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Year

1974

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Pleynet, Marcelin. Du discours sur la Chine [ID D24149].
« Le mouvement materialiste dialectique de la connaissance, qui va du seasible au rationnel, intervient aussi bien dans un processus de connaissance limitée (par example la connaissance d'une chose, d'un travail quelconque) que dans un processus plus vaste (par exemple, la connaissance de telle ou telle société, de telle ou telle révolution). »
Mao Tse-toung.

Où commence le succès d'un voyage en Chine ? Le succès, et par succès j'entends la réalisation positive, commence où commence le voyage. Si je ne me sens pas de goût à énoncer mon savoir sur la Chine, c'est qu'il me semble que ce savoir relève d'abord d'une pratique et d'une expérience sans laquelle il me ferait absolument défaut, et que, sans cette traversée d'abord subjective, les concepts ne sont que des dogmes religieux. Or, au départ, ce qui me pousse à cette traversée c'est la nécessité de lutter contre les dogmes. Au cours de l'été 1972, et alors que je ne pensais vraiment pas pouvoir envisager la possibilité d'un séjour en Chine, j'écrivais à propos d'Antonin Artaud : " On a parlé, on parlera du recours apparemment obligé d'Artaud à des cultures extérieures à la culture occidentale : culture chinoise, voyage au Mexique, etc. Je lirai personnellement ces déplacements culturels et géographiques de la même façon que ceux que nous avons pu repérer dans le traitement de matériaux apparemment moins étrangers. L'extériorité culturelle permet de marquer la division de la culture d'un sujet, mais le signe ainsi mis spectaculairement en avant ne marque sa division qu'à être le tout de la culture du sujet. L'extériorité ne s'inscrit pas dans de l'autonomie mais dans de l'extériorité... ' (TelQueî, n° 5 2.) La question, que l'on peut effectivement poser, des récits, de plus en plus nombreux, de séjour en Chine, c'est d'abord la question de ce qui les détermine. Quel intérêt, quels intérêts conditionnent ces voyageurs ? Je dirai que pour ma part le long voyage entrepris, et au cours duquel je viens de faire l'expérience d'un séjour en Chine populaire, est commandé par des dispositions subjectives depuis toujours en conflit avec la réalité objective (économique, politique et idéologique) de la France en tant qu'exemple particulier d'un certain type de capitalisme aujourd'hui divisé entre les " séductions " de l'impérialisme américain et du social-impérialisme russe. Des dispositions subjectives que je peux me reconnaître et qui ne répondent pas à la situation objective à l'intérieur de laquelle elles sont appelées à se développer est né un certain nombre de contradictions plus ou moins conflictuelles qui m'ont, entre autres, fait commettre cette " erreur " qu'on appelle la poésie. Si je note paradoxalement ce premier effet du conflit en question c'est qu'il est évidemment le plus directement lié aux " dispositions " subjectives et comme tel, en ce qui me concerne, le plus susceptible d'analyse et de critique. C'est à travers lui, et à travers le type de pratique qu'il commande dans la langue vivante et dans l'existence sociale du sujet, que j'ai été amené à penser les multiples formes de luttes nécessaires à la transformation d'un rapport d'abord négatif entre ces dispositions subjectives et la réalité objective en un rapport positif, et que cette positivité dans un contexte social-politique comme celui de la France ne pouvait se réaliser qu'en accord avec la pratique et la théorie révolutionnaire. Tout ceci pour donner à la désormais vieille antienne de l'intellectuel bourgeois, apparemment séduit par la " théorie " socialiste et apparemment déçu par l'expérience pratique qu'il peut être amené à en faire, sa juste mesure subjective, la juste mesure des capacités analytiques et critiques de ses déterminations subjectives. Et pour marquer également un fait que l'information s'est jusqu'à présent gardée de rapporter, à savoir que ce voyage en Chine était considéré par nos hôtes chinois comme une délégation de la revue Tel Quel, délégation dirigée par Philippe Sollers. Enfin et surtout parce que ce voyage en Chine a donné lieu à une vague d'interprétations infor-matives (pas moins de cinq numéros du journal le Monde avec lesquelles tout autant au simple niveau de la véracité de l'information que pour des raisons critiques de fondements conceptuels, d'analyse de position subjective, voire d'analyse de fondement subjectif des positions conceptuelles, je suis en complet désaccord. Vague d'interprétation informative qui ne retrouve pas par hasard en double écho le débat spirituel sur " La Chine sans lyrisme " menée par une revue d'obédience catholique (Esprit} et les maussades préoccupations des partis révisionnistes.
La Chine est un pays socialiste, marxiste-léniniste révolutionnaire. Les débats portant sur la mesure de l'objectivité du récit, ou du compte rendu d'un voyage dans ce pays, ne peuvent en aucune façon faire abstraction de ce fait. Et je veux dire par là éviter de se situer par rapport à ce fait. Que ce soit en isolant abstraitement quelque idéaliste " humanité " chinoise, ou en semblant convenir de façon non moins idéaliste des présupposés marxistes, l'auteur se situe quant au fait de la réalité révolutionnaire chinoise ce qui le situe quant au fait de la réalité révolutionnaire dans son pays et dans le monde. Dire que la Chine est un pays socialiste, marxiste-léniniste révolutionnaire n'est-ce pas d'abord mesurer ce en quoi, de quelle façon et comment en Chine la théorie marxiste-léniniste se développe dans la pratique de façon vivante ? Et d'abord en prenant en considération ce qu'au niveau théorique la Chine apporte explicitement à la pensée marxiste, à savoir les œuvres de Mao Tsé-toung. Au cours de ces trois semaines de voyage pratiquement pas de jour ou je n'ai entendu recommander entre autres l'étude de " De la pratique ", " De la contradiction ", " De la juste solution des contradictions au sein du peuple " et des oeuvres de Marx, d'Engels et de Lénine (notamment " La critique du programme de Gotha ", " La guerre civile en France ", " L'origine de la famille de la propriété privée et de l'État " et " L'État et la révolution ") : acte de foi ou étude pratique, détermination révolutionnaire ? Récemment un numéro de Pékin formation reproduit un long extrait d'un commentaire du Drapeau rouge (Hongqi) qui a pour titre : " Renforcer le contingent des théoriciens marxistes " : bluff ? La lecture des ouvrages du président Mao Tsé-toung dont l'étude est recommandée doit bien le dire de quelque façon ? Je n'ai pas préparé autrement mon voyage en Chine. Je dois pourtant dire que cette lecture qui me semblait porter la vie même du marxisme, gardait pour moi quelque chose d'abstrait et de philosophique, que je savais, bien sûr, étroitement lié au rôle actif de la connaissance, dans la pratique d'un discours du passage de la connaissance sensible à la connaissance rationnelle comme bond révolutionnaire, mais dont je ne pouvais imaginer le formidable travail concret qu'elle pouvait réaliser une fois livrée aux masses. Il aura fallu l'expérience sensible de ce voyage de trois semaines pour que les concepts devenus réalité concrète trouvent leur véritable dimension. Qui parle d'utopie ou de lyrisme ? Qui, quelle politique assure son discours de l'effroi de cette dimension subjective du lieu qu'est le non-lieu (outopos] et de l'accompagnement musical lyrique de la " poésie " ? Cette utopie (cette non-topie), ce lyrisme, trois semaines de séjour en Chine m'ont appris à en comprendre la dimension effectivement politique, celle d'une langue, d'une pensée capable dans un mouvement dialectique de se déplacer par bond de son " utopie " à sa topique qu'il s'agit bien avant toute chose n'est-ce pas de se donner les moyens de faire progresser ? Le communisme est-il une utopie ? Voilà au fond la seule question que de toute part, plus ou moins consciemment, on adresse à la Chine. Voilà ce dont traitent sans exception toutes les relations de voyage en Chine et que l'humanisme occidental, c'est-à-dire chrétien, traduit dans une approche de la Chine sans... Sans quoi ? Et bien d'abord sans la direction du Parti communiste chinois avec à sa tête Mao Tsé-toung et surtout sans son objectif d'une organisation sociale communiste, autrement dit sans théorie révolutionnaire. Et, alors qu'aujourd'hui le mouvement des masses chinoises consiste dans un effort sans précédent dans l'histoire pour s'élever de la connaissance des phénomènes à celle des causes et des concepts qui les meuvent, ces relations de voyage n'ont d'autres objectifs que de noyer ces masses (800 millions de Chinois) dans un brouillard phénoménologique. La pensée de ce qui n'est d'aucun lieu (c'est-à-dire d'aucune religion) comme la matière se réalise et se développe dans sa déclinaison ponctuelle dans la lutte des contraires. Que faut-il entendre lorsque Mao Tsé-toung écrit : " notre programme maximum a pour but de conduire la Chine au socialisme et au communisme " (" Du gouvernement de coalition ", 1945) et " dans notre pays, la lutte pour la consolidation du régime socialiste, la lutte qui décidera de la victoire du socialisme ou du capitalisme, s'étendra encore sur une très longue époque historique " (" Intervention à la Conférence nationale du Parti communiste chinois sur le Travail de Propagande ", 1957) et " la lutte de-classes n'est pas encore arrivée à son terme. La lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie, entre les diverses forces politiques et entre les idéologies prolétarienne et bourgeoise sera encore longue et sujette à des vicissitudes, et par moments elle pourra même devenir très aiguë. Le prolétariat cherche à transformer le monde selon sa propre conception du monde, et la bourgeoisie, selon la sienne. A cet égard, la question de savoir qui l'emportera, du socialisme ou du capitalisme, n'est pas encore véritablement résolue " (" De la juste solution des contradictions au sein du peuple ", 1957) sinon que ce " non-lieu " cette " utopie " " l'avenir " se fonde, se conditionne, se réalise et se développe dans sa déclinaison ponctuelle (dont les temporalités se diversifient selon les conjonctures) la lutte de classes. Le " lyrisme " ici étant conditionné par les possibilités, de transformation du monde objectif comme du monde subjectif, de chacun dans la pratique (la révolution) qu'est la libération des forces productives dans les masses (dans l'histoire), dans la langue, dans la pensée.
Mais si l'on peut reprocher à certain récit de voyage en Chine de se perdre dans la confusion phénoménologique, on peut également reprocher à d'autres comptes rendus d'écraser la richesse des phénomènes sous un schéma conceptuel qui se les approprie en les vidant de leur réalité sensible, génétique. Nos hôtes chinois, qu'il s'agisse des ouvriers d'un chantier naval à Sanghaï, des paysans d'une commune populaire près de Nankin, ou des professeurs et étudiants de l'université de Pékin, ont pourtant pour nous, comme je suppose pour tout autre visiteur, pris soin d'indiquer de façon répétitive ce qui pour eux relevait de la mise en place d'un certain type de procès de connaissance, qui se développerait en trois temps.
Premier temps : réception et accueil, nos hôtes se félicitent de recevoir des amis étrangers., des amis de la Chine et du peuple chinois (sous-entendu : des étrangers différents des colonisateurs qu'ils ont connus pendant quelques siècles) et à qui comme tels ils se font un devoir de fournir sur l'exemple précis que représente cette usine, cette commune populaire, ce chantier, cet hôpital, etc., le maximum de renseignements liés (sur cet exemple précis) à l'histoire de la transformation des rapports de production par la libération, dans la lutte de classe, des forces productives. Ces renseignements portant généralement sur trois aspects de la lutte : politique, économique, idéologique. Selon les lieux, et les formes de production il arrivait effectivement qu'un de ces trois aspects soit plus développé que les autres ils n'en étaient pas moins toujours tous présents et de façon diversifiée dans le discours de nos hôtes.
Deuxième temps : visite guidée et explicative du modèle de production et de sa marche pratique, avec quelquefois au cours de la visite, proposition en un geste, symbolique bien sûr, de vérification pratique (par exemple proposition de vérifier la bonne marche de la machine, un tracteur, dont on a pu suivre toute la chaîne de montage). Le visiteur étant ainsi encouragé à vérifier la connaissance abstraite des informations données en ouverture et leurs réalisations pratiques.
Troisième temps : retour à la salle de réception pour y discuter en rapport avec ce qui a été perçu de la visite guidée, des énoncés et des principes posés au départ. Je suis à ce propos extrêmement surpris de trouver dans le dernier numéro de la revue Esprit des commentaires de M. Claude Aubert fort désobligeants pour ses hôtes sur ce qu'il nomme une " visite standard ". Il m'a en effet semblé comme l'écrit R. Barthes dans le Monde que nos hôtes chinois étaient particulièrement attentifs " singulièrement attentifs, non à notre identité, mais à notre écoute " et que chacune de nos rencontres et de nos visites était d'abord déterminée par la qualité de cette écoute et qu'il ne dépendait que de nous que la visite soit " standard " ou non. Et je crois pouvoir dire que notre attention ne fut certainement pas toujours ce que pouvaient en attendre nos amis chinois, comme sans doute d'autre part certaines de nos préoccupations leur ont sans doute parfois semblées extravagantes et hors de propos, quoiqu'ils ne l'aient jamais laissé paraître. Et ici, autre étonnement de ma part à lire, toujours sous la même signature, que la visite est suivie d'une " petite discussion s'il en reste le temps ". Mon expérience étant que le temps ne nous fut jamais marchandé pour la discussion et qu'à plusieurs reprises, la discussion se prolongeant jusqu'à l'heure du repas, nous avons été conviés à un déjeuner ou à un dîner après lequel la discussion se pour suivait, tant sur la campagne idéologique en cours (Pi Lin Pi Kong) que sur ses liaisons avec les diverses étapes, les neuf autres grandes luttes, de la révolution chinoise et de la lutte de classe en Chine, c'est-à-dire de ses rapports dialectiques avec la production. Mais ceci entre parenthèses, mon projet n'étant pas de polémiquer avec l'humaniste chrétien mais de marquer ce qui devrait tout de même intéresser les intellectuels français, à savoir les formes du discours que tiennent ouvriers, paysans et intellectuels en Chine. Si l'on pense un moment que ces discours s'adressent à des voyageurs étrangers, c'est-à-dire à des subjectivités qui devraient bien d'une façon ou d'une autre se percevoir alors en constant état de traduction (quel que soit par ailleurs leur rapport à la langue chinoise dont il y a fort à parier qu'il est à plus de quatre-vingt-dix pour cent inexistant), l'écoute ne doit-elle pas être aussi celle de la mise en scène d'un discours plus ou moins avancé, selon le degré de politisation de celui qui le tient, mais dont la forme même marque de toute façon le schéma d'élaboration politique auquel il est confronté. J'ai choisi délibérément de mettre en évidence les ponctuations formelles proposées à notre dialogue par nos hôtes chinois, d'abord parce qu'elles me paraissent le reflet juste du procès marxiste de la connaissance, ensuite parce que je ne parle pas la langue chinoise et qu'elles définissent bien un possible modèle de vérification pour la traduction de mon expérience concrète. Un minimum de connaissance des difficultés que présente la langue chinoise met en effet immédiatement en garde contre les interprétations hâtives et encourage à chercher dans la " singulière " attention de nos hôtes chinois quelques formes plus familières d'échange. Peut-on, si on n'est pas familier avec la langue chinoise, écrire comme cela a été fait par François Wahl dans le Monde : " son passé est forclos à la Chine ", " la politique chinoise ne vise pas à transformer les pratiques symboliques mais à les araser ", "une Chine sans passé culturel est, on le voit, une Chine pieds et poings liés à la langue de l'Occident ", alors qu'une précaution infor-mative confronte presque immédiatement au débat aujourd'hui encore en cours quant à ce qui concerne lalangue " uniformisée " qui se parle en Chine depuis vingt ans. A savoir la tendance actuelle, en Chine populaire, de la langue écrite à se rapprocher du parler, s'assortissant d'un égal mouvement du parler qui emprunte à l'écrit, l'emploi croissant dans le parlé d'éléments et de procédés propres à la langue écrite que constitue la tradition littéraire locale représentée par des unités empruntées au chinois classique, par des éléments et des structures qui se développent dans toutes les publications, dans la langue des journaux en particulier (Paul Kratochvil, The Chinese ~Language Today). Peut-on dès lors écrire : " Les livres littéraires, c'est-à-dire la pratique symbolique comme telle, il faut bien — si l'on veut comprendre la Chine — s'arrêter au fait qu'il n'y en a. pas " ? A réduire la pratique symbolique à la matérialité du livre littéraire, ne court-on pas le risque non seulement effectivement de ne pas comprendre la Chine, mais encore ne se met-on pas dans l'impossibilité de comprendre ce que la langue vivante a de peu livresque et de peu " littéraire " ? (Sans oublier le fait que j'ai vu de nombreux ouvrages littéraires, dont ma méconnaissance du chinois ne m'a pas permis d'apprécier les qualités de langue vivante, dans les librairies que j'ai été amené à visiter et notamment dans une librairie de livres neufs et d'accasion — ce qui laisse supposer une certaine circulation du livre —, située dans un grand magasin de Pékin.) Les Chinois reconnaîtraient, je suppose, volontiers, l'emprunt d'éléments et d'influences venus de l'étranger dans la langue " uniformisée ", reste à apprécier ce qui de la tradition littéraire locale, classique, et de ces éléments l'emporte ? Le spécialiste de la langue chinoise que j'ai pu entendre à l'Université de Pékin disant que " les théories linguistiques venant de l'Europe occidentale ainsi que de l'Union soviétique ont des insuffisances, parce que la théorie linguistique de l'Europe occidentale est uniquement basée sur les langues indo-européennes et qu'en conséquence son point de vue est incomplet étant donné qu'on ne peut pas faire entrer la langue chinoise dans ce système... " ne laissait pas supposer que " l'influence " occidentale soit précisément prête de l'emporter. C'est bien entendu là un débat de spécialiste de la langue chinoise où je ne saurais pour le moment être partie prenante que dans la mesure où il signale sur ce point, qui est effectivement très important, ce que, dans les conditions de traductions que mes limites linguistiques m'imposent, j'ai pu vérifier par ailleurs. A savoir l'originalité du modèle chinois dans son traitement du passé historico-culturel et des apports étrangers, à commencer par cet apport massivement affiché qu'est le marxisme-léninisme. Le problème est d'ailleurs régulièrement évoqué (tant comme critique de Confucius réactualisant quelque 2 500 ans d'histoire politique et culturelle, que comme critique de Lin Piao) aux trois moments (exposé, visite, discussion) du discours qui formalise chaque étape de notre voyage. Il va de soi que l'appréciation des inégalités de développement (politique, idéologique, économique) est laissée à chacun, pourtant requis de le faire dans le cadre (dans l'organisation, dans la ponctuation formelle) du discours qui lui est tenu, dans la mesure où justement c'est, à quatre-vingt-dix pour cent, la seule langue qu'il peut partager avec ses hôtes. Le cadre de ce discours, dont la référence théorique marxiste est fortement soulignée (textes à l'étude, citation, application pratique dans le discours), ne demande rien d'autre que de prendre acte de la vie et de la réalisation concrète des concepts qu'il reflète, prendre acte de ce qui s'est accompli et de ce qui s'accomplit en fonction de la forme (lutte de classe, théorie marxiste-léniniste envisagée jusque dans son développement dans les oeuvres de Mao Tsé-toung) dans laquelle cela s'accomplit Je me souviens avoir été, à l'Université de Pékin, amené à poser à un professeur de philosophie une question débordant largement le cadre de toute possibilité de réalisation concrète, le sens de sa réponse (" Ce qu'il faut c'est faire progresser ce que nous connaissons ") réinvestissant ma question dans la réalité concrète, je le trouve au retour dans une nouvelle lecture de " De la pratique " : " Le rôle actif de la connaissance ne s'exprime pas seulement dans le bond de la connaissance sensible à la connaissance rationnelle, mais encore, ce qui est plus important, il doit s'exprimer dans le bond de la connaissance rationnelle à la pratique révolutionnaire ". Comme l'écrit Joseph Needham (la Tradition scientifique chinoise] si l'on n'éprouve pas " de la sympathie pour la poussée vers une société à classe unique, un ordre socialiste, l'on ne peut comprendre l'expérience chinoise actuelle ". Reste à donner toutes ses chances rationnelles à cette bien fragile et bien subjective " sympathie " et, sans exiger d'elle qu'elle accomplisse son bond jusqu'à la pratique révolutionnaire, de lui proposer des instruments conceptuels plus suceptibles de résoudre les problèmes concrets qu'elle pourra rencontrer. Tout se passe là, toute la " sympathie ", et c'est bien la moindre des choses que l'on peut éprouver pour " l'expérience chinoise actuelle ", consiste d'abord à se trouver une langue commune et, faute de partager la langue chinoise, à accepter comme langue commune les formes du procès, économique, politique, idéologique dans lequel est engagée la Chine nouvelle. Bref à vérifier sur la base d'un minimum de langage commun partagé, le discours que la Chine tient sur elle-même en le confrontant à l'expérience sensible des réalisations concrètes. A défaut de quoi l'expérience passe tout entière dans une autre langue, dans un autre code et son compte rendu ne fait guère qu'assurer les défenses subjectives du malentendu. On aura peut-être compris que la question qui me retient ici est moins de savoir si la Chine est plus occidentalisée, qu'orientalîsée, ni de " mesurer " (à quelle aune ?) " les incontestables succès obtenus par le régime communiste chinois ", mais de comprendre si, comment et en quoi, le langage qu'elle tient est vivant.
J'insiste sur ce point, le minimum de rapport que l'on peut entretenir, au cours d'un voyage de trois semaines, avec l'énorme complexité de la réalité chinoise contemporaine, est incontestablement lié à la question de la langue. Le vieux rêve colonisateur de l'Occident traverse aussi sa culture et sa langue. Le spécialiste de la langue chinoise de l'Université de Pékin notait-il autre chose que la vocation colonialiste raciste d'une linguistique basée sur la seule étude des langues indo-européennes et excluant la langue chinoise ? Mais le discours paranoïaque de l'Occident chrétien n'est pas le seul à vouloir découper ses propriétés dans la réalité chinoise. L'agressive amertume de l'impérialisme des révisionnistes soviétiques et de leurs acolytes européens dit bien quels espoirs déçus ils fondaient sur la terre et sur le peuple chinois. On trouvera là quantité de symptômes dont nous pouvons, quant à nous, nous servir pour déchiffrer, dans des discours qui semblent d'abord moins évidemment marqués idéologiquement, voire dans notre propre discours, la qualité du reflet de tel ou tel reportage ou récit sur la Chine nouvelle. On pourra même par exemple pour commencer se poser la question de savoir dans quelle mesure les déterminations subjectives de tel ou tel langage, de tel ou tel type d'écriture permettent tout simplement de répondre de la mouvance d'un voyage et des qualités étranges (étrangères, autres} qu'il amène à rencontrer. Or cette " mouvance ", qui ne produit hélas le plus souvent d'elle-même d'autre intelligibilité que celle du pittoresque, celle de l'excentricité phénoménologique de la différence, la Chine la propose sur la base de la dialectique matérialiste comme la forme même de l'intelligible (c'est-à-dire aussi comme surdétermination du rapport de la différence au même par le rapport à l'autre. Et c'est là où te la sympathie " ne suffit plus, c'est là où se mesurent les capacités de chacun d'appréhender son rapport contradictoire à l'autonomie de l'autre. Que de récits, de comptes rendus " sympathiques " où ne passent que les inhibitions politiques de leur auteur. D'un côté les nostalgiques d'un marxisme d'avant-guerre, d'un " marxisme " stéréotypé et dogmatique, d'un stalinisme. De l'autre les révisionnistes de tout acabit, sans sympathie cette fois, ou masqués d'une sympathie feinte et prétendant " éclairer " les écarts pour eux inintelligibles de la révolution chinoise à la fumeuse clarté d'un marxisme scolastique. Ici encore problème de rapport plus ou moins vivant au concept, problème de langage, si c'est aussi bien dans et par le langage (dans une forme de maîtrise de la pratique concrète) que se passe le saut qualitatif de la connaissance sensible à la connaissance rationnelle, et le bond à la pratique révolutionnaire. Des exemples de l'étroitesse de pensée de ce marxisme scolastique stéréotypé, on en trouvera qui frisent le comique dans ce document aberrant publié récemment par les Russes et reproduit en partie dans un numéro du Nouvel Observateur : le Journal de Piotr Vladimirov, envoyé spécial de Staline auprès de Mao Tsé-toung. A propos justement d'une question de style,, à savoir le discours prononcé en 1942 à Yénan par Mao Tsé-toung " Contre le style stéréotypé dans le parti ", qu'on voit comment réagit l'envoyé de Staline : " La campagne Cheng-feng prend un caractère de masse. Après les membres du Parti, ce sont les soldats et la population civile qui se mettent à apprendre " par cœur " les discours de Mao Tsé-toung sur la culture, sur " la mise en ordre des trois styles " et autres sujets du même genre. Confrontés» comme ils le sont à une guerre difficile, à des nécessités économiques brûlantes, alors que le Japon se prépare manifestement à attaquer l'Union soviétique, cela paraît complètement absurde ", et plus loin comme conséquence logique de l'étroitesse d'esprit du " marxisme " scolastique qui tient ce langage : " Je passe mon temps à étudier les derniers discours de Mao Tsé-toung : " Pour un style approprié du travail du Parti ", " Contre les schémas routiniers dans le Parti ", les conférences de mai sur l'art et la littérature. Je suis de plus en plus convaincu qu'ils donnent aux thèses marxistes qu'il cite un contenu particulier et tout à fait étranger à l'esprit du marxisme ". Les allégations du quotidien du parti révisionniste français comme quoi la Révolution culturelle et l'actuelle campagne de critique contre Confucius et Lin Piao, sont une calamité pour le patrimoine culturel de la Chine, relèvent-elles d'un autre état d' " esprit " du marxisme ? Les discussions du voyageur avec ses hôtes ouvriers, paysans et intellectuels chinois exigent de lui non seulement des connaissances vastes et diversifiées mais encore une liberté, une souplesse, une mouvance de pensée dont il éprouvera bien souvent les limites dans la mesure justement où la sensibilité perceptive n'est pas toujours suffisamment armée des qualités de synthèse qui lui permettraient d'aborder le concept, et où le savoir est trop souvent privé de l'intelligence sensible. Ce voyage s'est effectué pour moi sur la base d'une d'expérience et d'une pratique de la langue poétique moderne, et des conséquences que doit entraîner ce type de pratique. Je considère logiquement (biographiquement) ce voyage comme une conséquence d'un certain type de pratique de l'écriture d'avant-garde, dont je dois dire qu'elle n'a jamais été arrêtée mais qu'elle a été tout au contraire entraînée dans le déploiement massif des luttes qui mènent, pour son indépendance et pour sa liberté, le peuple chinois à l'assaut du ciel. Je pense que ce discours sur la Chine est aussi à tenir, et même qu'il fait jusqu'à présent énormément défaut. Mais saura-t-il répondre de ce qui unît ce travail sur la langue à l'économie, à la politique, à l'idéologie, à la révolution socialistes ?

Du discours sur la Chine.
http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=573
La
question « Pourquoi la Chine » n'en garde pas moins toute sa pertinence et, ce, jusqu'à aujourd'hui. Il est, de ce point de vue, intéressant de relire, plus de trente après, Du discours sur la Chine (dans TQ 60). Marcelin Pleynet s'interroge en effet dans des termes qui, à bien des égards, restent d’actualité :« Si le livre sur la Chine n'est pas devenu un genre que des esprits plus ou moins distingués se plaisent à cultiver, il s'introduit pour l’essentiel par une question : Pourquoi la Chine ? A cette question, bien entendu, les réponses sont multiples, mais, si la plupart se justifient d’elles-mêmes, il en fut jusqu’à présent apportées peu qui sans mystification puissent se justifier. » A droite comme à gauche, « la question reste fondamentalement non traitée, parce que non traités les intérêts, aussi bien subjectifs, qui la portent. » (Je souligne) La plupart des réponses fonctionnent soit comme "introjection", soit par "projection", écrit Pleynet : « Introjection : ce que seule une convention peut nommer le "maoïsme" occidental, projection : l'exotisme coloré et les anathèmes de toutes sortes aussi bien ceux de la vieille droite que ceux aujourd'hui plus actuels et plus explicites des divers partis révisionnistes. Chacun de ces discours est à mon avis à lire comme le symptôme d’une maladie qui ne dirait jamais son nom. » Certes, aujourd’hui, les partis communistes ("révisionnistes" selon le langage marxiste de l'époque) ne portent plus les anathèmes les "plus explicites" sur la Chine et... pour cause : l'effondrement de l’Union soviétique a entraîné le déclin de ces partis ou leur disparition inéluctable. Il n'en reste pas moins que, à droite comme à gauche, le discours sur la Chine semble avoir du mal, aujourd'hui encore, à se renouveler. Comme si "le fantôme de Staline" (selon le mot de Sartre) avait en quelque sorte été littéralement assimilé par les divers salariés du "spectaculaire intégré". N'est-ce pas toujours par "convention", par conformisme, que l'on continue aujourd'hui encore à parler d'un "maoïsme" occidental pour éviter de penser ce qui a pu animer certains mouvements sociaux des années 70 comme la pratique spécifique de nombreux intellectuels, d'artistes, d'écrivains et, notamment d'écrivains français ? « L'exotisme coloré » et/ou « les anathèmes de toutes sortes » ont-ils fondamentalement disparu ? Et, si les "symptômes" ont changé, la "maladie" n’en persiste-t-elle pas néanmoins sous des formes nouvelles ? Qu'il s'agisse du livre sur la Chine ou de l'information, « le symptôme à ne pas manquer chez chacun » reste, aujourd'hui comme hier, « l'obsession de l'inédit, du caché-découvert, du secret, de la chasse au document. Comme si se trouvait quelque part une pièce, un sceau qui, déchiffré, permettrait une fois pour toutes d'en finir avec le malaise de ce qui surgit et parle ici d'un autre lieu. » (je souligne) Pleynet écrit alors : « Qu'il soit de droite ou de gauche le discours sur la Chine manifeste évidemment [...] les dangers d'une crise historique qui s'expliciterait, livrant les défenses subjectives à leur véritable destin politique réactionnaire. » Et d'ajouter : « Le phénomène n'est pas nouveau, et l'on pourrait démontrer comment, et se demander pourquoi la Chine dont on nous parle ne nous est pas beaucoup plus familière, que ne pouvait l'être à ses contemporains la Chine de Leibniz ? » On peut actualiser. En juin 2006 paraît un livre de Jung Chang et Jon Halliday : Mao. L'histoire inconnue. A la suite de Sollers dans Le journal du dimanche de juin 2006, Pleynet, le 24 juillet, revient dans son journal sur cette publication et les commentaires dont elle a fait l'objet dans la presse. Il y est aussi question d'un écrivain qui, au début des années 70, avait eu la curieuse idée de traduire dix poèmes de Mao Tsé-toung. Le discours dominant sur la Chine a-t-il changé ? Et l'information ? Oui et non. La situation n'est plus la même mais la guerre continue. « Le devenir monde de la falsification était aussi un devenir falsification du monde. » (Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle.) « Ils se réfugient dans la presse et ils appellent le nombre à leur secours. » (Pascal) « L'entêtement buté de la falsification et de ses activités falsificatrices opère, aujourd'hui comme jamais, sur ce qui se découvre, aujourd'hui comme jamais, engager les plus vastes opérations de l'Histoire, les plus vastes opérations de la chance. »

Mentioned People (1)

Pleynet, Marcelin  (Lyon 1933-) : Schriftsteller, Dichter, Kunstkritiker, Herausgeber der Zeitschrift "Tel quel"

Subjects

History : China / Literature : Occident : France / Periods : China : People's Republic (1949-)

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1974 Pleynet, Marcelin. Du discours sur la Chine. In : Tel quel ; 59 (automne 1974). Publication / Pley2
  • Cited by: Asien-Orient-Institut Universität Zürich (AOI, Organisation)