, du bois de santal, etc., et en exportant des jujubes, des feuilles de nénuphar, du tabac de Tartarie, etc., pour cent soixante-dix millions d'affaires. Mais Kin-Fo ne songea même pas à visiter, dans cette curieuse Tien-Tsin, la célèbre pagode des supplices infernaux; il ne parcourut pas, dans le faubourg de l'Est, les amusantes rues des Lanternes et des Vieux-Habits; il ne déjeuna pas au restaurant de «l'Harmonie et de l'Amitié», tenu par le musulman Léou-Lao-Ki, dont les vins sont renommés, quoi qu'en puisse penser Mahomet; il ne déposa pas sa grande carte rouge - et pour cause – au palais de Li-Tchong-Tang, vice-roi de la province depuis 1870, membre du Conseil privé, membre du Conseil de l'Empire, et qui porte, avec la veste jaune, le titre de Fei-Tzé-Chao-Pao... Non! Kin-Fo, toujours brouetté, Soun toujours brouettant, traversèrent les quais où s'étageaient des montagnes de sacs de sel; ils dépassèrent les faubourgs; les concessions anglaise et américaine, le champ de courses, la campagne couverte de sorgho, d'orge, de sésame, de vignes, les jardins maraîchers, riches de légumes et de fruits, les plaines d'où partaient par milliers des lièvres, des perdrix, des cailles, que chassaient le faucon, l'émerillon et le hobereau. Tous quatre suivirent la route dallée de vingtquatre lieues qui conduit à Péking, entre les arbres d'essences variées et les grands roseaux du fleuve, et ils arrivèrent ainsi à Tong-Tchéou... Le Pé-Tché-Li, la plus septentrionale des dix-huit provinces de la Chine, est divisé en neuf départements. Un de ces départements à pour chef-lieu Chun-Kin-Fo, c'est-à-dire «la ville du premier ordre obéissant au ciel». Cette ville, c'est Péking. Que le lecteur se figure un casse-tête chinois, d'une superficie de six mille hectares, d'un périmètre mètre de huit lieues, dont les morceaux irréguliers doivent remplir exactement un rectangle, telle est cette mystérieuse Kambalu, dont Marco Polo rapportait une si curieuse description vers la fin du XIIIe siècle, telle est la capitale du Céleste Empire. En réalité, Péking comprend deux villes distinctes, séparées par un large boulevard et une muraille fortifiée: l'une, qui est un parallélogramme rectangle, la ville chinoise; l'autre un carré presque parfait, la ville tartare; celle-ci renferme deux autres villes: la ville jaune, Hoang-Tching, et Tsen-Kin-Tching, la ville Rouge ou ville Interdite. Autrefois, l'ensemble de ces agglomérations comptait plus de deux millions d’habitants. Mais l'émigration, provoquée par l'extrême misère, a réduit ce chiffre à un million tout au plus. Ce sont des Tartares et des Chinois, auxquels il faut ajouter dix mille Musulmans environ, plus une certaine quantité de Mongols et de Tibétains, qui composent la population flottante. Le plan de ces deux villes superposées figure assez exactement un bahut, dont le buffet serait formé par la cité chinoise et la crédence par la cité tartare. Six lieues d'une enceinte fortifiée, haute et large de quarante à cinquante pieds, revêtue de briques extérieurement, défendue de deux cents en deux cents mètres par des tours saillantes, entourent la ville tartare d’une magnifique promenade dallée, et aboutissent à quatre énormes bastions d'angle, dont la plate-forme porte des corps de garde. L'Empereur, Fils du Ciel, on le voit, est bien gardé. Au centre de la cité tartare, la ville jaune, d'une superficie de six cent soixante hectares, desservie par huit portes, renferme une montagne de charbon, haute de trois cents pieds, point culminant de la capitale, un superbe canal, dit «Mer du Milieu», que traverse un pont de marbre, deux couvents de bonzes, une pagode des Examens, le Peï-thasse, bonzerie bâtie dans une presqu'île, qui semble suspendue sur les eaux claires du canal, le Peh-Tang, établissement des missionnaires catholiques, la pagode impériale, superbe avec son toit de clochettes sonores et de tuiles bleu lapis, le grand temple dédié aux ancêtres de la dynastie régnante, le temple des Esprits, le temple du génie des Vents, le temple du génie de la Foudre, le temple de l'inventeur de la soie, le temple du Seigneur du ciel, les cinq pavillons des Dragons, le monastère du «Repos Éternel», etc. Eh bien, c'est au centre de ce quadrilatère que se cache la ville Interdite, d'une superficie de quatre-vingts hectares, entourée d'un fossé canalisé que franchissent sept ponts de marbre. Il va sans dire que, la dynastie régnante étant mantchoue, la première de ces trois cités est principalement habitée par une population de même race. Quant aux Chinois, ils sont relégués en dehors, à la partie inférieure du bahut, dans la ville annexe. On pénètre à l'intérieur de cette ville interdite, ceinte de murs en briques rouges couronnés d'un chapiteau de tuiles vernissées de jaune d'or, par une porte au midi, la porte de la «Grande Pureté», qui ne s'ouvre que devant l'empereur et les impératrices. Là s'élèvent le temple des Ancêtres de la dynastie tartare, abrité sous un double toit de tuiles multicolores; les temples Che et Tsi, consacrés aux esprits terrestres et célestes; le palais de la «Souveraine Concorde», réservé aux solennités d'apparat et aux banquets officiels; le palais de la «Concorde moyenne», où se voient les tableaux des aïeux du Fils du Ciel; le palais de la «Concorde Protectrice», dont la salle centrale est occupée, par le trône impérial; le pavillon du Nei-Ko, où se tient le grand conseil de l'Empire, que préside le prince Kong, ministre des Affaires étrangères, oncle paternel du dernier souverain; le pavillon des «Fleurs littéraires», où l'empereur va une fois par an interpréter les livres sacrés; le pavillon de Tchouane-Sine-Tiène, dans lequel se font les sacrifices en l'honneur de Confucius; la Bibliothèque impériale; le bureau des Historiographes; le Vou-Igne-Tiène, où l'on conserve les planches de cuivre et de bois destinées à l'impression des livres; les ateliers dans lesquels se confectionnent les vêtements de la cour; le palais de la «Pureté Céleste», lieu de délibération des affaires de famille; le palais de l' «Élément Terrestre supérieur», où fut installée la jeune impératrice; le palais de la «Méditation», dans lequel se retire le souverain, lorsqu'il est malade; les trois palais où sont élevés les enfants de l'empereur; le temple des parents morts; les quatre palais qui avaient été réservés à la veuve et aux femmes de HienFong, décédé en 1861; le Tchou-Siéou-Kong, résidence des épouses impériales; le palais de la «Bonté Préférée», destiné aux réceptions officielles des dames de la cour; le palais de la «Tranquillité Générale», singulière appellation pour une école d'enfants d'officiers supérieurs; les palais de la «Purification et du jeûne»; le palais de la «Pureté de jade», habité par les princes du sang; le temple du «Dieu protecteur de la ville»; un temple d'architecture tibétaine; le magasin de la couronne; l'intendance de la Cour; le Lao-Kong-Tchou, demeure des eunuques, dont il n'y a pas moins de cinq mille dans la ville Rouge; et enfin d'autres palais, qui portent à quarante-huit le nombre de ceux que renferme l'enceinte impériale, sans compter le Tzen-Kouang-Ko, le pavillon de la «Lumière Empourprée», situé sur le bord du lac de la Cité jaune, où, le 19 juin 1873, furent admis en présence de l'empereur les cinq ministres des États-Unis, de Russie, de Hollande, d'Angleterre et de Prusse. Quel forum antique a jamais présenté une telle agglomération d'édifices, si variés de formes, si riches d'objets précieux? Quelle cité même, quelle capitale des États européens pourrait offrir une telle nomenclature? Et, à cette énumération, il faut encore joindre le Ouane- Chéou-Chane, le palais d'Été, situé à deux lieues de Péking. Détruit en 1860, à peine retrouve-t-on, au milieu des ruines, ses jardins d'une «Clarté parfaite et d’une Clarté tranquille», sa colline de la «Source de Jade», sa montagne des «Dix mille Longévités!» Autour de la ville jaune, c'est la ville Tartare. Là sont installées les légations française, anglaise et russe, l'hôpital des Missions de Londres, les missions catholiques de l'Est et du Nord, les anciennes écuries des éléphants, qui n'en contiennent plus qu'un, borgne et centenaire. Là, se dressent la tour de la Cloche, à toit rouge encadré de tuiles vertes, le temple de Confucius, le couvent des Mille-Lamas, le temple de Fa-qua, l'ancien Observatoire, avec sa grosse tour carrée, le yamen des jésuites, le yamen des Lettrés, où se font les examens littéraires. Là s'élèvent les arcs de triomphe de l'Ouest et de l'Est. Là coulent la mer du Nord et la mer des Roseaux, tapissées de nelumbos, de nymphoeas bleus, et qui viennent du palais d'Eté alimenter le canal de la ville jaune. Là se voient des palais où résident des princes du sang, les ministres des Finances, des Rites, de la Guerre, des Travaux publics, des Relations extérieures; là, la Cour des Comptes, le Tribunal Astronomique, l'Académie de Médecine. Tout apparaît pêle-mêle, au milieu des rues étroites, poussiéreuses l'été, liquides l'hiver, bordées pour la plupart de maisons misérables et basses, entre lesquelles s'élève quelque hôtel de grand dignitaire, ombragé de beaux arbres. Puis, à travers les avenues encombrées, ce sont des chiens errants, des chameaux mongols chargés de charbon de terre, des palanquins à quatre porteurs ou à huit, suivant le rang du fonctionnaire, des chaises, des voitures à mulets, des chariots, des pauvres, qui, suivant M. Choutzé, forment une truanderie indépendante de soixante-dix mille gueux; et, dans ces rues envasées d’une «boue puante et noire, dit M. P. Arène, rues coupées de flaques d'eau, où l'on s'enfonce jusqu'à mi-jambe, il n'est pas rare que quelque mendiant aveugle se noie». Par bien des côtés, la ville chinoise de Péking, dont le nom est Vaï-Tcheng, ressemble à la ville tartare, mais elle s'en distingue, cependant, en quelques-uns. Deux temples célèbres occupent la partie méridionale, le temple du Ciel et celui de l'Agriculture, auxquels il faut ajouter les temples de la déesse Koanine, du génie de la Terre, de la Purification, du Dragon Noir, des Esprits du Ciel et de la Terre, les étangs aux Poissons d'Or, le monastère de Fayouan-sse, les marchés, les théâtres, etc. Ce parallélogramme rectangle est divisé, du nord au sud, par une importante artère, nommée Grande-Avenue, qui va de la porte de Houng-Ting au sud à la porte de Tien au nord. Transversalement, il est desservi par une autre artère plus longue, qui coupe la première à angle droit, et va de la porte de Cha-Coua, à l'est, à la porte de Couan-Tsu, à l'ouest. Elle a nom avenue de Cha-Coua, et c'était à cent pas de son point d'intersection avec la Grande-Avenue que demeurait la future Mme Kin-Fo... Si la religion de Lao-Tsé est la plus ancienne de la Chine, si la doctrine de Confucius, promulguée vers la même époque (500 ans environ avant J.-C.), est suivie par l'empereur, les lettrés et les hauts mandarins, c'est le bouddhisme ou religion de Fo qui compte le plus grand nombre de fidèles - près de trois cents millions - à la surface du globe. Le bouddhisme comprend deux sectes distinctes, dont l'une a pour ministres les bonzes, vêtus de gris et coiffés de rouge, et, l'autre, les lamas, vêtus et coiffés de jaune. Lé-ou était une bouddhiste de la première secte. Les bonzes la voyaient souvent venir au temple de Koan-Ti-Miao, consacré à la déesse Koanine. Là elle faisait des voeux pour son ami, et brûlait des bâtonnets parfumés, le front prosterné sur le parvis du temple... Donc, le 26 juin, à midi, Kin-Fo, Craig-Fry et Soun s'embarquaient sur le Peï-tang, et descendaient le cours du Peï-ho. Les sinuosités de ce fleuve sont si capricieuses, que son parcours est précisément le double d'une ligne droite qui joindrait Tong-Tchéou à son embouchure; mais il est canalisé, et navigable, par conséquent, pour des navires d'assez fort tonnage. Aussi, le mouvement maritime y est-il considérable, et beaucoup plus important que celui de la grande route, qui court presque parallèlement à lui. Le Peï-tang descendait rapidement entre les balises du chenal, battant de ses aubes les eaux jaunâtres du fleuve, et troublant de son remous les nombreux canaux d’irrigation des deux rives. La haute tour d'une pagode audel à de Tong-Tchéou fut bientôt dépassée et disparut à l'angle d'un tournant assez brusque. A cette hauteur, le Peï-ho n'était pas encore large. Il coulait, ici entre de dunes sablonneuses, là le long des petits hameaux agricoles, au milieu d'un paysage assez boisé, que coupaient des vergers et des haies vives. Plusieurs bourgades importantes parurent, Matao, Hé-Si-Vou, Nane-Tsaë, Yang-Tsoune, où les marées se font encore sentir. Tien-Tsin se montra bientôt. Là, il y eut perte de temps, car il fallut faire ouvrir le pont de l'Est, qui réunit les deux rives du fleuve, et circuler, non sans peine, au milieu des entaines de navires dont le port est encombré. Cela ne se fit pas sans grandes clameurs, et coûta à plus d'une barque les amarres qui la retenaient dans le courant. On les coupait, d'ailleurs, sans aucun souci du dommage qui pouvait en résulter. De là une confusion, un embarras de bateaux en dérive, qui aurait donne fort à faire aux maîtres de port, s'il y avait eu des maîtres de port à Tien-Tsin. Le paysage s'était alors modifié dans cette vallée que suivait le fleuve. La rive droite, plus accore, contrastait, par sa berge surélevée, avec la rive gauche, dont la longue grève écumait sous un léger ressac. Au-delà s'étendaient de vastes champs de sorgho, de maïs, de blé, de millet. Ainsi que dans toute la Chine - une mère de famille qui a tant de millions d'enfants à nourrir - il n'y avait pas une portion cultivable de terrain qui fût négligée. Partout des canaux d'irrigation ou des appareils de bambous, sortes de norias rudimentaires, puisaient et répandaient l'eau à profusion. Çà et là, auprès des villages en torchis jaunâtre, se dressaient quelques bouquets d'arbres, entre autres de vieux pommiers, qui n'auraient point déparé une plaine normande. Sur les berges, allaient et venaient de nombreux pêcheurs, auxquels des cormorans servaient de chiens de chasse, ou, mieux, de chiens de pêche. Ces volatiles plongeaient sur un signe de leur maître, et rapportaient les poissons qu'ils n'avaient pu avaler, grâce à un anneau qui leur étranglait à demi le cou. Puis c'étaient des canards, des corneilles, des corbeaux, des pies, des éperviers, que le hennissement du steamboat faisait lever du milieu des hautes herbes. Si la grande route au long du fleuve, se montrait maintenant déserte, le mouvement maritime du Péï-ho ne diminuait pas. Que de bateaux de toute espèce à remonter ou descendre son cours! jonques de guerre avec leur batterie barbette, dont la toiture formait une courbe très concave de l'avant à l'arrière, manoeuvrées par un double étage d'avirons ou par des aubes mues à main d'homme; jonques de douanes à deux mâts, à voiles de chaloupes, que tendaient des tangons transversaux, et ornées en poupe et en proue de têtes ou de queues de fantastiques chimères; jonques de commerce, d'un assez fort tonnage, vastes coques qui, chargées des plus précieux produits du Céleste Empire, ne craignent pas d'affronter les coups de typhon dans les mers voisines; jonques de voyageurs, marchant à l'aviron ou à la cordelle, suivant les heures de la marée, et faites pour les gens qui ont du temps à perdre; jonques de mandarins, petits yachts de plaisance, que remorquent leurs canots; sampans de toutes formes, voilés de nattes de jonc, et dont les plus petits, dirigés par de jeunes femmes, l'aviron au poing et l'enfant au dos, méritent bien leur nom, qui signifie: trois planches; enfin, trains de bois, véritables villages flottants, avec cabanes, vergers plantés d'arbres, semés de légumes, immenses radeaux, faits avec quelque forêt de la Mantchourie, que les bûcherons ont abattue tout entière! Cependant, les bourgades devenaient plus rares. On n'en compte qu'une vingtaine entre Tien-Tsin et Takou, à l'embouchure du fleuve. Sur les rives fumaient en gros tourbillons quelques fours à briques, dont les vapeurs salissaient l'air en se mêlant à celles du steamboat. Le soir arrivait, précédé du crépuscule de juin, qui se prolonge sous cette latitude. Bientôt, une succession de dunes blanches, symétriquement disposées et d'un dessin uniforme, s'estompèrent dans la pénombre. C'étaient des «mulons » de sel, recueilli dans les salines avoisinantes. Là s'ouvrait, entre des terrains arides, l'estuaire du Peï-ho, «triste paysage, dit M. de Beauvoir, qui est tout sable, tout sel, tout poussière et tout cendre». Le lendemain, 27 juin, avant le lever du soleil, le Peï-tang arrivait au port de Takou, presque à la bouche du fleuve. En cet endroit, sur les deux rives, s'élèvent les forts du Nord et du Sud, maintenant ruinés, qui furent pris par l'armée anglo-française, en 1860. Là s'était faite la glorieuse attaque du général Collineau, le 24 août de la même année; là, les canonnières avaient forcé l'entrée du fleuve; là, s'étend une étroite bande de territoire, à peine occupée, qui porte le nom de concession française; là, se voit encore le monument funéraire sous lequel sont couchés les officiers et les soldats morts dans ces combats mémorables. Le Peï-tang ne devait pas dépasser la barre. Tous les passagers durent donc débarquer à Takou. C’est une ville assez importante déjà, dont le développement sera considérable, si les mandarins laissent jamais établir une voie ferrée qui la relie à Tien-Tsin... Huit jours auparavant, un navire américain était, venu mouiller au port de Takou. Frété par la sixième compagnie chîno-californienne, il avait été chargé au compte de l'agence Fouk-Ting-Tong, qui est installée dans le cimetière de Laurel-Hill, de San Francisco. C'est là que les Célestials, morts en Amérique, attendent le jour du rapatriement, fidèles à leur religion, qui leur ordonne de reposer dans la terre natale. Ce bâtiment, à destination de Canton, avait pris, sur l'autorisation écrite de l'agence, un chargement de deux cent cinquante cercueils, dont soixante-quinze devaient être débarqués à Takou pour être réexpédiés aux provinces du nord. Le transbordement de cette partie de la cargaison s'était fait du navire américain au navire chinois, et, ce matin même, 27 juin, celui-ci appareillait pour le port de Fou-Ning. La Sam-Yep était une jonque de mer, jaugeant environ trois cents tonneaux. Il en est de mille et au-dessus, avec un tirant d'eau de six pieds seulement, qui leur permet de franchir la barre des fleuves du Céleste Empire. Trop larges pour leur longueur, avec un bau du quart de la quille, elles marchent mal, si ce n'est au plus près, parait-il, mais elles virent sur place, en pivotant comme une toupie, ce qui leur donne avantage sur des bâtiments plus fins de lignes. Le safran de leur énorme gouvernail est percé de trous, système très préconisé en Chine, dont l'effet parait assez contestable. Quoi qu'il en soit, ces vastes navires affrontent volontiers les mers riveraines. On cite même une de ces jonques, qui, nolisée par une maison de Canton, vint, sous le commandement d'un capitaine américain, apporter à San Francisco une cargaison de thé et de porcelaines. Il est donc prouvé que ces bâtiments peuvent bien tenir la mer, et les hommes compétents sont d'accord sur ce point, que les Chinois font des marins excellents. La Sam-Yep, de construction moderne, presque droite de l'avant à l’arrière, rappelait par son gabarit la forme des coques européennes. Ni clouée ni chevillée, faite de bambous cousus, calfatée d'étoupe et de résine du Cambodje, elle était si étanche, qu'elle ne possédait pas même de pompe de cale. Sa légèreté la faisait flotter sur l'eau comme un morceau de liège. Une ancre, fabriquée d'un bois très dur, un gréement en fibres de palmier, d'une flexibilité remarquable, des voiles souples, qui se manoeuvraient du pont, se fermant ou s'ouvrant à la façon d'un éventail, deux mâts disposés comme le grand mât et le mât de misaine d'un lougre, pas de tape-cul, pas de focs, telle était cette jonque, bien comprise, en somme, et bien appareillée pour les besoins du petit cabotage. Certes, personne, à voir la Sam-Yep, n'eût deviné que ses affréteurs l'avaient transformée, cette fois, en un énorme corbillard. En effet, aux caisses de thé, aux ballots de soieries, aux pacotilles de parfumeries chinoises, s'était substituée la cargaison que l'on sait. Mais la jonque n'avait rien perdu de ses vives couleurs. A ses deux rouffles de l'avant et de l'arrière se balançaient oriflammes et houppes multicolores. Sur sa proue s'ouvrait un gros oeil flamboyant, qui lui donnait l'aspect de quelque gigantesque animal marin. A la pomme de ses mâts, la brise déroulait l'éclatante étamine du pavillon chinois. Deux caronades allongeaient au-dessus du bastingage leurs gueules luisantes, qui réfléchissaient comme un miroir les rayons solaires. Utiles engins dans ces mers encore infestées de pirates! Tout cet ensemble était gai, pimpant, agréable au regard. Après tout, n'était-ce pas un rapatriement qu'opérait la SamYep, - un rapatriement de cadavres, il est vrai, mais de cadavres satisfaits!... De chevaux ou de mulets, pas davantage. Mais il y avait un certain nombre de ces chameaux qui servent au commerce des Mongols. Ces aventureux trafiquants s'en vont par caravanes sur la route de Péking à Kiatcha, poussant leurs innombrables troupeaux de moutons à large queue. Ils établissent ainsi des communications entre la Russie asiatique et le Céleste Empire. Toutefois, ils ne se hasardent à travers ces longues steppes qu'en troupesnombreuses et bien armées... Bien que cette province fût située aux limites extrêmes de la Chine, il ne faudrait pas croire qu'elle fût déserte. Le Céleste Empire, quelque vaste qu'il soit, est encore trop petit pour la population qui se presse à sa surface. Aussi, les habitants sont-ils nombreux, même sur la lisière du désert asiatique. Des hommes travaillaient aux champs. Des femmes tartares, reconnaissables aux couleurs roses et, bleues de leurs vêtements, vaquaient aux travaux de la campagne. Des troupeaux de moutons jaunes à longue queue – une queue que Soun ne regardait pas sans envie! – paissaient çà et là sous le regard de l'aigle noir. Malheur à l'infortuné ruminant qui s'écartait! Ce sont, en effet, de redoutables carnassiers, ces accipitres, qui font une terrible guerre aux moutons, aux mouflons, aux jeunes antilopes, et servent même de chiens de chasse aux Kirghis des steppes de l'Asie centrale... La Grande-Muraille - un paravent chinois, long de quatre cents lieues -, construite au ,le siècle par l'empereur Tisi-Chi-Houang-Ti, s'étend depuis le golfe de Léao-Tong, dans lequel elle trempe ses deux jetées, jusque dans le Kan-Sou, où elle se réduit aux proportions d'un simple mur. C'est une succession ininterrompue de doubles remparts, défendus par des bastions et des tours, hauts de cinquante pieds, larges de vingt, granit par leur base, briques à leur revêtement supérieur, qui suivent avec hardiesse le profil des capricieuses montagnes de la frontière russo-chinoise. Du côté du Céleste Empire, la muraille est en assez mauvais état. Du côté de la Mantchourie, elle se présente sous un aspect plus rassurant, et ses créneaux lui font encore un magnifique ourlet de pierres. De défenseurs, sur cette longue ligne de fortifications, point; de canons, pas davantage. Le Russe, le Tartare, le Kirghis, aussi bien que les Fils du Ciel, peuvent librement passer à travers ses portes. Le paravent ne préserve plus la frontière septentrionale de l'Empire, pas même de cette fine poussière mongole, que le vent du nord emporte parfois jusqu'à sa capitale... C'était une ancienne bonzerie, élevée sur une des croupes de la montagne, un curieux monument de l'architecture bouddhique. Mais, en cet endroit perdu de la frontière russo-chinoise, au milieu de cette contrée déserte, on pouvait se demander quelle sorte de fidèles osaient fréquenter ce temple. Il semblait qu'ils dussent quelque peu risquer leur vie, à s'aventurer dans ces défilés, très propres aux guet-apens et aux embûches... Là se tenaient une vingtaine d'hommes en armes, très pittoresques sous leur costume de coureurs de grands chemins, et dont les mines farouches n’étaient pas précisément rassurantes. Ce vestibule s'ouvrait, au fond, sur un escalier engagé dans l'épaisse muraille, et dont les degrés descendaient assez profondément à travers le massif de la montagne. Cela indiquait évidemment qu'une sorte de crypte se creusait sous l'édifice principal de la bonzerie, et il eût été très difficile, pour ne pas dire impossible, d'y arriver, pour qui n'aurait pas tenu le fil de ces sinuosités souterraines. Après avoir descendu une trentaine de marches, puis s'être avancés pendant une centaine de pas, à la lueur fuligineuse de torches portées par les hommes de leur escorte, les deux prisonniers arrivèrent au milieu d'une vaste salle qu'éclairait à demi un luminaire de même espèce. C'était bien une crypte. Dés piliers massifs, ornés de ces hideuses têtes de monstres qui appartiennent à la faune grotesque de la mythologie chinoise, supportaient des arceaux surbaissés, dont les nervures se rejoignaient à la clef des lourdes voûtes... Il faut aller en Chine pour voir cela ! |
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# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 2003- |
Claus, Matthias Claus, Matthias. Reisen und Abenteuer : Reiseberichte über China und Tibet, von den Anfängen der Geschichte bis zum Jahr 2000. : http://www.das-klassische-china.de. |
Web / Cla |
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