HomeChronology EntriesDocumentsPeopleLogin

Chronology Entry

Year

1861.5

Text

Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].
Considérations générales sur l'école de Confucius, ou école des lettrés.
Il s'agit d'indiquer maintenant, d'une manière sommaire, les principaux travaux émanés de l'école de Confucius, ou plutôt l'esprit général qui domine de tels travaux. Il ne s'agit pas ici, en effet, d'une histoire détaillée de la philosophie et de la science chinoises ; c'est là un sujet immense, qui ne saurait avoir, pour le moment, un grand intéret : l'important pour nous est d'en voir le caractère essentiel. L'étude approfondie des historiens chinois pourrait nous fournir de nouveaux détails ; mais de vastes travaux ont été faits à ce sujet, et ils sont plus que suffisants pour construire, d'après les lois générales de la philosophie de l'histoire, une saine théorie scientifique de cette évolution mentale. Trois ordres de travaux émanent de l'école de Confucius, et sont profondément empreints de l'esprit même de la civilisation chinoise, tel que noué l'avons défini ; d'abord des œuvres morales développant les doctrines de Confucius ; en second lieu, une philosophie naturelle qui transforme le fétichisme astrolâtrique, par la séparation de 1'idée d'activité de celle de vie, en s'appuyant sur les bases posées par Confucius ; enfin d'immenses travaux d'érudition, de statistique, etc., etc., en un mot des travaux de sociologie concrête. Car les travaux d'érudition sont, au fond, d'observations qui servent de point de départ aux véritables travaux scientifiques en sociologie. Ce sont ces travaux scientifiques en sociologie. Ce sont ces travaux préparatoires auxquels s'est arrêtée la civilisation chinoise, d'après l'esprit concret qui la caractérise. ,
Voyons d'abord les travaux de philosophie morale. Ces travaux sont, au fond, d'immenses et nombreux commentaires de Confucius ; ils expliquent, développent les formules de la systématisation empirique de ce rénovateur, mais sans changer en rien l'esprit fondamental de sa construction ; le système des examens prenant sa base dans l'étude des livres moraux de Confucius, cela a naturellement développé cette immense littérature de commentateurs. Le principal philosophe qui ait marché dans la voie ouverte par Confucius, est Meng-tseu (Mencius). Meng-tseu naquit au commencement du Ive siècle avant J.-Ch., dans la province actuelle de Chan-toung ; il mourut fort âgé, 314 ans avant J.-Ch. Il est placé, avec justice, dans l'estime des Chinois, immédiatement après Confucius. On lui rend des honneur publics analogues à ceux rendus à Confucius lui-même, à qui il est toujours associé dans la vénération publique. Il y dans Meng-tseu un caractère particulier, qui constitute un progrès réel dans la construction de Confucius, quoique le germe en existât d’une manière distincte. Il a, plus que Confucius, systématisé les conditions d'élimination de la famille impériale ou de l'élément central ; élimination nécessaire lorsque celui-ci ne remplit plus, d'une manière vraiment supportable, les conditions fondamentales de sa fonction. Il a nettement établi que quand le chef de la famille impériale ne remplit plus les devoirs moraux et sociaux attachés à sa fonction, il cesse d'être chef, d'être le fils du Ciel ; le mandat du ciel, en vertu duquel il gouverne, doit lui être retiré. Il y a donc dans Meng-tseu un caractère de plus nette opposition aux empiétements et aux perturbations que peut susciter la puissance impériale, que j'ai décrite comme l'élément d'unité, de conservation et d'extension de la civilisation chinoise. Or il est inévitable que l'un soit obligé quelquefois de changer l'organe prépondérant de la société ; c'est cette nécessité que Meng-tseu a systématisé, en en déterminant les conditions générales. Un tel esprit est, comme un voit, bien éloigné du principe de soumission absolue qui émane de l'esprit purement théologique. Parmi les nombreux commentateurs auxquels a donné lieu Confucius, on peut surtout citer Tchou-hi qui vivait vers la fin du XIIe siècle avant J.-Ch., sous la dynastie des Soung.
Tchou-hi est devenu le commentateur classique par excellence, et son commentaire n'est pas habituellement séparé de l'oeuvre de Confucius et de Méng-tseu. Ce commentaire est plein de sagesse et de bon sens, comme celui de tous les lettrés chinois, en général, lorsque leur esprit n'a pas été altéré par les extravagances théologiques des bouddhistes ou des Tao-sse. Ces travaux de philosophie morale, consistant en commentaires des livres fondamentaux de la Chine, se sont continués jusqu'à nos jours, et plusieurs souverains n'ont pas dédaigné d'y contribuer.
Confucius avait distingué l'activité de la vie. C'est le point de départ capital, d'où est résulté une philosophie naturelle, qui constitue un intermédiaire entre le fétichisme et la science proprement dite, base dogmatique du Positivisme. Ainsi on voit que Tcbou-hi (IIe siècle avant J.-Ch.), a fondé une philosophie atomistique dans laquelle il a définitivement établi, pour les esprits cultivés, la séparation dans les corps de la notion d'activité de celle de la vie, ébauchée par Confucius. Les phénomènes ne résultent plus, comme dans le fétichisme proprement dit, des volontés des êtres correspondants qui les manifestent, ils sont simplement un résultat des divers modes d'activité de ces êtres. Il admet donc que l'activité spéciale de chacun de ces êtres produit les divers phénomènes, activité spéciale dont la manifestation se trouve régularisée par l'activité prépondérante du ciel ; ce qui est une transformation positive du fétichisme astrolâtrique de la Chine ; et cette conception a l'avantage de représenter la prépondérance normale des phénomènes astronomiques sur tous les autres. Cette prépondérance est philosophiquement étendue, quoique d'une manière exagérée, jusque sur les phénomènes sociaux, dont les évolutions sont liées aux révolutions astronomiques. Il est incontestable que la végétalité, l'animalité et la sociabilité sont effectivement dominées par les lois les plus générales du monde.
Ainsi, dans une telle philosophie, la notion d'êtres surnaturels, extérieurs aux êtres réels, et produisant en eux les divers phénomènes, d'après d'inexplicables caprices, est complètement éliminée ; tout s'explique par l'activité spontanée des êtres eux-mêmes, Une telle conception se rapproche essentiellement de celle qui sert de base à la science proprement dite ; mais il y manque l'institution de l'abstraction scientifique. En quoi consiste, en effet, la véritable systématisation scientifique ? à admettre l'activité spontanée des divers êtres, et à rechercher les lois abstraites propres à leurs divers modes d'activité en tant que communs à un grand nombre d'êtres différents.
Les Chinois ont aussi un nombre considérable d'ouvrages d'histoire naturelle proprement dite, c'est-à-dire de recueils d'observations relatives aux divers êtres ; mais ces notions, très-nombreuses et très-précises, sont essentiellement concrètes, avec le sentiment trop présent d'une destination pratique, et n'ont conduit à aucune véritable loi biologique. Ils ont constaté et recueilli avec précision un très-grand nombre d'observations météorologiques; leur astronomie porte le même caractère, les observations purement concrètes y sont nombreuses et assez précises ; mais les théories proprement dites, et au fond très-peu développées, émanent des astronomes musulmans et chrétiens.
En résumé donc, immense développement de travaux d'observations concrètes précises et nombreuses, mais absence de science vraiment abstraite, dans les études cosmologiques et biologiques.
Ce même caractère, conséquence inévitable de la nature même de la civilisation chinoise, se manifeste dans les études relatives aux phénomènes sociaux. — On doit en effet aux Chinois d'admirables travaux d'érudition, c'est-à-dire de sociologie concrète.
Confucius s'était occupé de travaux historiques, puisque [outre qu'il avait fait une compilalion des principales productions mentales de la Chine], il avait composé une Histoire du royaume de Lou. Du reste, le sentiment de la continuité, prépondérant en Chine, explique suffisamment cette active préoccupation des études historiques, de même que l'esprit vraiment positif, et dégagé des croyances surnaturelles, rend bien raison de l'esprit d'exactitude, de critique attentive et patiente qui caracterise les principales oeuvres d'érudition des savants chinois ; les fables et les divagations émanent toujours de l'influence perturbatrice des bouddhistes et des Tao.sse.
Les savants de l'école de Confucius ont marché dans cette voie d'études historiques patientes, exactes ; et ces travaux ont porté, non-seulement sur la Chine proprement dite, mais aussi sur toutes les populations environnantes qui ont été avec elle en relations de commerce ou de politique. C'est dans cette mine féconde des historiens chinois qu'on a abondamment puisé, et qu'on doit puiser encore pour avoir des notions positives et sérieuses sur l'histoire et la géographie des populations tartares. — Je ne puis, ni ne dois ici faire même un résumé de l'histoire des immenses travaux d'érudition, dus à la Chine ; je veux seulement insister sur deux types, comme indication, et moyen de préciser davantage les observations générales que je viens d'exposer.
L'un des plus éminents érudits de la Chine est Ssema-thsian, surnommé le Père de l'histoire et l'Hérodote de la Chine [Voir la Notice consacrée à Ssema-thsian, par Abel Remusat, Nouveaux mélanges asiatiques, tome II]. Il était né à Loung-men (province du Chen-si), vers l'an 145 avant J.-Ch., sous la dynastie des Han occidentaux, c'est-à-dire sous la grande dynastie réparatrice, qui tout en profitant des résultats de l'énergique impulsion de Thsin-chi-hoang-ti, reprit néanmoins le développement de la civilisation chinoise suivant l'esprit de ses véritables antécédents. — Son père, qui était premier historiographe de la cour de Chine, destina son fils à écrire l'histoire, et l'éleva avec soin et en conséquence, et il ne montra dès son jeune âge digne d'une telle destination.
« Il fut chargé de diriger une expédition militaire qui le conduisit dans les contrées qui répondent aux provinces actuelles du Yunnan et de Sse-tchouan. Il était dans le cours de ce voyage, quand il apprit que Ssema-than, son père, était dangereusement malade. Il ne perdit pas un moment pour revenir auprès de son père ; mais il n'arriva que pour recevoir ses derniers soupirs.
« Même sur son lit de mort, Ssema-Than conservait le sentiment de ses devoirs ; et le voyage que venait de faire son fils l'intéressait encore, et comme père et comme historiographe. Il s'en fit rendre un compte détaillé, et après l'avoir écouté il lui tint un discours que Ssema-thsian a rapporté tout entier : « Le grand historien prit mes mains dans les siennes, dit-il, et, les larmes aux yeux, il me parla ainsi : Nos ancêtres, depuis le temps de la troisième dynastie, se sont constamment illustrés dans l'académie de l'histoire. Serait-ce à moi qu'il serait réservé de voir finir cette honorable succession ? Si vous me succédez, mon fils, lisez les écrits de nos ancêtres. L'empereur, dont le règne glorieux s'étend à toute la Chine, m'avait mandé pour assister aux cérémonies solennelles qu'il pratiquera sur la Montagne sacrée ; je n'ai pu me rendre à ses ordres. Ces ordres, vous serez sans doute appelé à les remplir. Alors souvenez-vous de mes désirs. La piété filiale se montre d'abord dans les devoirs que l'on rend à ses parents, dans les services qu'on rend à son prince, enfin dans le soin que l'on prend de sa propre gloire. C'est le comble dé la piété que de rapporter à son père et à sa mère la gloire d'un nom devenu célèbre. » (Abel Rémusat, Nouveaux mélanges asiatiques, tome II.)
Ssema-Thsian exécuta ce que son père lui avait indiqué. Il devint historien, historiographe en titre et finalement censeur. Il eut la double fonction de raconter le passé et de conseiller le présent. Il accomplit ses fonctions de censeur, dans des circonstances vraiment difficiles, et avec un héroïsme qui l'honore. Ses travaux historiques sont immenses, précis, consciencieux, et guidés par une critique sage et éclairée. Son oeuvre est un admirable monument d'érudition. Son ouvrage intitulé Mémoires historiques se divise en 130 livres, partagés en cinq parties, La première partie, contenant 12 livres, contient, sous le nom de Chronique impériale, tout ce qui est relatif à l'empire considéré dans son ensemble. — La deuxième partie, composée de 10 livres, est formée de tables historiques, de tableaux synoptiques comme nous en avons un grand nombre en Occident. — La troisième partie, en 8 livres, est désignée par le titre de Pa-chou (les huit branches de sciences). L'auteur y traite successivement de ce qui a rapport aux rites, à la musique, aux tons considérés comme types des mesures de longueur, à la division du temps, à l'astronomie, aux cérémonies religieuses, aux rivières et aux canaux, et aux poids et mesures. Ssema-thsian y traite, en autant de dissertations séparées, de toutes les variations qu'ont éprouvées ces divers objets, durant les vingt-deux siècles dont son ouvrage embrasse l'histoire. — La quatrième partie, formée de 30 livres, renferme l'histoire généalogique de toutes les familles qui ont possédé quelque territoire, depuis les grands vassaux de la dynastie de Tcheou jusqu'aux simples ministres ou généraux de la dynastie des Han. — Enfin, la cinquième et dernière partie, composée de 70 livres, est consacrée à des mémoires sur la géographie étrangère, et à des articles de biographie plus ou moins étendus, sur tous les hommes qui se sont fait un nom dans diverses parties des sciences ou de l'administration. (Abel Rémusat, Nouveaux Mélanges asiatiques, tome II.)
Les lettrés, en Chine, ont écrit un très-grand nombre d'encyclopédies, les unes générales, les autres spéciales. Il y en a de relatives aux diverses professions, au travail de la porcelaine, à celui des vers à soie, à l'agriculture, etc., etc. Il y en a de relatives aux diverses administrations, à la surveillance des greniers publics, aux travaux de direction des fleuves, etc. Un des plus érninents encyclopédistes chinois est Ma-touan-lin. Ma-touan-lin naquit dans la province de Kiang-si vers le milieu du XIIIe siècle. Il eut pour maître le célèbre commentateur Tchou-hi dont nous avons déjà parlé. La chute de la dynastie des Soung et la conquête des Mongols le décida à se consacrer tout entier à ses travaux d'érudition, en renonçant à la carrière administrative. Il consacra vingt ans à achever l'immense ouvrage qui, sous le nom de Recherche approfondie des anciens monuments, constitue son grand titre de gloire.
Cette vaste encyclopédie est composée de 24 sections qui se partagent en 348 livres. Je vais, d'après Abel Rémusat, en donner le plan :
1re section. Du partage des terres et de leur produit sous les différentes dynasties, 7 livres.
2e section. Des monnaies, soit métalliques, soit fictives ; des papiers-monnaies, etc., etc., 2 livres.
3e section. De la population et de ses variations, 2 livres.
4e section. De l'administration, 2 livres.
5e section. Des péages et des douanes, et en général de tous les droits qu'on perçoit pour les lacs et étangs poissonneux, les plantations de thé, les salines, les mines et les usines, ainsi qu'aux barrières, aux foires, etc., 6 livres.
6e section. Du commerce et des échanges, 2 livres.
7e section. Des impositions territoriales, ou tributs sur les terres, 1 livre.
8e section. Des dépenses de l'État, 5 livres.
9e section. De l'élévation aux charges, et du rang des magistrats, 12 livres.
10e section. Des études et des examens des lettrés. 7 livres.
11e section. Des fonctions des magistrats, 21 livres.
12e section. Des sacrifices, 25- livres.
13e section. Des temples des ancêtres, 15 livres.
14e section. Du cérémonial de la cour, 22 livres.
15e section. De la musique, 15 livres.
16e section. De la guerre, 13 livres.
17e section. Des châtiments et des supplices, 12 livres.
18e section. Des livres classiques et autres, 76 livres.
L'étendue de cette section vient de ce qu'on y a fait entrer l'analyse d'une foule de traités curieux sur toutes sortes de sujets et d'ouvrages de toutes les sectes : c'est une véritable histoire littéraire.
19e section. De la chronologie des empereurs, et de la généalogie des familles qui ont possédé le trône, 10 livres.
20e section. Des principautés tributaires et des fiefs érigés sous les différentes dynasties, 18 livres.
21e section. Des corps célestes et de leurs accidents, comme les éclipses, les conjonctions, etc., 17 livres.
22e section. Des prodiges et des calamités, comme les inondations, les tremblements de terre, les aréolithes, les pluies de sauterelles, etc., 20 livres.
23e section. De la géographie de la Chine et de toutes les divisions de l'empire, aux différentes époques de la monarchie, 9 livres.
24e et dernière section. De la géographie étrangère, et de tous les peuples qui ont été connus des Chinois, 25 livres.
Du reste, ce vaste ouvrage a été continué sur le même plan depuis le XIIIe siècle jusqu'à nos jours. (Abel Rémusat, Mélanges asiatiques, tome II.)
L'auteur de ce vaste mouvement, né vers 1245, après J,-Ch., mourut vers l'an 1325.
Ce double spécimen, précisant nos indications générales, fait nettement comprendre le vrai caractère de la science chinoise telle qu'elle s'est développée, essentiellement dans l'école de Confucius. Etudes concrètes, spéciales, précises, exactes, mais absence de la science proprement dite, qui consiste toujours dans la découverte des lois abstraites des phénomènes, et, ce caractère essentiel, qui résulte de l'esprit fondamental de la civilisation chinoise, n'a pu être sensiblement modifié, ni par les divagations abstraites et métaphysiques des Tao-sse et des bouddhistes, non plus que par l'introduction de divers éléments de science abstraite venant des indous, des musulmans et des chrétiens. Ce n'est que la religion démontrée, basée sur la coordination dogmatique des diverses sciences abstraites depuis la mathématique jusqu'à la morale, qui pourra seule déterminer une transformation graduelle, à la fois profonde et régulière.

DES RELATIONS DE L'OCCIDENT AVEC LA CHINE.
Considérations préliminaires sur la situation générale de l'Occident en elle-même, et par rapport au rest de la Planète.

Nous ayons ainsi terminé l'appréciation de la civilisation chinoise considérée successivement, dans ses éléments essentiels, dans son évolution, et finalement, dans ses principaux types philosophiques. Il y avait une haute importance théorique dans l'exécution d'un tel travail. Car la Chine constituait, jusqu'ici, une sorte de mystère historique, directement inaccessible aux explications de toutes les théories théologico-métaphysiques [C'est la profonde conception positiviste sur le Fétichisme, début spontané de la raison humaine, qui a fourni le point de départ d'une théorie vraiment scientifique sur un tel sujet]. Il existait bien de nombreux documents dus à une sagace et patiente érudition, quelques aperçus intéressants et quelquefois profonds avaient été produits, mais il n'existait pas une véritable théorie de l'ensemble de la civilisation chinoise. Ceci est frappant en voyant un homme, qui a profondément pensé sur un tel sujet, Abel Rémusat, en venir à considérer des métaphysiciens, très-probablement imbus de la philosophie indoue, comme des types de la civilisation chinoise ; enfin, Abel Rémusat, malgré des aperçus ingénieux et quelquefois profonds, méconnaît tellement l'esprit fondamental du peuple qu'il avait tant étudié, qu'il ne peut comprendre l'adoration réelle du Ciel, qui est cependant la base mentale de sa longue évolution.
Ainsi donc ce grand problème historique n'avait pas été résolu, ni ne pouvait l'être, jusqu'à l'avènement de la philosophie positive, qui devait montrer par une telle solution sa profonde réalité et son intime fécondité.
Mais malgré l'incontestable importance philosophique de cette théorie, il faut en faire découler des conséquences d'une plus haute utilité, en la faisant servir de base à l'institution d'une politique systématique qui dirige enfin les relations de plus en plus multipliées de l'Occident avec la Chine, de manière à ce que ces relations soient utiles à la fois à ces deux grands groupes sociaux, au lieu d'être si profondément perturbateurs pour l'un et pour l'autre, comme cela devient de plus en plus manifeste.
Ce sont donc les principes d'une telle politique, déduits de la double étude de l'évolution occidentale et de l'évolution chinoise, que je vais actuellement rapidement développer ; ce sera le résultat pratique et social de notre longue étude.
Avant d'aborder l'exposition de cette politique, il faut sommairement considérer la situation de l'Occident en elle-même, par l'apport au reste de la planète, et spécialement quant à la Chine.
Un premier fait incontestable, c'est la situation profondément révolutionnaire de l'Occident ; c'est-à-dire qu'il y a absence de doctrine directrice, négation des antécédents, poursuite de l'avenir sans préoccupation du passé, anarchie intellectuelle toujours croissante. L'unité d'opinion, base de toute société durable, manque de plus en plus. L'Occident se place donc chaque jour davantage dans une situation profondément instable.
Le second fait capital propre à cette situation, c'est le développement croissant d'une activité industrielle de plus en plus prépondérante, caractérisée par un esprit d'initiative que surexcite, au lieu de la régler, l'absence d'unité doctrinale que nous venons de constater. Il faut apprécier l'origine historique de ces deux faits essentiels, avant d'en poursuivre les conséquences quant aux relations de l'Occident avec le reste de la planète.
Le moyen âge, à partir du XIVe siècle, a livré à l'ère moderne qui s'ouvrait, une masse sociale, libre, sans caste, et nécessairement pacifique et industrielle. Il est résulté de là la situation la plus profondément favorable à un développement, toujours croissant sous l'impulsion de son propre poids, de l'activité scientifique, esthétique et industrielle. La situation, qu'Auguste Comte a montrée comme la source de la libre évolution propre à la civilisation grecque, est devenue, grâce à la libération des travailleurs accomplie au moyen âge, commune aux nombreuses populations de l'occident européen. L'activité nécessairement pacifique de la masse sociale, l'aisance et l'indépendance qu'elle crée sur une vaste échelle, l'émancipation que procure l'absence de l'esprit de caste et de l'oppression mentale de la théocratie, sont dès lors devenus la source d'une activité vraiment inouïe, d'un esprit d'initiative tout à fait sans exemple, qu'augmentaient chaque jour les résultats acquis, et que limitait de moins en moins l'impuissance de la doctrine théologique qui avait prévalu pendant le moyen âge. Ce mouvement, exclusivement propre aux populations occidentales, était un résultat nécessaire de toute la série des antécédents, grecs et romains d'abord, et finalement catholiques et féodaux. C'est ainsi que s'est produite la situation que j'ai définie tout à l'heure, d'une immense population livrée à une activité constamment croissante, et de moins en moins réglée. [Ce groupe, composé de cinq grandes populations distinctes, la France au centre, l'Italie et l'Espagne au midi, la Grande-Bretagne et la Germanie au nord, est habituellement désigné sous le nom de la chrétienté, il y aurait opportunité à substituer les dénominations d’occidentalité, de peuples occcidentaux, aux dénominations évidemment impropres de chrétienté, de peuples chrétiens. En premier lieu, ces désignations surannées manquent de précision en englobant la Russie et les chrétiens orientaux évidemment étrangers à un tel groupe. D'un autre côté elles indiquent comme unique ; dans l'établissement de la civilisation occidentale, l'influence chrétienne, qui n'a pas été certainement même l'influence prépondérante ; enfin, elles tendent a maintenir un dualisme haineux entre les cinq populations avancées et le reste de la Planète. Il y a donc urgence philosophique et utilité sociale à substituer définitivement l'occidentalité à la chrétienté].
Des esprits placés dans un tel milieu, devaient nécessairement pousser leurs entreprises dans toutes les directions. Il devait en surgir, et il en a surgi en effet, d'énergiques individualités développant dans l'industrie, dans le commerce, la plus puissante activité.
Ce foyer incandescent devait nécessairement, sous l'impulsion combinée de l'esprit scientifique et industriel des habitudes militaires et à quelques égards secondaires des croyances théologiques, développer d'actives relations avec le reste de la Planète. L'établissement de ces relations sur la plus vaste échelle était à la fois inévitable et pensable.
La situation même que je viens d'analyser, si profondément favorable à l'initiative individuelle et au développement scientifique et industriel, explique pourquoi des relations de plus en plus vastes et de plus en plus actives ont dû se développer entre l'Occident et le reste de la Planète, à partir de la fin du moyen âge et surtout depuis le milieu du XVe siècle. A cette époque nous voyons une activité de circulation vraiment inouïe. La Planète est au fond réellement découverte et parcourue dans tous les sens ; la grande navigation se perfectionne, les connaissances géographiques déjà acquises servent à un nouveau développement.
Nous voyons donc là un fait fondamental, il faut l'accepter comme un résultat inévitable des antécédents ; que cela fût un bien ou un mal, il était impossible qu'il en fût autrement, d'après les explications que je viens de donner. Mais, si ces relations étaient inévitables, elles étaient au fond indispensables à la préparation, comme à l'établissement, de la religion universelle que l'Occident régénéré doit finalement constituer.
Le but final de l'évolution propre à l'élite de l'Humanité, c'est la fondation de la religion universelle. Une grande tentative a été faite en Occident à ce sujet ; c'est le catholicisme ; et quoiqu'elle ait complètement échoué, quant à son but final, elle n'en a pas moins été nécessaire pour poser le problème, et même pour en préparer la solution. La mission de fonder la religion universelle appartenait nécessairement à l'Occident ; car il fallait, pour cela, une civilisation militaire au milieu de laquelle pût se développer réellement la science abstraite. La science abstraite, découvrant les lois à la fois générales et réelles propres aux divers ordres de phénomènes distincts, peut seule servir de base dogmatique à la doctrine susceptible de devenir vraiment universelle ; car une telle science dévoile l'ordre fondamental qui domine l'existence humaine, à la fois individuelle et collective. Ce développement complet de l'abstraction est en effet spécialement propre, ainsi que l'a établi Auguste Comte, aux populations essentiellement militaires de l'Occident ; mais, d'un autre côté, cette activité militaire prépondérante était indispensable, pour permettre l'établissement de la religion définitive, comme donnant seule de convenables habitudes d'initiative et d'indépendance personnelles. Ainsi donc, en résumé, la fondation de la religion universelle ne pouvait émaner que de l'Occident, avantgarde de l'Humanité, et elle en est effectivement émanée par la grande construction d'Auguste Comte, aboutissant final et essentiel de toute l'évolution antérieure.
Or, les relations actives de l'Occident avec le reste de la Planète étaient indispensables, d'abord, pour l'établissement, et finalement pour la convenable diffusion, de la religion universelle.
La connaissance de notre Planète, non-seulement théorique (telle qu'elle émane de l'astronomie), mais aussi pratique, telle qu'elle résulte d'une active investigation, était nécessaire à la fondation de la foi définitive, en déterminant le siège précis des diverses populations qu'il faut rallier. Par ce moyen on peut concevoir une politique vraiment terrestre, de manière à éviter l'étroitesse du point de vue national, et l'arbitraire indéfini des conceptions théologiques. La foi scientifique a dès lors pour objet précis, et suffisamment général, de constituer l'unité terrestre, en éliminant finalement toute préoccupation surnaturelle, comme aussi toute restriction empirique, et acquérant toute l'extension possible, sans sortir des bornes de la réalité. Ainsi, la connaissance pratique de notre Planète complétant la connaissance due à l'astronomie, a servi à la fondation de la religion universelle, en déterminant l'objet précis sur lequel devait s'exercer son action.
La connaissance réelle et approfondie des diverses civilisations répandues sur la planète humaine, a été nécessaire d'une autre manière à la fondation de la foi définitive, en dégageant du point de vue absolu par le spectacle de ces évolutions sociales multiples, et en faisant définitivement saisir l'impuissance manifeste du théologisme pour la fondation de la religion universelle ; car les deux grands monothéismes (islamique et catholique), seuls aspirants à la religion universelle, n'ont pu, dans leur période de plein ascendant, atteindre qu'une minime portion de l'espèce humaine. Enfin, la connaissance de ces diverses civilisations pouvait seule donner une vérification décisive des lois sociologiques, en permettant de vérifier dans l'espace la loi d'évolution découverte par la considération prépondérante de la série homogène des diverses phases de la civilisation occidentale. Ainsi donc, à ces divers titres, les relations actives de l'Occident avec le reste de la Planète étaient indispensables à la fondation de la foi définitive, mais elles l'étaient aussi à son établissement final. La connaissance préalable, des diverses populations de la Planète, était nécessaire pour concevoir le plan général de la propagation de la doctrine émanée du groupe occidental formant l'élite de l'espèce humaine. Les relations qui se sont développées entre l'Occident et le reste de la Planète, pendant les cinq siècles de l'ère révolutionnaire, étaient donc aussi indispensables qu'elles étaient inévitables.
Mais ces relations ont dû nécessairement se ressentir du caractère anarchique de l'ère qui les a vus surgir et se développer. Un prosélytisme, empiriquement aveugle, a voulu étendre au reste de la Planète une foi qui s'éteignait graduellement à son foyer principal. De telles tentatives, dues souvent à d'honorables sentiments, malgré l'étroitesse intellectuelle qui leur servait de base, ont coïncidé avec une oppression et une exploitation croissantes de la part de l'Occident ; cette exploitation et cette oppression n'étant que trop favorisées par l'anarchie croissante des populations, ou l'mpuissance anciennes doctrines et l'absence d'une fois nouvelle, laissaient aux impulsions personnelles et égoïstes un libre champ. Le premier devoir de la foi positive sera de régler ces relations abandonnées désormais à la plus ignoble cupidité. Avant d'exposer les principes d'une telle politique, spécialement surtout en ce qui concerne la Chine, je dois d'abord, Messieurs, vous dire sommairement ce qu'ont été, et ce que sont actuellement de telles relations.

Examen sommaire des relations de l'Occident avec la Chine, et de l'état actuel de ces relations.
Les anciens, Grecs et Romains, n'ont eu de la Chine qu'une connaissance très-confuse, et leurs relations avec elle n'ont été en tout cas, qu'indirectes. Il en fut de même essentiellement pendant le moyen âge, où les musulmans surtout servirent d'intermédiaires entre l'Occident et l'extrême Orient ; et les intermédiaires avaient, dans les deux cas, intérêt à cacher leurs moyens de communication avec ces pays éloignés. Cependant quelques communications directes eurent lieu, et tout le monde connaît les voyages du célèbre Marco-Polo. Ce voyage fut effectué de 1271-1295, sous le règne de Hou-pi-lie. Nous avons de Marco-Polo une relation fort intéressante de son voyage, et extrêmement importante au point de vue de la géographie du moyen-âge. Un grand nombre de traductions, notamment en latin, furent faites sur l'original probablement écrit en dialecte vénitien. Quoique la description, faite par Marco-Polo de l'immense empire chinois, fût au début traitée de fable, et qu'on soupçonnât ainsi la véracité de ce remarquable voyageur, elle fut néanmoins d'une haute importance. Le souvenir d'un grand empire à l'extrême Orient resta comme un but que devaient atteindre les actives investigations de l'Occident. A partir du XVIe siècle les relations de l'Occident avec la Chine prennent un grand développement et une extrême intensité. Ouvertes par les deux grandes entreprises de Christophe Colomb et de Vasco de Gama, elles acquièrent, dans une situation favorable à cet égard, une activité toujours croissante. Les occidentaux apparurent alors à la Chine passagèrement et accidentellement, mais ils n'apparurent que comme des flibustiers cupides et de hardis aventuriers. Cette impression, longtemps conservée, n'a pu être momentanément contre-balancée que par l'admirable mission des jésuites, gloire réelle de cette célèbre société, et qui constitue la tentative la plus rationnelle, comme la plus morale, pour l'institution des relations entre l'Occident et le reste de la Planète. Outre que cette mission était due à des motifs sociaux, et non pas à des impulsions purement personnelles, comme toutes les autres entreprises, l'exécution en fut accomplie avec un esprit sagement relatif, autant et plus même peut-être que ne le permettait l'esprit ; absolu du théologisme chrétien. Les jésuites pensaient, comme le pensent encore beaucoup d'esprits en Europe, que le christianisme était la dernière expression de la civilisation humaine, et que, par suite, c'était un devoir d'y faire participer toutes les autres populations quelconques de la Planète. Les diverses missions chrétiennes furent accomplies sous l'impulsion de ce motif vraiment honorable en lui-même, quelque illusoire que fût l'espoir de la réussite. Mais la mission des jésuites en Chine fut accomplie avec une sagacité spéciale, et d'ailleurs avec un plein dévouement, qui mériteront toujours le respect des hommes sensés. Nous allons sommairement la résumer.
Cette grande mission fut instituée par le père Mathieu Ricci (né à Macerata, dans la marche d'Ancône, en 1552, mort en Chine le 11 mai 1610), avec tous les caractères essentiels qu'elle a conservés pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. Il comprit d'abord la nécessité d'agir surtout sur les chefs, et essentiellement, sur l'empereur. Il renonça à l'habit des bonzes qu'il avait pris d'abord, et fit adopter aux jésuites le costume des lettrés. On a blâmé une telle conduite, qui était au fond pleine de sagesse, puis qu'elle cherchait à rapprocher les jésuites de la corporation vraiment directrice de la Chine, en rompant, autant que possible, toute solidarité avec les prêtres bouddhistes, plus ou moins méprisés de l'élite de la population. Cette conduite était d'autant plus nécessaire, qu'il y a une grande similitude dogmatique entre le catholicisme et le bouddhisme. Ricci institua un sage système de tolérance pour le culte des ancêtres et celui du ciel, de même que pour le culte de Confucius, qui constituent la base fondamentale de la civilisation chinoise. Enfin, il recommanda la civilisation occidentale à la Chine par la propagation et l'enseignement des connaissances scientifiques abstraites, dont le faible développement en Chine constitue une profonde lacune de cette civilisation. Cette mission fut donc spontanément établie, autant que le permettait l'étroitesse mentale du dogme chrétien, avec les caractères qui conviennent à toute mission sagement instituée : respect et appréciation de la civilisation qu il faut modifier, services rendus en comblant, par une propagande dévouée et pacifique, les lacunes qui lui sont propres.
La mission, ainsi instituée par Mathieu Ricci, se développa pendant les XVIIe et XVIIIe siècles avec les caractères propres à sa fondation. Elle rendit, par les connaissances géométriques et astronomiques des missionnaires, des services réels à la civilisation chinoise, sans pouvoir néanmoins déterminer à cet égard une modification suffisamment profonde, dont l'institution définitive ne peut appartenir qu'à la religion positive. Les jésuites furent toujours appréciés en Chine en tant qu'apportant les connaissances scientifiques de l'Orient. L'empereur Kan-hi, par une expérience de gnomonique ingénieusement instituée, fit ressortir la supériorité de la science occidentale sur la science chinoise. Des jésuites furent placés alors à la tête du tribunal mathématique ; on a pu voir ainsi que la Chine n'était pas absolument réfractaire à une véritable propagande de la science occidentale, lorsque celle-ci saura apprécier et respecter convenablement la civilisation du séleste Empire.
La mission des jésuites peut se partager en deux périodes successives, propres la première au XVIIe siècle, et la seconde au XVIIIe siècle, et qu’on pourrait sommairement désigner sous le nom de périodes italienne et française. La première est caractérisée par la fondation de la mission sous l'impulsion de Mathieu Ricci, la seconde fut surtout honorée par des grands travaux d'érudition, surtout du père Gaubil qui en est le plus éminent représentant.
Outre les services rendus à la Chine, les jésuites rendirent à l'Occident l'important service de faire connaître enfin la grande civilisation chinoise, par d'immenses travaux d'érudition qui seront toujours la base sur laquelle reposeront les nouvelles investigations. D'un autre côté les jésuites ont eu à cet égard l'inappréciable avantage de passer leur vie entière au milieu de la population qu'ils étudiaient. Ils ont évité ainsi ces superficielles appréciations, souvent calomnieuses, et toujours ridicules, par lesquelles des voyageurs prétendent juger en courant une civilisation, dont ils ne peuvent apercevoir d'abord que les inconvénients. —
Nous devons au père Gaubil une histoire de l'astronomie chinoise que seul, peut-être, par une rare combinaison de profondes connaissances astronomiques et d'une intime connaissance du chinois, il pouvait réaliser. On lui doit aussi une traduction du Chou-King, le plus ancien et le plus précieux des livres sacrés de la Chine, et dont la connaissance est pour les Chinois eux-mêmes hérissée de difficultés. —
« Le style dans lequel est écrit le Chou-King, dit M. Abel Rémusat se ressent du temps où le livre a été composé : son laconisme excessif, le choix des mots qui y sont employés, l'espèce de figures qu'on y rencontre, font qu'aucun livre chinois ne saurait lui être comparé pour la difficulté, et qu'on peut être en état de lire tous les autres, même ceux de Confucius, et n'entendre pas un mot de celui-ci. C'est en quelque sorte une autre langue, qui diffère plus du chinois moderne que ce dernier ne diffère de tout autre idiome. » Le père Gaubil a composé un grand nombre d'autres ouvrages tous distingués par une érudition à la fois profonde et sagace.
Envoyé en Chine en 1725 il y mourut le 24 juillet 1759. Outre ses travaux d'érudition et ses fonctions spéciales de missionnaire, le père Gaubil succéda au père Parenin comme directeur du collège où les jeunes Mantchous venaient étudier le latin, pour être ensuite employés dans les affaires avec les Russes. Il fut de plus interprète pour le latin et le tartare. Beaucoup d'autres missionnaires jésuites surent ainsi combiner les devoirs de leur mission spéciale avec de grands travaux d'érudition et d'importantes fonctions publiques, utilement remplies, au grand avantage de la population qu'ils voulaient convertir.
Ainsi se développa, pendant deux siècles, une mission utile à la fois à la Chine et à l'Occident.
Mais quelque sage et respectable que fût au fond le système de tolérance envers le culte de Confucius et des ancêtres, il était antipathique néanmoins à l'étroitesse dogmatique du catholicisme, que les jésuites avaient su surmonter par un noble instinct politique. L'abbé Boileau s'écriant, à propos de ce système de mission : « Mon cerveau de chrétien en a été bouleversé », traduit naïvement l'incompatibilité de l'esprit relatif et d'une sage tolérance, avec le dogmatisme absolu propre au monothéisme chrétien. Aussi la papauté, sous l'excitation continue des dominicains, fidèle à l'esprit de son dogme, a finalement condamné le système tolérance introduit par les jésuites, et qui seul pouvait permettre, non pas la conversion chimérique de la Chine au christianisme, mais au moins son admission auprès du
bouddhisme.
Cette grande mission n'en constitue pas moins la seule tentative honorable et sérieuse pour méfier la civilisation cinnoise. L'Occident surpassera certainement une telle misson au point de vue mental, en s'appuyant sur une doctrine relative et plus réelle, mais jamais, j'ose le dire, on ne surpassera la probité, le dévouement et la stricte modestie de ces respectables religieux. C'était un devoir de reconnaissance de donner un témoignage si mérité de respect à cette noble mission, vrai titre de gloire de la célèbre compagnie qui l'institua.
A partir du XVIIIe siècle, les. relations commerciales de l'Occident avec la Chine ont acquis plus d'extension et d'importance ; mais en même temps les dispositions des Occidentaux à considérer la Chine comme une mine à exploiter, sans d'autres limites que celles qui résultent d'une insurmontable nécessité, ont augmenté aussi. On en est venu à se regarder comme sans aucune sorte d'obligation morale envers ces populations : la prépondérance seule de la force brutale est invoquée, et l'Occident se targue surtout contre des populations, arrivées essentiellement à l'état industriel et pacifique, de l'énorme supériorité de ses moyens de destruction. De telles dispositions se sont surtout manifestées dans la honteuse guerre de l'opium en 1842. Une expédition, où l'on a vu une puissante population employer la violence pour obliger un gouvernement à permettre l'empoisonnement de sa population, n'est pas seulement déshonorante pour l'aristocratie et la bourgeoisie anglaises qui l'ont instituée ; le blâme rejaillit aussi sur l'Occident tout entier qui n'a protesté, ni suffisamment ni persévéramment, contre un abus si immoral de la force brutale [Malgré les vagues principes économiques sur la liberté industrielle, il est certain qu'il est du devoir de tout gouvernement d'empêcher une culture et un commerce comme celui de l'opium. C'est en agissant ainsi que l'Occident pourrait montrer à l'Orient la supériorité de sa civilisation, au lieu de présenter le spectacle de la force publique au service d'une cupidité sans règle et sans frein].
Ainsi les relations commerciales de l'Occident avec la Chine ont pris un caractère de plus en plus anarchique, surtout par la protection de la force publique. Elles pourront s'améliorer, en recevant néanmoins plus d'extension encore, lorsque les gouvernements auront compris la nécessité d'en corriger les abus, au lieu de se laisser aller aux impulsions d'une opinion publique qui, malheureusement, favorise trop de telles aberrations. — Car, sous la prépondérance surtout de l'école soi-disant progressive on en est venu, en Occident, à systématiser l'oppression et l'exploitation du reste de la Planète, sous le spécieux prétexte de civilisation. Il s'est formé relativement à la Chine, et aux relations l'Occident avec elle, un ensemble d'opinions qu'il faut caractériser.
Ces opinions se résument en un sentiment orgueilleux de la prépondérance de la civilisation occidentale, et en un mépris aveugle de toutes les autres civilisations quelconques. D'où résulte la disposition à faire prévaloir partout, et surtout par la force, sous le nom vague de progrès, l'anarchie mentale et l'industrialisme sans règles qui prévalent de plus en plus en Occident. Je puis faire à cet égard deux citations, d'autant plus caractéristiques, qu'elles émanent d'esprits sérieux et honorables ; elles montreront à quel degré d'aberration peut conduire cette notion vague et désormais si dangereuse de progrès, qui n'est au fond maintenant, que la glorification systématique d'une industrialisme anarchique.
Dans un travail, intéressant du reste, sur le bouddhisme, M. Barthélemy-Saint-Hilaire résume l'opinion d'un pèlerin chinois sur l'Inde, et la fait suivre de quelques appréciations qui lui sont personnelles, a Hiouen-Thsang [Pèlerin chinois du VIIe siècle de notre ère] indique en quelques lignes la distinction des castes, et il ne s'arrête, comme on le fait d'ordinaire, qu'aux quatre principales, parce qu'il serait trop long de faire connaître les autres en détail, ainsi qu'il le dit lui-même. Il analyse brièvement les lois du mariage parmi les Indiens ; et il a bien soin de noter l'horreur qu'ils ont pour les secondes noces de la femme. Dès qu'une femme s'est une fois mariée, il lui est expressément défendu jusqu'à la fin de sa vie d'avoir un second époux. On sait que cette loi, sanctionnée par un usage inflexible, s'est perpétuée jusqu'à ce moment ; et tout récemment les journaux anglais de l'Inde nous ont appris, comme un fait inouï, et comme une grande victoire de la civilisation sur des préjugés invétérés, qu'une jeune veuve Indoue venait de convoler en secondes noces. C'est un progrès immense que les autorités anglaises ont obtenu après de grands efforts, et dont elles sont aussi fîères que d'avoir enfin aboli la coutume atroce des Sutties. » (Barthéletny-Saint-Hilaire, le Bouddha et sa religion, page 257).
Voilà une coutume que tous les hommes sensés de tous les temps s'étaient plu à respecter. Dans tous les pays on a honoré l'état de viduité, comme un état plus parfait que celui des secondes noces ; on a toujours cru qu'il y avait quelque chose de digne dans cette fidélité à la mort. Les Occidentaux arrivent dans l'Inde, et regardent comme le plus grand de tous les progrès de parvenir à détruire un usage honorable, qu'à tous égards il fallait respecter. C'est un exemple vraiment caractéristique de cette singulière fatuité de l'esprit occidental, de préconiser comme un progrès la violation d'une règle morale, qu'il faudrait étendre au lieu de restreindre, par cela seul que cette règle n'est pas conforme à l'état actuel d'anarchie de notre civilisation.
Un ministre protestant a publié récemment sur la Chine un travail intéressant, et avec les intentions les plus bienveillantes pour un peuple qu'il a étudié de près. Il résume en quelques lignes la manière dont il conçoit que l'Occident peut civiliser la Chine.
« Si l'on peut concevoir quelque espoir d'un changement heureux, il ne doit pas se fonder sur une agitation plus ou moins organisée, mais sur ce fait que la pensée commence à circuler dans le peuple. De nouvelles idées ont été infusées dans l'esprit populaire. Depuis l'établissement des rapports libres avec les étrangers en 1842, « le maître d école » s'est montré à la Chine. L'esprit de confiance en soi-même, si manifeste dans les dernières insurrections, a commencé à prendre chez le peuple un ton plus élevé. De semblables agitations, comme les orages et les ouragans, purifient l'atmosphère. Des commotions d'une nature aussi grave excitent la pensée et les tentations, apprennent au peuple à agir par lui-même, et à détruire les débris fossiles des préjugés, de la bigoterie et de la superstition. Chaque secousse dans la nation révèle le travail de ce vaste laboratoire où se préparent des résultats nouveaux et inattendus. Nous ne pouvons nous empêcher de croire que toutes ces ondulations morales du sol de la Chine aboutiront à produire quelque chose de bon. C'est ainsi que notre globe tout entier, après que les convulsions terribles de la nature en eurent balayé la surface finit par présenter une forme que le souverain Créateur lui-même daigna trouver satisfaisante ». (La vie réelle en Chine, par le révérend William C. Milne, 1858, page 509).
Remarquons d'abord, en passant, combien il est singulier d'entendre un ministre de la religion chrétienne parler de superstition et de bigoterie, quand il s'agit d'une civilisation chinoise. Mais quel est au fond l'idéal que l'on propose de transporter en Chine ? C'est tout simplement un état de complète anarchie, d'où l'on espère que surgira enfin une régénération dont on ne fixe ni l'esprit, ni les conditions, ni la nature.
Ceci est d'autant plus caractéristique que ce déplorable jargon révolutionnaire émane d'un homme d'ordre, du ministre d'une religion pacifique, qui n'en traduit que mieux involontairement cette disposition de plus en plus prépondérante de l'Occident à considérer toute vague agitation comme un progrèes.
Ainsi en résumé, l'Occident a développé avec la Chine d'indispensables relations commerciales, mais il a apporté dans ses relations une disposition vraiment anarchique et opppressive, par l'appel continuel à la force publique pour favoriser, au lieu de restreindre, les plus coupables excès de la cupidité. —Quant à ceux qui sincèrement désirent l'amélioration de la Chine par ses contacts avec l'Occident, ils n'apportent malheureusement que les préjugés les plus étroits dans l'appréciation d'une civilisation qu'ils méconnaissent complètement, et ne conçoivent au fond qu'une anarchie indéterminée comme condition de la civilisation de l'immense empire oriental [Il y a, bien entendu, d'honorables exceptions à une telle appréciation générale, émanées surtout d'habiles sinologues voués à l'étude de cette grande civilisation. Outre les remarquables considérations générales d'Abel Rémusat, on peut citer les intéressants travaux de MM. G. Pauthier, d'Hervey-Saint-Denys ; on doit à ce dernier une très-judicieuse appréciation de la question chinoise. Voir son opuscule intitule : La Chine devant l'Europe]. Ils appliquent comme procédé de civilisation la vague notion de progrès, désormais le plus souvent synonyme d'anarchie, et qui devient de plus en plus une sorte de formule banale avec laquelle on justifie les tentatives les plus absurdes.
Il y a donc urgence de poser les principes généraux d'une politique plus rationnelle et plus morale, pour régler enfin des relations surgies spontanément de l'activité désordonnée de l'Occident.

Mentioned People (1)

Laffitte, Pierre  (Beguey, Gironde 1823-1903 Paris) : Philosoph, Positivist, Professeur d'histoire générale des sciences, Collège de France

Subjects

History : China : General / Philosophy : Europe : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1861 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l'ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l'Occident avec la Chine. (Paris : Dunod, 1861). [Leçons professé en 1859 en 1860 sur l'histoire générale de l'humanité].
http://catalog.hathitrust.org/Record/001871525.
Publication / Laf1