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“Considérations générales sur l'ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l'Occident avec la Chine” (Publication, 1861)

Year

1861

Text

Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l'ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l'Occident avec la Chine. (Paris : Dunod, 1861). [Leçons professé en 1859 en 1860 sur l'histoire générale de l'humanité].
http://catalog.hathitrust.org/Record/001871525. (Laf1)

Type

Publication

Contributors (1)

Laffitte, Pierre  (Beguey, Gironde 1823-1903 Paris) : Philosoph, Positivist, Professeur d'histoire générale des sciences, Collège de France

Subjects

History : China - Occident : General / History : China : General / Philosophy : Europe : France / References / Sources

Chronology Entries (6)

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1 1861.2 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].
Caractère général de la famille en Chine.
Après avoir apprécié l'influence, sur l'intelligence et le sentiment, de la base mentale de la civilisation chinoise, nous devons étudier son action sur la Famille, et finalement sur la Société, en nous tenant toujours, bien entendu, au point de vue le plus général.
La Famille, élément essentiel de toute société, s'établit et se consolide pendant l'âge Fétichique. Mais il s'agit ici de voir quelle action la systématisation et la persistance du Fétichisme en Chine ont eue sur la constitution de la Famille, quel caractère spécial elles lui ont imprimé.
On doit au Fétichisme l'institution de la tombe, privilège admirable de la nature humaine suivant la belle remarque de Vico, et l'établissement du culte des mânes, du culte des ancêtres. Ce culte des ancêtres, si profondément développé chez des lettrés qui ne croient nullement à la vie future, a été pour les Jésuites un sujet d'étonnement, une sorte de phénomène paradoxal dont il ne leur était pas possible de trouver la clef. Il faut nous arrêter quelques instants sur cette notion importante, et si peu comprise à cause de la persistance inaperçue de l'esprit théologico-métaphysique même chez les meilleurs esprits.
Le Fétichisme institue spontanément les mânes ; notion capitale qui a persisté sous la domination du théologisme, surtout polythéique, et que la sagesse sociale de la civilisation romaine sut dignement conserver.
Pour le fétichiste tous les corps sont, non-seulement spontanément actifs, mais encore doués de volonté, de passions, de sentiments ; dès lors la mort n'est pas pour lui, comme pour le théologiste, le passage à un état inerte : c'est le passage d'un mode de vitalité à un autre mode. Le cadavre de ceux que nous avons aimés n'est pas, comme pour le théologiste, un objet d'horreur ou tout au moins de répulsion ; c'est un être vivant, mais vivant d'une autre manière, ayant encore des penchants, des sentiments, s'intéressant encore aux affaires terrestres. On conçoit dès lors, que le respect des restes du corps humain résulte inévitablement de l'état fétichique. Ce cadavre, c'est encore celui que vous avez aimé et vénéré, qui a, non pas perdu la vie suivant la conception théologique, mais pris une autre forme de vitalité ; vous devez encore avoir envers lui ces sentiments d'affection que vous lui montriez pendant la première forme de son existence. ,
La Terre est conçue par le fétichiste, malgré son apparente immobilité, comme susceptible d'être aimée et adorée, comment n'en serait-il pas de même, à plus forte raison, de ce corps que vous avez vu agissant comme vous, vivant de votre vie ?
Ainsi donc l'institution de la tombe, l'établissement du culte des mânes résultent nécessairement de l'état fétichique de la raison humaine.
Vous voyez aussi, messieurs, comment il découle, de cette théorie primitive, la non-croyance à la vie future. Pour le fétichiste il n'y a pas d'autre monde que celui-ci ; seulement sur cette terre nous sommes susceptibles de deux modes d'existence : avec, ou sans locomotion. Dans les deux cas il y a affection, sentiment, dans les deux cas nous nous intéressons aux affaires réelles. Dans le second cas nous avons le mode d'existence vitale propre aux corps inorganiques qui nous entourent ; seulement, nous devons avoir alors une affection plus spéciale pour ceux que nous avons déjà aimés. Le culte des mânes est donc en corrélation naturelle avec la non-croyance à la vie future. Ce qui paraissait paradoxal aux esprits théologiques est au contraire une chose parfaitement naturelle.
Du reste, on a pu constater en Occident qu'à mesure que la croyance à la vie future diminue, le culte de la tombe augmente ; plus un pays est dominé par l'esprit théologique, plus le culte de la tombe est négligé, plus la répulsion qu'inspiré la dépouille mortelle est considérable. Paris offre sous ce rapport un exemple incontestable. Cette capitale de l'émancipation n'est-elle pas la ville ou le culte de la tombe se développe le plus?
Aussi le culte des mânes est devenu un élément capital, essentiel de la Famille chinoise. Le culte des ancêtres en est le grand caractère. Dans chaque maison, quand elle est complète, on trouve toujours un endroit consacré aux tablettes des ancêtres. Toute maison chinoise vraiment normale a son temple domestique, une salle consacrée où l'on va périodiquement faire les offrandes aux ancêtres, les informer de tous les actes importants qui s'accomplissent dans le sein de la Famille, les décès, les mariages, etc., etc. Par suite, comme conséquence de cette grande et admirable institution, le respect de l'âge, l'obéissance et la vénération filiales ont reçu en Chine un développement immense. Ce culte des ancêtres, ce respect des mânes, ancré profondément dans les mœurs, se caractérise par la préoccupation extraordinaire du cercueil. Un homme s'occupe de la construction de son cercueil comme de l'une des choses les plus essentielles de son existence ; c'est tout à fait décisif. Comme conséquence de cette conception des mânes, on peut remarquer l'horreur du Chinois pour la mutilation proprement dite ; couper la tête est un mode d'exécution redouté parce qu'il mutile. Leurs romans de mœurs en montrent des traces curieuses.
Ainsi donc le culte des ancêtres, le respect de l'âge, l'obéissance et la vénération filiales, tels sont les caractères généraux que la base mentale de la civilisation chinoise a développés dans la famille, de manière à mériter ; de la part des Occidentaux bien plutôt une respectueuse admiration qu'un mépris stupide.

Caractère général de la société chinoise.
Nous allons examiner maintenant quelle a été l'influence de l'esprit fétichique au point de vue social.
Le caractère général de la société chinoise, c'est l'absence, et du régime des castes, et de l'esprit de ce régime. Il n'y a pas en Chine, non-seulement de castes proprement dites analogues à celles de l'Inde, il n'y a pas même d'aristocratie héréditaire. La famille impériale ne constitue pas une véritable caste royale ; quoique cette unique exception, justifiée par d'importantes considérations sociales, n'altérât au fond en rien la généralité de notre proposition.
Pour les empereurs la fonction est héréditaire, mais non pas d'une manière absolue. L'empereur choisit dans sa famille le membre le plus digne de lui succéder, et ce n'est pas le plus souvent l'aîné qu'il choisit ; ce qui est contradictoire avec l'esprit de la caste. De sorte que l'hérédité nécessaire de la fonction suprême est réduite à sa plus simple expression, et cette hérédité ne résulte nullement de l'esprit de caste. L'empereur est conçu comme gouvernant en vertu d'un mandat du Ciel, ce qui le rend responsable, non-seulement des perturbations sociales, mais même des perturbations cosmologiques ; et la persistance continue d'un état de désordre est conçu comme le signe décisif de la nécessité de transmettre à une autre famille la fonction suprême. On peut donc dire que jamais population ne fut autant étrangère, que la population chinoise, au régime et à l'esprit de caste. Il est certain que le Fétichisme n'est pas propre à constituer le régime des castes.
Le Fétichisme adorant des êtres réels ne peut fournir cette consécration absolue qui émane naturellement d'êtres surnaturels. Le tbéologisme au contraire institue spontanément les castes, en sanctionnant d'une manière absolue l'hérédité naturelle des fonctions. Pendant l'époque polythéique, le régime des castes surgit de ce que les individus des classes supérieures peuvent être considérés comme descendants des dieux eux-mêmes, Homère nous fournit un tableau naïf d'une telle situation mentale. Le monothéisme donne à cette consécration un caractère plus absolu encore, et la concentre davantage d'après sou esprit plus systématique. De là surgit le type des chefs irresponsables, si ce n'est devant Dieu, agissant parce que telle est leur volonté ou leur bon plaisir. Caractère que le monothéisme avait tendu à donner en Occident à la dictature royale, tendance heureusement combattue, d'un côté par l'esprit militaire, et de l'autre par l'évolution graduelle d'un régime industriel et scientifique. Je régime des castes atteint sa complète organisation là où le sacerdoce théologique atteint et conserve une pleine suprématie sociale ; ce qui montre nettement l'aptitude naturelle de l'esprit théologique à le constituer.
On se rend ainsi raison pourquoi la grande civilisation chinoise est restée étrangère au régime des castes. Sous ce rapport une relation s'établit par là entre la Chine et l'Occident, dans la situation où celui-ci tend à se placer,
L'Occident tend à se dégager de plus en plus du régime des castes, sous la double impulsion prépondérante de l'esprit scientifique et de l'activité industrielle ; et même, il faut le dire, comme l'esprit révolutionnaire a seul été jusqu'ici l'organe systématique d'une telle tendance générale, il en résulte qu'elle a pris entre ses mains un caractère trop absolu, et par suite anarchique. La caste consiste en une consécration absolue de la tendance naturelle des fonctions sociales, privées ou publiques, à l'hérédité. Cette tendance recevant une consécration absolue, et non pas relative, il en résulte que, théoriquement, la part nécessaire du mérite ne peut être faite. Mais quoique la civilisation occidentale élimine de plus en plus cette consécration absolue, ou cet esprit de caste, il ne faudrait pas néanmoins en venir à méconnaître la disposition réelle et capitale qui lui sert de base. L'esprit positif seul peut substituer une consécration relative à une consécration absolue, eu faisant la part légitime d'une tendance naturelle. Quoi qu'il en soit, l'évolution occidentale vers l'élimination graduelle de l'esprit de caste, nous rapproche spontanément de la civilisation chinoise où il n'a pas surgi.
Il résulte d'un pareil esprit chez les Chinois, un grand sentiment d'indépendance, et par suite d'activité personnelle et d'initiative. De là, chez cette population, une activité industrielle intense, inouïe : à tel point qu'Auguste Comte a pu la considérer comme la race active par excellence. — Aussi, chez un tel peuple, la propriété privée parfaitement respectée, constitue une des bases de cette civilisation. La conception théorique d'après laquelle la terre appartient à l'autorité suprême, ne peut y avoir cours. Leurs philosophes ont profondément senti que la propriété privée est une base capitale de moransation, — «C'est pourquoi un prince éclairé, en constituant comme il convient-la propriété privée du peuple, obtient pour résultat nécessaire, en premier lieu, que les enfants aient de quoi servir leurs père et mère, en second lieu que les pères aient de quoi entretenir leurs femmes et leurs enfants... — Dans dételles extrémités, le peuple ne pense qu'à éviter la mort, ou, craignant de manquer du nécessaire, comment aurait-il le temps de s'occuper de doctrines morales pour se conduire suivant les principes de l'égalité et de la liberté? » (Meng-tseu).
Sans doute il y a eu là, comme dans tout organisme social, d'inévitables perturbations ; mais néanmoins on peut dire que la propriété individuelle, la liberté de transmission, y sont respectées ; et c'est là une conséquence inévitable de l'absence du régime de castes, et de l'indépendance naturelle d'esprits accoutumés à ne pas se soumettre à des pouvoirs absolumeut indiscutables, au moins en principe.
Voyons maintenant quel est le type gouvernemental de cette société. Le gouvernement, condition absolument nécessaire de toute société, et qui surgit en effet partout inévitablement, reçoit un caractère spécial de la théorie qui le consacre ; quoique jusqu'ici aucune théorie quelconque n'a pu, par une insuffisance inévitable, représente tous les éléments qui entrent dans la constitution des pouvoirs directeurs qui ont surgi dans les diverses sociétés humaines.
En Chine, le type gouvernemental est emprunté à la Famille. Non-seulement la Famille est la base essentielle de cette société, comme de toutes les autres, mais le gouvernement est construit sur le type de la Famille. Il ne faul pas croire que ce soit chose propre à toute civilisation. Il n'appartient qu'aux populations fétichiques de prendre, comme dans l'état patriarcal, pour type du gouvernement, une généralisation du type de la Famille. Qu'est-ce en effet que l'empereur, d'après les penseurs chinois ? C'est le père et la mère de tous ses sujets. Son caractère essentiel, c'est le caractère paternel. Le type gouvernemental des sociétés théologiques n'est pas emprunté à la famille, mais bien la Divinité. Le type chinois a une supériorité morale incontestable sur le type théologique. D'après la conception théologique le gouvernement a une autorité, à quelques égards indiscutable ; cette autorité est conçue dans son essence comme plus ou moins arbitraire, capricieuse. La Divinité peut bien l'assujettir à des conditions particulières d'exercice, mais ces conditions apparaissent toujours au fond comme des caprices. Dans la réalité, ce caractère absolu se trouve nécessairement limité par le milieu sociologique correspondant ; quand les rois de France indiquaient leur bon plaisir comme source finale de leurs décisions, il n'en est pas moins vrai qu'en réalité il y avait des limites qu'ils n'auraient pas impunément dépassées, et qu'ils n'auraient même pas songé à enfreindre. Néanmoins, le pouvoir étant conçu avec un caractère absolu, il est poussé à des divagations, à des actes d'arbitraire auxquels ne pense nullement celui qui se conçoit comme le père d'une grande Famille sociale, et pour laquelle il doit inoutrer les dispositions du père pour les enfants. — Cette notion a influé profondément sur l'évolution de la civilisation chinoise et d'une manière heureuse. Nous trouvons en effet, dans un grand nombre de ses empereurs, des types touchants, admirables, de dévouement comme de fermeté paternelles.
Il est résulté de cette conception une disposition générale très-heureuse, la disposition du gouvernement, quelque soit son origine, fût-elle militaire, à pousser au développement de la vie industrielle, tendance tout à fait conforme du reste à l'esprit de cette civilisation, mais qu'ici l'action gouvernementale consolide au lieu de la contrarier. C'est une conséquence du caractère paternel d'un pareil gouvernement ; de là aussi tendance du gouvernement chinois à étendre les dispositions pacifiques et industrielles de sa population.
En résumé, il résulte de cette difficile appréciation abstraite, que la civilisation chinoise a pour base mentale le Fétichisme systématisé par le culte du Ciel, d'où résulte comme élément essentiel de la société, la famille constituée par le respect filial, la puissance paternelle et le culte des ancêtres ; d'où enfin tendance fondamentale à un régime purement pacifique d'une population sans caste, qui conçoit la puissance gouvernementale d'après le type de l'autorité paternelle.

DES ÉLÉMENTS MODIFICATEURS DE LA CIVILISATION CHINOISE.
(Philosophie de Lao-tseu. — Bouddhisme.— Catholicisme.)

Après avoir apprécié l'esprit général de la civilisation chinoise et en avoir déduit les conséquences les plus essentielles, nous devons en étudier maintenant d'une manière sommaire les éléments modificateurs.
La société chinoise s'est développée en effet, en contact avec d'autres civilisations plus ou moins militaires, plus ou moins théologiques. Il était impossible qu'il n'en résultât pas des influences modificatrices. Les Chinois n'ont nullement cette prétendue disposition haineuse pour les étrangers qu'on leur attribue communément. Ils se tiennent en garde contre les Occidentaux, et ils ont raison, on ne peut qu'approuver une telle sagesse. Ils n'ont pu voir en eux jusqu'ici que de vrais barbares, poursuivant l'or et le lucre par tous les moyens possibles. Mais les Chinois se sont trouvés en contact avec des populations valant mieux pour eux que les Occidentaux ; de ces contacts sont résultés les deux éléments modificateurs les plus importants de cette civilisation : la philosophie de Lao-tseu et le Bouddhisme. Néanmoins les Occidentaux ont secondairement, par le catholicisme, et essentiellement par la grande mission des Jésuites, introduit un troisième élément modificateur, à tous égards le moins important des trois.
En thèse générale, cette influence d'éléments modificateurs, émanés de milieux théologiques, a été plus fâcheuse qu'utile ; il en est bien résulté quelque utilité secondaire par l'introduction de notions scientifiques dues au Bouddhisme et au Catholicisme, mais ces notions, qui ont très-peu changé l'esprit fondamental de la civilisation chinoise, ont été accompagnées d'un autre côté de tels ravages intellectuels et moraux dus au dévergondage de l'esprit théologique, qu'il eût été réellement utile que la Chine ne fût pas infestée de cette peste, pour me servir de l'énergique expression sur ce sujet d'un philosophe chinois, Quoi qu'il en soit, il s'agit ici de constater historiquement l'existence de ces trois éléments modificateurs, et d'en apprécier sommairement l'influence.

Premier élément modificateur de la civilisation chinoise : Philosophie de Lao-tseu ; Tao-sse ou sectateurs de la raison.
Le premier élément modificateur de la civilisation chinoise est la philosophie de Lao-tseu, dont les sectateurs, fort répandus en Chine, ont pris le nom de Tao-sse ou sectateurs de la raison.
Lao-tseu naquit 604 avant Jésus-Christ (54 avant Cou-fucius) dans le royaume de Tsou (provinces actuelles de Hou-pe et du Hou-nan) près le fleuve Bleu. C'est entre le fleuve Bleu et le fleuve Jaune, et au nord du fleuve Jaune que s'est formé le grand noyeau de la civilisation chinoise.
Voyons d'abord en quoi consiste la philosophie de Lao-tseu.
Elle consiste en un système métaphysique ayant pour but de tout déduire d'un principe suprême, la Raison, et à tout expliquer par des propriétés abstraites, de manière à présenter finalement, comme toute métaphysique, de simples combinaisons verbales pour de véritables explications scientifiques. De telles notions n'ont pas plus de valeur réelle que celle des néo-platoniciens, par exemple ; ce n'est donc qu'à titre historique que j'en parle, en en montrant seulement l'esprit général.
« Avant le chaos qui a précédé la naissance du Ciel et de la Terre, un seul être existait, immense et silencieux, dit Lao-tseu, immuable et toujours agissant, sans jamais s'altérer. On peut le regarder comme la mère de l'univers. J'ignore son nom, mais je le désigne par le mot de Raison. » La raison est l'essence intime de toutes choses ; elle n'a ni commencement ni fin. L'univers a une fin, mais cette Raison n'en a pas. Invariable avant la naissance de l'univers, elle était sans nom et toujours existante. Le nom de Raison est le seul que puisse lui donner le saint ; il l'appelle encore esprit, parce qu’il n’y a pas de lieu où elle soit, et pas de lieu où elle ne soit pas ; Vérité, parce qu’il n’y a rien de faux en elle ; Principe, par opposition à ce qui est produit ou secondaire. Cet être est véritablement un. Il soutient le Ciel et la Terre, et n'a par lui-même aucune qualité sensible. On le dit pur quant à sa substance; Raison quant à l'ordre qu'il a établi ; Nature sous le rapport de la force qu'il a donnée à l'homme, et qui est en ce dernier; esprit quant à son mode d'action sans terme et sans fin, etc., etc. (Voir pour plus de détails sur cette école métaphysique : Abel Rémusat, Mélanges posthumes d'histoire et de littérature orientales ; G. Pauthier, Chine modeme ; Stanislas Julien, traduction du Tao-te-king). Nous sommes là en présence d'un véritable système métaphysique, c'est-à-dire d'une explication générale par des abstractions indéterminées et arbitraires. La métaphysique proprement dite consiste toujours à partir du type théologique en le rendant graduellement de plus en plus abstrait, de manière à ne conserver pour base de toute explication qu'une notion générale de force une et indéterminée. Etat vraiment maladif de la Raison humaine, et qui constitue l'abus de l'abstraction lorsque cette abstraction se dégage ainsi de toute base scientifique. C'est un état mental qui n'a pas plus d'utilité sociale que d'utilité intellectuelle.
Un premier caractère de cette philosophie de Lao-tseu, c'est le mépris du passé, des antécédents ; caractère profondément contraire à l'esprit même de la civilisation chinoise, A l'inverse de Confucius, jamais il ne cite les anciens.
Le second caractère de cette philosophie, c'est d'être une philosophie métaphysique et abstraite, contrairement à l’esprit concret de la civilisation chinois.
D'où vient Lao-tseu ? Évidemment il a une origine étrangère ; il est probable que sa philosophie est une importation indoue, quoiqu'il nous manque des documents directs pour démontrer rigoureusement une telle filiation. M. Abel Rémusat a primitivement soutenu l'opinion de l'origine étrangère de la philosophie de Lao-tseu. Il l'a abandonnée, et il a soutenu finalement qu’une telle philosophie était la base primitive, le point de départ de la civilisation chinoise. Cette conception, profondément irrationnelle, méconnaît les lois élémentaires du travail intellectuel. Il est tout à fait impossible que l'intelligence débute par de telles abstractions métaphysiques. Mais une analyse direct mentre encore plus l'irrationnalité de cette opinion. La philosophie de Lao-tseu est tellement peu chinoise au fond, qu'elle méconnaît précisément les deux grand caractères de cette civilisation : respect du passé, des antécédent, prépondérance de l’esprit concret. D’un autre côté, cette doctrine était si peu en rapport avec la situation correspondante, que ses sectateurs n'ont pas tardé à dégénérer complètement, de manière à devenir de simples jongleurs, magiciens, vendant le breuvage d'immortalité. Ce rapprochement décisif n'aurait pas échappé certainement à un esprit aussi judicieux, aussi sagace que celui de M. Abel Rémusat, s'il n’avait subi une sorte de fascination métaphysique. Au moment où évrivait cet éminent sinologue, une métphysique aujourd'hui discréditée, jetait un éclat éphémère M. Abel Rémusat s’est involontairement laissé entraîner à représenter comme base de la civilisation chinoise une doctrine tout à fait analogue à celle que soutenaient alors en France les docteurs en questions insolubles, aux grands applaudissements des lettrés occidentaux. Au fond Lao-tseu, sous l'impulsion de contacts indous, a fait une tentative, honorable en elle-même, d'introduire l'abstraction et des théories abstraites en Chine. Cette tentative a dû échouer, parce qu'ayant un caractère purement métaphysique, n'ayant pas pour point d'appui un développement scientifique correspondant, ces abstractions ont rapidement dégénéré en d'arbitraires divagations, analogues à celles que nous voyons dans le honteux spectacle mental que nous offrent les alexandrins. Les disciples de Lao-tseu poursuivant ces divagations abstraites dans un milieu qui leur était contraire, n'ont pas tardé à dégénérer en une secte de magiciens, de jongleurs qui, au moyen d'une théologie qui n'a pas plus de valeur sociale que de valeur mentale, s'adapte à des côtés infimes de notre nature. De sorte que les sectateurs de la raison, les Tao-sse, sont nombreux, souvent consultés, et néanmoins méprisés. Spectacle que nous offre souvent aussi l'Occident, où nous voyons d'indignes charlatans séduire momentanément l'opinion publique en exploitant la crainte de la mort. Les Tao-sse sont fort répandus en Chine, quoique moins que les Bouddhistes ; mais ils ont néanmoins de nombreux monastères.
Du reste, il faut remarquer que cette doctrine a été protégée par le révolutionnaire Thsin-chi-hoang-ti, sur lequel nous reviendrons dans la prochaine séance. Ce rapprochement résultait nécessairement du mépris des sectateurs de Lao-tseu pour le passé, pour les antécédents.
Tel est le premier élément modificateur de la civilisation chinoise, qui a introduit des éléments théologiques subalternes dans cette population profondément fétichique.

Second élément modificateur de la civilisation chinoise : Buddhisme.
Le second élément modificateur de la civilisation chinoise, c'est le Bouddhisme ; il vaut peut-être mieux que la doctrine des sectateurs de Lao-tseu, néanmoins il a exercé au fond une action essentiellement perturbatrice.
Le Bouddhisme a été introduit en Chine sous la dynastie des Han, 65 ans après Jésus-Christ ; il est extrêmement répandu en Chine. Il a été protégé par un grand nombre d'empereurs. Il a une certaine action sur presque tous les Chinois, mais action purement modificatrice, et au fond secondaire. Le Bouddhisme est en général méprisé de la classe des lettrés, qui représente les véritables tendances de la civilisation chinoise. Les monastères bouddhistes sont très-nombreux. Les Bouddhistes ont organisé un culte tout à fait analogue au culte catholique. L'analogie de doctrine a produit l'analogie d'effet, puisque certainement il n'y a pas eu communication réciproque. Ils ont une vie monastique parfaitement organisée, des litanies, des reliques, etc., etc.
Le Bouddhisme a eu en Chine de grands inconvénients, en introduisant l'esprit théologique avec toutes les divagations qui lui sont propres ; divagations d'autant plus intenses que le Bouddhisme proprement dit n'offre pas la coordination intérieure hiérarchique du catholicisme; coordination qui a remédié à tant d'inconvénients propres à la doctrine.
Néanmoins cet élément de perturbation n'a pas produit d'aussi graves déviations qu'on pourrait le croire à priori; le Fétichisme avait été si profondément coordonné dans la société chinoise, ce Fétichisme avait si profondément attaché la population au culte des ancêtres, du Ciel, de la Terre, au moment de l'apparition du Bouddhisme, que celui-ci n'a pu que modifier cette large base de la civilisation correspondante ; aussi un mandarin quoique bouddhiste effectuera néanmoins les rites du culte officiel ; se dispensera nullement du culte de la famille. Ainsi l'illustre empereur Khan-hi, si justement loué par les Jésuites, était bouddhiste, ce qui ne le dispensait pas des cérémonies du culte officiel. Le Bouddhisme a été très-justement apprécié par des lettrés ou des empereurs placés au vrai point de vue de la civilisation chinoise. Ainsi l'empereur Wo-tsou, de la dynastie des Tang, mort l'an 846 de notre ère, écrivait, à propos de la nécessité de restreindre le développement du Bouddhisme, les lignes suivantes (abbé Grosier, t. V, p. 51) :
« Sous nos trois fameuses dynasties, jamais on n'entendit parler de Fo (Bouddha) ; c'est depuis la dynastie des Han et des Weï que cette secte, qui a introduit les statues, a commencé à se répandre à la Chine. Dans les deux cours, dans toutes les villes, dans les montagnes, ce n'est que bonzes des deux sexes, ouvriers occupés mal à propos à faire leurs statues. Nos anciens tenaient pour maxime que s'il y avait un homme qui ne labourât point, et une femme qui ne s'occupât point aux soieries, quelqu'un s'en ressentirait dans l'Etat. Que sera-ce donc aujourd'hui qu'un nombre infini de bonzes, hommes et femmes, vivent et s'habillent des sueurs d'autrui, et occupent une infinité d'ouvriers à bâtir de tous côtés et à orner à grands frais de superbes édifices ?»
On ne peut mieux dire. C'était là le préambule d'un décret ayant pour but de supprimer un grand nombre de bonzeries ou couvents bouddhistes.
Cependant le Bouddhisme a introduit en Chine quelques connaissances astronomiques et mathématiques ; ce que n'ont pas fait les sectateurs de Lao-tseu. Ce léger avantage est plus que compensé par les immenses inconvénients d'un esprit théologique arbitraire, divagateur, poussant à une vie monastique complètement oisive.

Troisième élément modificateur de la civilisation chinois : Catholicisme.
Quant au catholicisme, dernier élément modificateur de la civilisation chinoise, il n'y eu en Chine qu'une influence très-secondaire. Néanmoins il y a introduit, à l'époque de la grande mission des Jésuites, quelques notions scientifiques qui ont été utiles. Mais, je le répète, ce n'est là qu'une influence minime et tout à fait secondaire, et je ne cite que pour mémoire cette troisième influence modificatrice.
Voilà terminée l'appréciation abstraite de la civilisation chinoise, appréciation vraiment difficile qui servira de base à notre étude concrète. Nous consacrerons la prochaine séance à la théorie du développement concret de cette société, depuis son origine jusqu'à nos jours.

Seconde leçon (et la quinzième du cours.) Vendredi 13 Homère 72. 10 Février 1860.
THEORIE GENERALE DU DEVELOPPEMENT DE LA CIVILISATION CHINOISE.
Théorie sommaire des deux forces qui ont dirigé le développement de la civilisation chinoise ; Empereur, classe des lettrés.

Messieurs,
Dans la dernière séance nous nous sommes occupés de l’appréciation abstraite de la civilisation chinoise, c'est-à-dire que nous avons établi quels en étaient les caractères fondamentaux, communs à toutes les classes, et à tous les âges de cette longue évolution.
Nous avons vu que la base mentale de cette civilisation c'était le Fétichisme systématisé par le culte du ciel ; et nous avons établi ensuite quels étaient les éléments modificateurs de cette civilisation ; éléments résultés de la réaction des sociétés environnantes sur la Chine.
De cette base fondamentale, nous avons ensuite déduit les caractères généraux de la Famille et de la société.
Nous avons constaté comment la Famille fondée sur le respect filial et le culte des ancêtres était la base de cette société, comme de tout autre du reste, mais à ce point néanmoins, que le gouvernement lui-même était conçu d'après le type de la Famille, et non d'après le type divin ; distinction capitale à laquelle se rattachent les principaux caractères du gouvernement correspondant, — Nous avons vu l'absence complète du régime des castes dans une telle société, et qui, au fond, n'a pas même de caste royale, malgré l'hérédité nécessaire de la fonction suprême ; — de là une combinaison admirable d'indépendance et de soumission, l'obéissance étant filiale et le commandement paternel, — au lieu de l'obéissance absolue et du commandement arbitraire que la conception théologique tend à faire surgir. —Voilà le résumé très-sommaire de l'appréciation abstraite que nous avons accompli dans la séance précédente ; il faut maintenant aborder la théorie de l'évolution concrète de cette civilisation. — Car cette société, dont nous avons déterminé abstraitement les bases essentielles, s'est développée effectivement, et au milieu d'un certain nombre de circonstances particulières. Ce sont les phases principales de cette évolution concrète que nous allons étudier, et nous en déduirons comme aboutissant final, une conception systématique de la situation actuelle de la Chine.
Mais avant d'aborder la théorie même de cette évolution je dois faire l'analyse sommaire des deux forces élémentaires distinctes, dont l'action et la combinaison mutuelles ont présidé au développement social auquel je dois vous faire assister aujourd'hui.
Ces deux forces élémentaires sont : 1. une famille impériale, représentée par un individu unique qui en est le chef ; 2. une classe particulière, que je désignerais sous le nom de classe des lettrés, qui n'a atteint sa vraie constitution qu'après Confucius, mais dont les fondements existaient bien avant. Telles sont les deux forces qui ont présidé au développement graduel de cette civilisation, et qui se sont développées avec elle.
Étudions d'abord la première force élémentaire de la civilisation chinoise, et qui en constitue le moyen d'unité, à savoir un individu unique, empereur, en qui se concentre la direction générale de la société. L'empereur appartient toujours à une famille particulière ; de telle sorte que l'hérédité sert de base à cette fonction suprême de l'organisme social, par une exception trop motivée pour qu'il ne soit pas facile de s'en rendre immédiatement raison. Mais cette hérédité n'a pas le caractère absolu de l'hérédité théocratique. L'empereur choisit son successeur, non-seulement dans les enfants de l'impératrice proprement dite, mais aussi parmi les fils des concubines légitimes que permet la loi chinoise ; de manière que la succession suprême puisse arriver, dans une famille habituellement nombreuse, véritablement au plus digne. —L'hérédité théocratique au contraire a un caractère absolu ; le fils aîné succède alors nécessairement au père ; ici, au contraire, l'hérédité a un caractère d'ordre public, de manière à combiner, autant que possible dans une telle situation, les avantages naturels de l'hérédité avec ceux du choix. L'existence de cette première force élémentaire dans tout le cours de l'histoire de la Chine est incontestable, et nous voyons depuis l'époque des plus antiques traditions jusqu'à nos jours, un individu unique appartenant à une famille particulière, gouvernant la Chine, et choisissant son successeur parmi ses fils.
Parmi les impulsions fondamentales qui dominent tout empereur de la Chine, il faut considérer deux éléments distincts, et correspondants à deux ordres de fonctions : l'élément ou l'impulsion militaire, et l'élément pacifique, industriel, administratif, paternel en un mot. Ces deux sortes d'impulsions intimes se retrouvent toujours dans tout empereur chinois, quelle que soit son origine ou sa situation. Occupons-nous d'abord de l'élément militaire ; l'existence de cet élément est inévitable; toute espèce de civilisation se développant en contact avec d'autres civilisations, a besoin de pouvoir se défendre ; d'un autre côté la nécessité de réprimer les luttes, les perturbations intérieures, en un mot, de maintenir l'ordre, développe aussi cet élément militaire. Il est clair que pour cette destination, plus que pour toute autre, la concentration du pouvoir doit se faire et se fait effectivement entre les mains de l'empereur. Aussi l'empereur de la Chine a-t-il toujours eu à un degré plus ou moins développé un caractère militaire. Cet élément est, comme on le voit, essentiel à la constitution du pouvoir monocratique qui a toujours dirigé la Chine.
A ce caractère militaire, caractère nécessité par la situation, se joint toujours une disposition pacifique, industrielle, administrative qui émane de la nature même de la civilisation correspondante. J'ai expliqué déjà comment le type du gouvernement Chinois était emprunté à la famille, et non au type d'arbitraire divin. Il suit de là que l'empereur a toujours été conçu, suivant l'expression chinoise, comme le père et la mère de son peuple, comme représentant, en effet, toutes les aspirations et tous les devoirs des chefs de la famille, la fermeté de l'un et la tendresse de l'autre, ce qui est, comme nous l'avons résumé, la conséquence nécessaire de la persistance de la Civilisation fétichique.
Ces deux éléments de la constitution intime du pouvoir monocratique ont joué un rôle plus ou moins grand. Tantôt l'élément militaire a prédominé, tantôt au contraire l'élément pacifique, industriel, administratif. Néanmoins la tendance générale de la civilisation chinoise est au fond de faire prévaloir de plus en plus le caractère industriel et pacifique.
Mais d'où est venue la famille primitive qui a fourni, le point de départ de cette succession ininterrompue de familles impériales ? — Il est évident que la coordination des familles en une société émane toujours d'un individu, ou pour mieux dire d'une famille prépondérante. Les situations posent les problèmes sociaux, mais la solution en appartient toujours à un organe individuel, quoi qu'en disent de vagues penseurs humanitaires. Ainsi c'est donc un individu unique qui a primitivement réuni les cent familles, dont prétend descendre la population chinoise [« La population native de la Chine est désignée par les Chinois eux-mêmes sous le nom de P-sing (les cent familles), vraisemblablement d'après une tradition qui fixait le nombre de celles qui avaient formé le premier noyau de la nation. » (Abel Rômusat, Mélanges asiatiques.)], et qui les a réunies en apportant un premier degré de systématisation astrolatrique à leur fétichisme spontané. L'individu qui a institué le premier groupe de cette civilisation, qui a réuni les cent familles, a dû être le fondateur nécessaire de la première famille impériale, en plaçant naturellement sa famille à la tête de cette civilisation ; et a fourni ainsi le premier type à cet égard.
Quel a été le rôle du pouvoir impérial dont je viens d'expliquer la composition intime et l'origine ?
En premier lieu le pouvoir impérial a été un élément indispensable d'unité, de stabilité et d'ordre. C'est par cette concentration et cette transmission héréditaire que l'union, l'ordre, ont pu être maintenus, que la société a pu être vraiment fondée, par le concours de toutes les aspirations vers un centre unique qui les représente et les rallie. En second lieu le pouvoir impérial ayant un caractère militaire est devenu le moyen d'extension et de défense tout à la fois de là société correspondante. C'est à ce pouvoir que revevait naturellement la fonction de repousser les attaques extérieures, et d'adjoindre par un mélange de force et d'action civilisatrice, les populations environnantes, de manière à donner à la civilisation chinoise à la fois toute son extension et toute sa stabilité.
Il faut ajouter enfin que le pouvoir impérial a été aussi un élément de progrès intérieur. Le progrès préparé par le travail des prédécesseurs a toujours reçu sa sanction et sa consolidation définitives de la part des empereurs éminents de la Chine, qui, en effet proclament les progrès et les incorporent définitivement.
Ainsi donc le pouvoir impérial a été en Chine l'élément nécessaire d'unité, de consolidation, d'extension, et même de progrès de la civilisation correspondante,
Étudions actuellement la seconde force élémentaire qui a présidé aux destinées de cette civilisation, la classe des lettrés.
La nature de la civilisation chinoise repoussait le régime des castes, ainsi que nous l'avons établi, et c'est là un point essentiel. Mais cette civilisation faisait nécessairement surgir une classe éclairée, administrative, lettrée, cultivée, à qui devait revenir la direction des fonctions sociales sous la suprématie impériale. L'accumulation des capitaux rend inévitable, en permettant une culture intellectuelle directe, l'avènement d'une classe distincte. Cette classe ne s'étant pas constituée en caste, par l'absence en Chine de l'esprit théologique, il en est résulté une classe éclairée, ayant nécessairement de l'influence, et à qui a été dévolue naturellement l'administration de la Chine.
Cette classe surgie dès le début de cette civilisation, s'est développée dans une population de plus en plus industrieuse ; mais cette classe n'est devenue la classe des lettrés, ne s'est systématiquement constituée que sous l'impulsion de Confucius et de son école. [Ainsi on voit dans le Tcheou-li ou rites des Tchéou, le tableau complet de l'organisation administrative de la Chine entre le XIIe et le VIIIe siècles avant notre ère. Et ce document, outre ce que nous apprend plus directement mais plus brièvement le Chou king, donne la preuve décisive de l’existence de la classe directrice avec les caractères généraux que j'indique].
Jusqu'à lui, nous voyons bien des ministres, des administrateurs, des généraux, etc., etc., émaner, non pas de castes distinctes, mais de la partie la plus cultivée de la population, mais sans règles fixes, et sans une doctrine coordonnée qui serve de drapeau et de point de ralliement. C'est dans Confucius que cette classe a trouvé son docteur, son organisateur. Aussi je consacrerai une partie de la séance prochaine a l'appréciation systématique de la grande école dont cet éminent philosophe est le fondateur. Quel a été le rôle de la classe des lettrés dans l'ensemble de la civilisation chinoise ?
Cette classe a été l'organe régulier du progrès, parce qu'elle pouvait se livrer à une activité industrielle, scientifique, sociale, que le régime des castes ne tendait pas à comprimer et à restreindre dans des limites invariables ; persistant au milieu de la disparition successive des dynasties chinoises, elle était en même temps l'organe de la véritable continuité sociale. D'un autre côté cette classe a agi comme moyen de réaction par rapport à la puissance impériale, pour limiter spontanément cette puissance, diminuer en elle l'élément militaire et pousser au développement de l'élément pacifique et industriel. La classe des lettrés a développé dans l'empereur le caractère paternel, elle en a construit le type et a poussé lentement, mais d'une manière continue, à la réalisation d'un tel type. C'est sous son impulsion que s'est graduellement réalisé un admirable système d'administration générale. Enfin cette classe est l'organe régulier de l'opinion publique contre les écarts inévitables de la fonction suprême, et elle fournit ainsi une force modificatrice de l'élément directeur.
Telles sont donc, empereur et classe des lettrés, les deux forces générales qui ont présidé à l'évolution de la civilisation chinoise.
Nous avons donc ainsi terminé l'appréciation abstraite des bases de cette civilisation, nous en avons déterminé ensuite les forces directrices, nous tenons ainsi le fil qui va nous guider dans la théorie de ce grand phénomène sociologique, si mal apprécié encore dans son ensemble, malgré de nombreux et intéressant travaux de détail.

Décomposition de l’ensemble de l’évolution chinoise en ses phases essentielles.
Il faut d’abord éliminer une erreur très-répandue sur la prétendue immobilité de la civilisation chinoise, D'après une manière de voir, que l'ignorance occidentale a rendue très-persistante, la population chinoise aurait atteint dès la plus haute antiquité un certain état, et depuis ne l'aurait pas dépassé, Cette conception constitue un vrai mystère, où l'on s'interdit même la ressource d'une révélation. Car on admet, sans révélation quelconque, l'avènement spontané d'une civilisation très-étendue ; ce qui est évidemment absurde ; on ne saurait, en effet, expliquer par quel mystère deux mille ans avant Jésus-Christ un état social aussi développé aurait ainsi apparu tout d'un coup devenant ensuite parfaitement immobile, Des érudits, fort distingués du reste, préoccupés de donner à cette civilisation une date aussi reculée que possible, ont appuyé cette conception. Ils ont pris au pied de la lettre te rêve d'âge d'or des lettrés chinois. Les lettrés, nécessairement placés à un point de vue absolu, ont dû naturellement reporter dans le passé le type idéal de leur civilisation ; de telle sorte que pour eux tout nouveau progrès fût un retour à une sorte d'âge d'or primitif ; procédé de l'esprit absolu pour sanctionner les innovations nécessaires sans rompre néanmoins la continuité ; procédé logique que nous retrouvons partout, et que l'esprit scientifique peut seul remplacer en vertu de son caractère relatif. Ce rêve d'un âge d'or placé au début de la civilisation chinoise, pris trop au sérieux par d'honorables érudits, a donné de la consistance aux absurdes préjugés de l'ignorance occidentale. Mais cette opinion est tout à fait irrationnelle ; la civilisation chinoise a débuté comme les autres par l'état le plus grossier. Les traditions primitives nous peignent leurs premières peuplades ayant à peine des cabanes, vivant d'herbes, de glands, etc., etc., enfin l'état que nous retrouvons à l'origine de toutes les sociétés. La civilisation chinoise est donc partie comme toutes les autres d'un état tout à fait inférieur, et est arrivée par un long développement graduel à une immense extension, sociale autant que territoriale.
Mais il y a néanmoins dans l'ensemble de cette civilisation un grand caractère, qui a pu donner une certaine apparence à l'absurde opinion que nous venons de réfuter ; c'est que l'évolution de la civilisation chinoise, toujours continue, a consisté simplement à développer les germes de son organisation primitive ; mais ce grand caractère, que je ferai ressortir, est un admirable titre au respect de tout vrai philosophe, bien loin d'être un signe d'infériorité, comme le suppose l'anarchie occidentale.
C'est là un beau phénomène, que l'état normal pourra seul réaliser pour toutes les sociétés, que ce développement prolongé de civilisation, mais toujours néanmoins avec le même caractère ; au lieu de ces changements plus ou moins brusques, et plus ou moins hétérogènes, que nous présente la succession des phases de la civilisation occidentale. Nous voyons, en effet, en Occident, à partir de l'état théocratique, une succession d'états sociaux hétérogènes, quoique liés entre eux, qui constituent les évolutions grecque, romaine, catholico - féodale, dont aucune ne sait rendre justice convenable à la précédente, et habituellement même ne sait que la maudire. L'évolution révolutionnaire commencée au XIVe siècle, a, à beaucoup d'égards, aggravé un tel état mental. Nous avons vu se succéder une suite de changements brusques, ayant en réalité entre eux une véritable liaison, mais inaperçue. Les lettrés occidentaux ont systématisé un tel état, ils ont pris le type de la maladie pour le type de la santé, et ils ont subordonné à cette étrange conception l'appréciation de toutes les autres civilisations. En effet, la Chine ne nous présente rien de parail à cette évolution occidentale. C'est toujours la même civilisation, civilisation astrolâtrique, prenant un accroissement continu, mais conservant toujours le même caractère ; civilisation dans laquelle les contemporains bénissent leurs ancêtres, au lieu de mettre leur stupide grandeur à les maudire et à les méconnaître, C'est la un spectacle consolant que nous offre la Chine ; on peut y voir un développement vraiment organique, où le progrès incessant ne méconnaît pas la continuité, caractère suprême de toute sociabilité.
Si en Chine nous voyons une succession continue dans l'évolution, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de revolutions, si par révolution on entend seulement un changement de dynastie, et non pas un changement dans le caractère même de la civilisation correspondante. La Chine nous présente en effet dans sa longue histoire de nombreuses commotions intérieures ; mais à quoi étaient-elles dues ? Elles résultaient de la nécessité de changer, de temps en temps, la famille impériale, l'élément directeur, la force central de la société. Il est clair que la situation prépondérante de la puissance impériale, malgré les limites spontanées que l'opinion et la corporation des lettrés lui opposent, tend a troubler au bout d'un certain temps l'intelligence et la moralité des natures trop peu éminentes qui arrivent quelquefois à la suprême fonction. Aussi les perturbations intérieures viennent de ces changements dynastiques rendus nécessaires. Or ces changements sont graves. Il s'agit en effet de remplacer l'organe fondamental, celui qui maintient l'unité, le ralliement des populations, et qui se trouve par suite rattaché à toutes les habitudes dans la population correspondante. Aussi ces changements sont accompagnés de rudes commotions ; mais ces commotions n'altèrent pas le caractère fondamental de la civilisation. C'est un organe qu'on élimine après qu'il a rempli sa fonction dans l'organisme social, suivant un travail analogue à celui qui s'accomplit normalement dans l'organisme individuel, avec accompagnement néanmoins d'une perturbation pathologique transitoire ; mais ces révolutions ne méconnaissent pas la continuité sociale. On en est venu en Occident, d'après une conception, aussi absurde qu'immorale, à sanctifier l'état de maladie, bien loin de le déplorer, et à considérer comment un état vraiment normal un développement sans règle et sans limite. Aussi ces tristes dispositions pathologiques expliquent pourquoi le développement organique et normal d'une grande civilisation a-t-il été pris comme un signe d'infériorité par des intelligences hébétées par l'esprit anarchique, qui domine trop, même ceux qui se croient les plus conservateurs.
Si nous considérons l'ensemble de la civilisation chinoise, nous voyons qu'elle s'étend d'une manière suffisamment authentique de l'an 2500 avant J.Ch. jusqu'à nos jours. Il ne faut pas attacher une trop grande importance à ce nombre 2500. Cependant les chiffres ont toujours une véritable utilité logique, surtout en sociologie, quand ils se rapportent aux époques primitives, pour limiter des divagations très-naturelles. Mais leur importance scientifique pour les époques primordiales n'est pas aussi grande que pour les époques plus rapprochées, vu l'extrême lenteur de l'évolution social à ses débuts. C'est donc pendant une période de plus de 4000 ans que se développe d'une manière continue cette grande civilisation.
L'histoire de l'évolution chinoise se partage en grandes périodes distinctes. La première s'étend de l'an 2500 avant J.Ch. jusqu'à l'an 200 avant J.Ch., c'est-à-dire jus-qu'à Thsin-chi-hoang-ti. C'est la période de fondation. Elle se trouve séparée de la seconde période par le règne caractéristique de Thsin-chi-hoang-ti, qui fut un homme d'État d'une puissante énergie, d'une individualité fortement accusée, et qui constitua l'empire chinois proprement dit.
La seconde période s'étend de l'an 200 avant J.Ch. jusqu'à nos jours. C'est la période de développement. L empire chinois finalement constitué nous présente alors une évolution continue, dont l'étude systématique nous conduira enfin à l'appréciation de la situation actuelle de ce grand empire.

Appréciation générale de la première phase de la civilisation chinoise. De l'an 2500 avant J.-Ch. jusqu'en l'an 200 avant J.-Ch.
Cette phase générale de la civilisation chinoise est la phase d'installation. De l'origine jusqu'à Confucius cette civilisation s'établit avec tous les caractères que nous avons vus la constituer : fétichisme systématisé par le culte astrolâtrique, absence de castes, mais existence d'une classe élevée, administrant et gouvernant sous la direction d'un chef unique, enfin famille fortement établie sur le culte des ancêtres et le respect filial. Confucius vers 550 avant J.Ch., construit la philosophie qui systématise une telle civilisation, et pose ainsi les bases de l'organisation régulière de la classe des lettrés ; cette phase se termine par l'énergique action militaire de Thsin-chi-hoang-ti, qui constitua enfin l'empire chinois. A partir de ce moment la civilisation chinoise définitivement fondée se développera par une action graduelle et continue. Les philosophes et historiens chinois dominés par un louable sentiment de continuité, ont voulu mettre dans l'histoire de leur société une unité que la nature des choses ne permet pas. Ils ont imaginé dans la plus haute antiquité toute leur civilisation ultérieure. Ce sont là des rêves d'âge d'or ; mais ce qu'il y a de vrai c'est que les germes de cette civilisation remontent effectivement à la plus haute antiquité ; mais ce ne sont que des germes qu'une longue évolution a seule pu développer. Les traditions placent le berceau de la civilisation chinoise sur les rives du Hoang-ho ou fleuve Jaune, et vers la partie nord du cours de ce fleuve, c'est-à-dire vers les provinces de Chen-sî et de Chan-si. C'est en ce point que s'est formé le groupe qui deviendra par une extension graduelle l'empire chinois. La civilisation chinoise descend ensuite ce grand fleuve, s'étend sur les deux rives, rayonne vers le nord et le sud, et finit enfin par atteindre son immense extension actuelle. Les traditions, conformes du reste aux lois mêmes de toute formation sociale, nous représentent le premier groupe comme très-restreint, puisqu'on le conçoit comme formé de cent familles, et que toute la population chinoise estime descendre de ces cent familles ; de plus ce noyau nous est représenté comme étant primitivement à un état complètement sauvage. Mais une fois formé, lié par un culte astrolâtrique, par l'adoration systématique du ciel surgi de l'initiative d'une famille prépondérante, ce noyau, dis-je, rayonne alors sur les populations environnantes de deux manières différentes, par une action conquérante, et par l'action naturelle d'une civilisation plus avancée sur des populations non constituées, et qui n'offrent pas, par conséquent, d'éléments de résistance à une influence civilisatrice. Nous voyons alors cette société acquérir une constitution plus fixe, étendre davantage son action ; mais son caractère prépondérant primitif n'étant pas le caractère militaire, les conquêtes ne sont que momentanées, et au lieu de former un empire unique, forment autour de la population initiatrice, un grand nombre de groupes ou royaumes distincts, soumis à une même civilisation, mais ne présentant pas une réelle subordination politique. Les historiens chinois qui ont voulu mettre dans l'évolution de leur civilisation une complète unité, présentent une telle situation comme une sorte de décomposition d'un empire unique. Ainsi jusqu'à Confucius, nous voyons se produire le phénomène général suivant : développement de la civilisation astrolâtrique avec les caractères généraux que je lui ai assignés, formation d'un grand nombre de petits États dominés par une telle civilisation. Il faut voir maintenant quel a été dans cette situation le rôle spécial de Confucius, sur lequel je reviendrai du reste d'une manière approfondie, mais qu'il faut apprécier sommairement, pour bien indiquer les pas essentiels de cette longue évolution. Le rôle de Confucius a été de construire pour la classe éclairée, administrative, dont le développement s'était produit conformément à l'esprit de la civilisation chinoise, une doctrine philosophique qui fut l'expression systématique de la nature même de cette civilisation. Ce rôle est immense, et jamais peut-être un homme n'a exercé une action plus grande, plus profonde et plus régulière dans le développement d'une société. La doctrine de Confucius, comme nous le verrons plus tard, établissait le type idéal de la civilisation correspondante. Cette doctrine systématique construisant le type à réaliser, fournissait la conception autour de laquelle ont pu et dû se grouper les théoriciens, les administrateurs, tous ceux en un mot qui faisaient partie de la classe éclairée. Cette doctrine a donné à cette classe une véritable constitution, une réelle unité ; elle a fondé finalement la classe des lettrés : c'est à partir de Confucius que cette classe se constitue. Dès ce moment anssi la civilisation chinoise se développe avec une intensité et une régularité extrêmes, parce qu'elle a acquis enfin une première coordination de son second élément directeur. La première force fondamentale, élément d'ordre, d'unité, de consolidation c'est-à dire la puissance impériale, avait dû être établie dès le début, mais l'élément modificateur, quoique surgi dès l'origine, de la nature même de cette société, n'arrive à se coordonner qu'à partir de Confucius. Cela se conçoit. La concentration était dans la nature même du premier élément qui a dû, dès le début, être plus ou moins systématique, mais le second élément, l'élément modificateur, dispersif par sa nature, n'a pu arriver que plus tard à conquérir la doctrine qui lui a donné une coordination, et qui lui a permis ainsi d'exercer une action plus complète et plus caractéristique. De Confucius à Thsin-chi-hoang-ti (de 550 avant J.Ch. à 221 avant. J.Ch. ) que voyons-nous ? La situation politique de la Chine, situation dispersive, reste la même, mais la civilisation proprement dite marche graduellement. La classe des lettrés acquiert de jour en jour dans chacune des petites dynasties une importance croissante. Nous voyons en effet les lettrés aller d'un royaume à l'autre porter leurs conseils, leur connaissance des affaires. Tel philosophe de la secte de Confucius, né dans un royaume, devient mandarin, ministre dans un autre. Ainsi s'établit par la classe des lettrés des relations de plus en plus régulières entre des royaumes politiquement distincts, de manière à préparer l'avènement de l'unité politique réalisée par Thsin-chi-hoang-ti. La similitude des moeur, des habitudes, se développe de plus en plus sous l'influence de la classe des lettrés, en même temps que cette classe pousse activement au développement industriel et pacifique de ces diverses populations. Nous arrivons ainsi à à Thsin-chi-hoang-ti, (de 221 avant J.Ch. à 209). Nous allons voir quel a été le rôle de ce grand homme, l'importance capitale de son impulsion, malgré les graves déviations dont elle fut accompagnée. Thsin-chi-hoang-ti appartenait à la dynastie des Thsin, dont le siège était au nord de la Chine dans les provinces actuelles de Chen-si, et il était chef d'une des huit dynasties qui composaient alors le peuple chinois. Il parvint à conquérir tous les autres royaumes, réunit tous les autres États sous une seule domination, et fonda véritablement l'empire chinois. Le royaume de Thsin-chi-hoang-ti se trouvant en contact avec les Tartares, l'activité militaire avait dû s'y développer davantage que dans les royaumes placés vers l'embouchure du fleuve Jaune où l'activité pacifique devait avoir plus de prépondérance, il n'est pas étonnant d'après cela, que la conquête soit venue de cette dynastie. Thsin-chi-hoang-ti parvint à réunir sous une même domination politique des royaumes liés entre eux, du reste, par la plus extrême analogie de civilisation. Une fois l'empire chinois vraiment constitué, Thsin-chi-hoang-ti étendit sa domination au delà du fleuve Yang-tseu kiang ou fleuve Bleu, jusqu'au Tonquin, dans cette région qui constitue actuellement la Chine méridionale. Il agrégea ainsi à l'empire des populations qui n'étaient pas réellement chinoises, c'est-à-dire chez qui n'était pas développée la civilisation dont j'ai décrit les traits fondamentaux. Mais ces populations après avoir été conquises par les armes de Thsin-chi-hoang-ti furent ensuite graduellement conquises par la civilisation chinoise. Ces deux parties de la Chine ont pu quelquefois nous présenter des luttes, mais le retour à l'unité politique a toujours fini par se faire. Par conséquent la conquête de Thsin-chi-hoang-ti a été au fond décisive pour la consolidation et l'extension de l'empire chinois. Thsin-chi-hoang-ti repousse et contient les Tartares. Il y a toujours eu lutte entre la civilisation chinoise se développant constamment, s'étendant sans cesse et les nomades qui la circonscrivaient au nord et à l'ouest. Thsin-chi-hoang-ti en triompha, et parvint à les contenir suffisamment. On lui doit la construction de la fameuse muraille, destinée à défendre la Chine contre les Tartares. Mais cette immense construction fut plutôt un monument d'orgueil qu'un efficace moyen de défense. La Chine a été, malgré la fameuse muraille, conquise deux fois, par les Mongols et les Mantchoux. Mais leur conquête s'est réduite, comme on l'a justement observé, à leur conférer le droit de monter la garde dans l'intérieur du vaste empire. Thsin-chi-hoang-ti développa fortement dans le gouvernement chinois l'élément militaire ; de là l'extrême opposition des lettrés. Néanmoins cette action militaire fut utile pour constituer réellement l'empire chinois ; mais la classe des lettrés avait une trop forte consistance et était trop enracinée dans les fondements de cette civilisation, pour que le mouvement opéré par Thsin-chi-hoang-ti pût être autre chose qu'une dictature militaire passagèrement nécessaire à la fondation suffisamment stable de ce grand empire. Cette œuvre capitale, Thsin-chi-hoang-ti l'accomplit, il faut le dire, avec une extrême violence, On a voulu souvent justifier de telles violences par une prétendue nécessité ; ce sont là des exagérations de l'esprit absolu. Ces violences proviennent toujours d'une véritable infériorité morale, dans des natures éminentes du reste à beaucoup d'autres égards. Les lettrés dominés par le sentiment de la continuité, préoccupés du caractère administratif et paternel qu'ils voulaient faire prévaloir dans le gouvernement chinois, méconnurent complètement ce qu'avait d'utile, de nécessaire la politique de Thsin-chi-hoang-ti pour fonder réellement l'empire chinois, et lui donner une base suffisante de stabilité contre les attaques extérieures. Ils ne surent pas se dégager suffisamment du type antique, et firent à Thsin-chi-hoang-ti et à son ministre Li-sse une opposition vive et continue. Cette opposition conduisit Thsin-chi-hoang-ti à une mesure d'une violence et d'une brutalité extrêmes. Il ordonna la destruction de tous les livres, et défendit à qui que ce soit d'en conserver, sous peine de mort, un exemplaire, surtout des livres antiques, et vénérés de la population. Cet ordre, d'une barbarie inouïe, fut exécuté avec une cruauté extrême ; quoique par sa nature il ne pût avoir une complète réussite, il provoqua de la part des lettrés des dévouements admirables. Ils montrèrent un noble courage à défendre ces livres où se condensait toute la sagesse des siècles antérieurs. Voilà quelle fut surtout la mesure extrême, injustifiable de Thsin-chi-hoang-ti, qui brisa ainsi avec une violence impardonnable une opposition bien naturelle, et qu'il aurait pu facilement vaincre, dans ce qu'elle avait de déraisonnable, sans recourir à d'aussi sauvages expédients. Mais, on doit le remarquer, Thsin-chi-hoang-ti, si profondément ennemi de la classe des lettrés ou des sectateurs de Confucius, fut au contraire partisan déclaré des sectateurs de la raison, des Tao-sse. Cela se conçoit, les Tao-sse, comme tous les métaphysiciens quelconques, plus ou moins, avaient le mépris du passé ; ils devaient se trouver sympathiques à un révolutionnaire comme Thsin-chi-hoang-ti. Les sectateurs de Confucius au contraire, véritables représentants de la civilisation chinoise, avaient pour l'antiquité le plus profond respect. — Du reste, il faut remarquer que chez les empereurs chinois la protection accordée aux Tao-sse ou aux bouddhistes est en général un signe de rétrogradation. Cela se conçoit, vu le caractère inférieur de ces doctrines qui poussent, plus ou moins, à d'indéfinies divagations mentales. Telle est l'analyse sommaire de cette première phase de la civilisation chinoise. Cette civilisation est constituée quant à ses bases essentielles, et l'empire chinois est enfin établi. Il pourra éprouver des commotions, des luttes, des déchirements, mais les divers éléments s'en rapprocheront toujours leurs habitudes antérieures, et par l'action de la classe des lettrés de plus en plus systématiquement organisée. — Nous assisterons maintenant dans la seconde phase au développement continu de cette civilisation désormais solidement assise.
2 1861.1 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].

INTRODUCTION.
Je publie les leçons consacrées à Confucius et à la civilisation chinoise, dans le cours public et gratuit que j'ai professé en 1859 et eu 1860 sur l'Histoire générale de l'humanité.
Mon but, en détachant cette partie d'une vaste exposition, est surtout d'appeler l'attention des esprits et des cœurs élevés, sur la nécessité d'instituer une politique à la fois rationnelle et morale pour régler les relations de l'Occident avec le reste de la Planète. Ces relations sont dominées de plus en plus par un ignoble mercantilisme, ou par un prosélytisme étroit, qui du reste n'est le plus souvent qu'un prétexte à des opérations politiques ou commerciales. J'espère aussi que l'exemple d'une conception politique, basée sur une appréciation philosophique approfondie de la situation qu'il s'agit de modifier, pourra persuader les esprits réfléchis de la nécessité d'apporter dans l'étude des phénomènes sociaux au moins le degré d'attention et de persévérance qu'exigé l'élude des phénomènes plus simples de la vie ou du monde. Du reste, l'institution d'une politique vraiment planétaire, outre sa hante importance en elle-même, se lie aussi, directement et indirectement, aux nécessités les plus urgentes de la réorganisation occidentale ; car la vraie doctrine propre à instituer l'état normal de l'Humanité, doit se caractériser au début par son aptitude à construire une politique embrassant réellement l'ensemble des affaires terrestres. C'est ce que le Positivisme fait réellement ; ce que ne tarderont pas à comprendre les esprits vraiment dignes de sentir la valeur d'une telle doctrine, destinée à produire enfin le ralliement général des âmes d'élite.
Mais pour que le groupe des populations avancées puisse adopter une politique convenable par rapport au reste de la Planète, il faut qu'il s'opère systématiquement un changement dans la manière dont il se conçoit lui-même ; ce changement réagira du reste heureusement sur la politique intérieure de l'Occident.
Ce changement consiste essentiellement dans la substitution définitive de la notion d’occidentalité à celle de chrétienté. Une telle substitution n'étant que l'énoncé systématique d'un fait, sera susceptible d'être adoptée par tous les esprits sérieux et réfléchis ; il ne pourra y avoir de résistance que de la part d'un fanatisme désormais singulièrement exceptionnel.
J'applique, d'après Auguste Comte, la dénomination d'occidentalité ou république occidentale au groupe des cinq populations avancées, française au centre, italienne et espagnole au midi, britannique et germanique au nord, qui sont restées toujours solidaires depuis Charlemagne.
La dénomination d'occidentaitlé est plus rationnelle que celle de chrétienté. D'abord elle est plus précise, car elle élimine d'un tel groupe et la Russie et les populations chrétiennes de l'Orient qui ne peuvent songer sérieusement à en faire partie. D'un autre côté, elle a l'avantage de pouvoir représenter l'ensemble de tous les antécédents qui ont servi à produire ce groupe mémorable. Le mot de crrétien ne désigne qu'un seul des antécédents, respectable et important sans doute, mais au fond le moins décisif de tous. L'occidentalité doit sa constitution surtout à la conquête romaine, complétée par la politique de Charlemagne, par la domination catholique, par l'incomparable influence de la féodalité, et par l'évolution révolutionnaire des cinq derniers siècles. Celte dénomination a l'avantage de faire ainsi la part à tous nos ancêtres, en ne méconnaissant pas les plus importants au profit exclusif de l'un d'entre eux.
Mais la substitution de l'occidentalité à la chrétienté, outre sa plus grande rationalité, doit déterminer dans les vues des hommes d'Etat, et finalement des populations, un changement capital eu les plaçant à un point de vue vraiment civique, qui cache depuis César et Trajan sous la couche chrétienne, a sans doute transpiré dans les grands types des Henri IV et des Richelieu, mais qui n'a pu néanmoins se dégager complètement que dans Frédéric, le plus éminent des hommes d'État dont l'Occident puisse s'honorer depuis Charlemagne. Sans que le génie de Frédéric soit ici indispensable, la situation est tellement lumineuse qu'un véritable homme d'État doit la comprendre. Si Frédéric a pu gouverner en se plaçant au point de vue purement civique d'un grand dictateur, ce qui était alors possible pour un tel homme, est maintenant nécessaire. Le devoir d'un homme d'Etat est donc maintenant de gouverner en dehors de toutes préoccupations théologiques, qui désormais doivent être renvoyées exclusivement dans le domaine de la vie privée. Du reste, c'est là, en France, l'état strictement légal, tel qu'il résulte de la proclamation même de la liberté des cultes. Si la loi est athée, suivant l'exacte expression d'un légiste contemporain, on peut dire avec plus de vérité encore qu'en France l'État n'a pas de religion. C'est donc aux hommes d'État et aux populations à mettre leurs idées et leurs sentiments au niveau de la situation.
Cette substitution de l’occidentalité à la chrétienté, si capitale pour l'état intérieur de l'Occident, parce qu'elle désigne le seul terrain commun sur lequel tous peuvent s'entendre, aura une équivalente efficacité pour la politique extérieure. Le but de l'Occident ne pourra dès lors plus consister à imposer à l'Orient une synthèse en complète décomposition à son foyer même. C'est en dehors de toutes les synthèses provisoires que devra être cherchée la conception susceptible de devenir la religion universelle. Ce point de vue chrétien qui vicie si profondément l'appréciation des autres populations de la Planète, ne viendra plus empêcher de les concevoir. On pourra dès lors les apprécier rationnellement en dehors des préjugés rétrogrades ou révolutionnaires.
Ces vues générales sont susceptibles d'être acceptées en Occident dès à présent par tous les esprits d'élite, par tous ceux en un mot qui se préoccupent dignement des questions sociales. Il est vrai de dire qu'à cet égard les opinions sont au-dessous des besoins de la situation à un degré peut-être unique dans l'histoire.
J'espère avoir fait suffisamment ressortir la supériorité de l'esprit religieux, en comparant l'admirable mission organisée par les Jésuites avec l'oppression, tantôt hypocrite, tantôt violente, instituée par un mercantilisme ignoble.
J'ose espérer enfin que les natures vraiment religieuses, surtout catholiques, donneront leur appui à une politique rationnelle et morale qui réprouve l'emploi de la force publique mis au service de la cupidité privée, et qui vient, au nom de l'Humanité, demander un respect convenable des civilisations surgies en dehors de l'Occident sur le reste de la Planète. Toute religion sérieuse, quelle que soit sa base dogmatique, doit hautement protester contre l'emploi de la violence comme préambule ou appui d'une prédication quelconque. La noble mission des Jésuites en Chine peut servir d'exemple à cet égard.
Enfin nous pouvons espérer qu'un jour une saine opinion surgie en Occident, déterminera sous le nom de marine occidentale l'institution d'une force publique employée, outre la protection d'un commerce utile, surtout à garantir les populations retardées des tentatives d'oppression que produira de plus en plus une cupidité, désormais de moins en moins réglée.
Dans le travail que je publie aujourd'hui, je me suis non-seulement inspiré des principes fondamentaux de la philosophie positive, mais aussi de la vue spéciale, aussi profonde que lumineuse, posée par Auguste Comte au sujet de la civilisation chinoise.
"Un concours spécial d'influences surtout sociales, disposa la civilisation chinoise à développer le Fétichisme au delà de tout ce qui fut possible ailleurs. Mieux systématisé qu'en aucun autre cas, il y prévalut sur le Théologisme, et préserva le tiers de notre espèce du régime des castes, malgré l'hérédité des professions, etc." (Auguste Comte, Synthèse subjective, tome Ier, Introduction).
C’est sous une telle inspiration que j’ai, dans mon cours public sur l'Histoire générale de l'Humanité, apprécié la civilisation chinoise et son plus éminent représentant, Confucius.
J’ose espérer qu’un tel travail contribuera à propager la conviction que la religion démontrée peut seule embrasser l'ensemble des affaires terrestres par une politique à la fois rationnelle et morale.


Première Leçon
APPRECIATION ABSTRAITE DES BASES ESSENTIELLES DE LA CIVILISATION CHINOISE ET DES ELEMENTS MODIFICATEURS DE CETTE CIVILISATION
Messieurs,
Nous allons commencer aujour’hui l’appréciation générale de l’ensemble de la civilisation chinoise. Vu l'importance d’une telle étude, en elle-même et quant à son application sociale, nous lui consacrerons trois séances.
Il existe au fond de l’extrême Orient une civilisation considérable, se développant d'une manière constante, avec une pleine activité, quoi qu'on en dise, et dont les contacts avec l'Occident augmentent chaque jour. Cette civilsation, si mal appréciée à tant d'égards, c'est la civilisation chinoise. Son étude est très-importante au point de vu philosophique, à cause de l'étrangeté apparente qu'elle a eue pour presque tous les observateurs qui s'en sont occupés jusqu'ici, même avec les documents les plus complets et avec les dispositions les plus satisfaisantes ; d'un autre côté, elle sera extrêmement utile pour fournir sa base à une politique vraiment rationnelle de l'Occident.
La civilisation chinoise, depuis la grande mission des jésuites, a donné lieu à des études nombreuses et importantes. Jusqu'à eux les récits de Marco-Polo avaient été traités de fables. C'est aux jésuites que nous devons finalement une première connaissance sérieuse de la Chine ; et, depuis cette époque, les études sur ce sujet ont continué avec beaucoup d'ardeur, de dévouement, et en général avec une sympathie réelle pour la civilisation correspondante. Néanmoins on peut dire que, malgré des aperçu très-ingénieux, malgré des observations spéciales intéressantés, il manque encore de cette civilisation une appréciation générale et systématique.
Cela n'a rien d'étonnant, car une telle appréciation pouvait surgir qu'après la découverte, faite par Auguste Comte, des lois abstraites de l'évolution intellectuelle. Avant cela, il était impossible de se mettre à un point de vue vraiment relatif, et de se placer par suite, dans une complète indépendance mentale, par rapport aux états antérieurs de l'esprit humain.
Toutes les intelligences qui ont abordé l'étude de la Chine étaient dominées, ou par la théologie, ou par la métaphysique, ou par la science pure. Or aucune de ces trois dispositions n'est convenable pour une appréciation définitive et complète de la civilisation chinoise.
Pour l'esprit théologique, cela est évident. Il s’agit ici d'une civilisation dont la base fondamentale n'est point la théologie, d'un peuple qui n'a pas eu de développement théologique propre et spontané, et chez qui un tel esprit fut importé de l'étranger, à une époque où sa civilisation avait reçu sa constitution essentielle, Par conséquent, des gens comme les jésuites par exemple, s'occupant avec ardeur de la civilisation chinoise, ne pouvaient en comprendre que les détails, mais jamais l'ensemble ni l'esprit essentiel et, par suite, prêtaient aux penseurs chinois des conceptions qui au fond leur étaient complètement étrangères.
Pour l'esprit métaphysique, la chose est encore plus incontestable ; la métaphysique n'étant qu'une modification graduelle et dissolvante de la théologie, comment des intelligences dominées par un tel esprit pourraient-elles juger sainement, dans son ensemble, une civilisation encore plus étrangère à la métaphysique qu'à la théologie ? Cela est tellement impossible, qu'on a vu un homme aussi distingué que M. Abel Rémusat, qui s'est occupé de la Chine d'une manière si remarquable et si approfondie, regarder la philosophie de Lao-Tseu comme représentant la pensée primitive de la Chine, le point de départ de sa civilisation. Or cette philosophie de Lao-Tseu entièrement métaphysique n'est, comme je l'établirai, qu'un élément perturbateur, ou au moins un simple modificateur de la civilisation chinoise, et, certainement, une importation étrangère. C'est un exemple frappant de ce que peuvent les préoccupations du moment, chez des intelligences distinguées d'ailleurs, et fort compétentes comme érudition. Au temps où écrivait M. Abel Rémusat, une métaphysique qui a jeté un éclat éphémère, et qui aujourd'hui est bien déchue, occupait la scène philosophique. Involontairement dominé par une telle situation, M. Abel Rémusat pensait mieux faire goûter cette Chine qu'il avait tant étudiée, en y faisant apercevoir, dans son plus lointain berceau, ces divagations métaphysiques qui préoccupaient alors les lettrés de l'Occident.
Quant à la science proprement dite, elle n'était pas plus apte que la théologie et la métaphysique à constituer une théorie réelle de cette civilisation. L'esprit scientifique a néanmoins des points de contact nombreux et réels avec le véritable esprit de cette civilisation ; en ce sens que l'un et l'autre admettent l'activité spontanée de la matière. Néanmoins, la science n'était ni assez dégagée de la métaphysique, ni à un point de vue assez général, pour aborder un tel problème ; d'autant plus que la science occidentale, essentiellement abstraite, ne se trouvait guère par là même en disposition de comprendre l'esprit réel, mais concret, de la Chine. Il fallait donc la découverte des lois intellectuelles, faite par Auguste Comte, pour qu'il fût possible d'aborder l'étude systématique de ce grand problème. Il est certain que cette théorie constitue une application difficile et caractéristique des principes de la vraie philosophie de l'Histoire.

Considérations préliminaires sur la différence entre le fetichisme et le théologisme.
Avant d'aborder cette étude, je dois donner quelques explications préliminaires sur la différence essentielle qui existe entre le fétichisme et le théologisme, et montrer que le théologisme ne constitue qu'une évolution transitoire entre le Fétichisme primitif et le Positivisme définitif.
Il n'y a dans l'évolution de toute société que deux états complètement normaux, susceptibles de durée et de consistance, et n'offrant pas l'instabilité nécessaire de l'état théologique ; c'est, d'un côté l'état fétichique point de départ fondamental de la raison humaine et de toute sociabilité quelconque, et, d'un autre côté, l'état positif, qui en est l'aboutissant final.
Après avoir indiqué rapidement la distinction essentielle entre le Fétichisme et le Théologisme, j'insisterai surtout sur cette notion capitale, que le théologisme constitue une simple transition.
Intellectuellement, le Fétichisme consiste à concevoir les corps, non-seulement comme actifs, mais encore comme vivants ; à se représenter les divers modes d'activité qu'ils nous manifestent comme dus aux passions et aux penchants qui les animent ; en un mot, à assimiler le monde à l'homme. Il n'y a qu'une simple exagération dans une pareille appréciation, dont la base est incontestable. Il est certain (la science l'adopte de plus en plus, et le Positivisme l'a mis hors de doute) que la matière est réellement active. Mais outre l'activité propre à la matière en général, il y a un mode d'activité qui appartient à certains corps seulement, et qui constitue la vitalité : tous les corps sont actifs, mais tous ne sont pas vivants. La seule erreur commise par le Fétichisme, sous ce rapport, est d'avoir donné à tous les corps un mode d'activité qui ne convient qu'à quelques-uns. Il consiste donc à concevoir tous les corps non-seulement comme doués d'une activité spontanée, ce qui est incontestable, mais aussi comme vivants, ce qui constitue une exagération, nécessaire au début.
On peut dire en effet qu'une pareille théorie constitue le point de départ inévitable de l'esprit humain. Quelle est la loi fondamentale d'après laquelle agit notre intelligence ? C'est d'assimiler les phénomènes les moins connus à ceux que nous connaissons le mieux ; ce qui revient à dire que la tendance essentielle de notre esprit est de faire l'hypothèse la plus simple en rapport avec l'ensemble des renseignements obtenus. Cette loi capitale de la philosophie première n'est que la constatation systématique d'un grand fait général de notre intelligence. Or ce que nous connaissons le plus et le mieux au début, c'est l'homme. Nous nous sentons, nous sentons que nos actes se produisent en vertu d'un ensemble de passions particulières, d'impulsions distinctes : la colère, la bonté, l'amour, etc. Par conséquent, en voyant les corps extérieurs agir avec une intensité bien autrement grande que les corps vivants eux-mêmes ; en voyant les mouvements des fleuves, les perturbations des tempêtes, tous ces grands phénomènes météorologiques qui prouvent dans la matière une activité si caractéristique et si puissante, il est tout à fait inévitable de supposer que les corps qui manifestent une telle activité, veulent cette activité et la produisent en vertu de passions et de penchants analogues à ceux qui déterminent les actes de l'homme ; le fétichisme est donc un état tout à fait inévitable de l'intelligence humaine, et résulte nécessairement d'une tendance fondamentale de notre esprit, et des notions ou renseignements que nous possédons au début.
Le dernier terme de l'état fétichique, c'est l'astrolâtrie proprement dite. Lorsque sous l'influence de ce fétichisme spontané, favorisée par des conditions cosmologiques convenables, une société est arrivée à un état sédentaire, que des moyens suffisants ont été fournis à un certain nombre d'individus d'observer les astres, et de se livrer à une activité directement spéculative, alors au-dessus du Fétichisme populaire spontané se superpose un Fétichisme plus systématique, consistant à accorder une puissance directrice à ces êtres éloignés, dont une observation attentive nous démontre bientôt l'influence prépondérante. — En résumé, le Fétichisme est le point de départ nécessaire de l'esprit humain ; et le dernier élément de l'état fétichique, le plus systématique, c'est l'Astrolâtrie.
Quels sont les services rendus à l'esprit humain par le Fétichisme ? Outre qu'il est inévitable, puisqu'il est la seule théorie qui surgisse spontanément des conditions primitives de notre nature et de notre situation, on lui doit l'institution régulière et développée de l'observation concrète ou observation des êtres. En effet, le Fétichisme conçoit chaque phénomène comme produit par la volonté même de l'être qui le présente ; cet être a ainsi des passions, des sentiments, des dispositions morales qui le lient parfaitement à l'observateur correspondant. Par suite, il est clair que l'image de chacun de ces êtres apparaît avec une force, une netteté, une intensité qu'elle ne peut avoir chez des observateurs pour lesquels ces corps sont tout à fait inertes, et n'ont avec eux aucune sorte de relation affective. Il est bien évident que cette intime relation de haine, de bienveillance, de colère, etc., etc., entre l'être observé et l'observateur doit nécessairement produire une image plus nette et une représentation plus vive. Le Fétichisme institue donc l'observation concrète, c'est-à-dire l'observation des êtres, avec une puissance qui lui est propre, et fournit ainsi les images concrètes qui servent ensuite de base à la contemplation abstraite ou observation des phénomènes. — Le Fétichisme amasse ainsi les matériaux de toutes nos spéculations quelconques, et il joue ce rôle capital dans le développement de l'individu comme dans celui de l'espèce.
Quant au Théologisme, dont la phase caractéristique est le Polythéisme, il surgit de l'observation abstraite par l'intervention nécessaire d'un sacerdoce. Je dois sommairement développer cette proposition importante.
Quand l'esprit humain en est venu à constater des propriétés communes à divers corps et à les considérer isolément, la nécessité de représenter ces propriétés indépendamment des corps auxquels elles appartiennent le pousse, en vertu de la disposition primitive ci-dessus expliquée à tout assimiler à l'homme, à charger un être particulier de la direction et de la production de chacun de ces phénomènes. — Ainsi, par exemple, quand on s'élève de la notion d'un arbre individuel à la notion plus abstraite de forêt, on institue le Dieu de la forêt, c'est-à-dire un être présidant à l'ensemble des phénomènes communs aux divers arbres de la foret.
Le Polythéisme, ou la création d'êtres distincts des corps et qui produisent dans chacun d'eux les divers phénomènes qu'ils manifestent, surgit de l'observation abstraite ; et, une fois que l'artifice logique consistant à imaginer des dieux pour représenter les phénomènes, au lieu de les attribuer aux êtres, a été institué, cet artifice susceptible d'un immense développement, consolide l'abstraction et lui permet de se renouveler à l'infini.
Mais cette institution systématique de l'abstraction par la création des dieux, est une opération intellectuelle d'une haute difficulté qui ne peut plus émaner spontanément de la raison vulgaire : elle est toujours due à une classe spéculative distincte, ou à un sacerdoce ; et, une fois établie, elle sert au développement même de ce sacerdoce.
Ainsi, au Fétichisme succède, par l'intervention d'un sacerdoce, le Polythéisme ou théologisme, qui émané de l'abstraction la consolide et l'étend.
Si nous considérons ce second état caractéristique de la raison humaine, nous serons immédiatement frappés de la profonde consistance mentale du Fétichisme comparée a l'instabilité inévitable du Polythéisme.
Le Fétichisme, réduit à l'observation des êtres, comporte véritablement peu de divagations. D'où peuvent provenir les divagations de l'esprit humain ? De l'institution de l'abstraction, ou de la considération des phénomènes indépendamment des corps qui les manifestent. Il résulte de là, en effet, la possibilité de concevoir le phénomène dans une infinité de conditions autres que celles qui ont lieu dans la réalité. Ainsi, si l'on étudie le phénomène de la locomotion en lui-même, au lieu de n'apprécier que des êtres réels en mouvement, on arrive bientôt à imaginer la locomotion dans une infinité de cas que l'observation concrète n'a jamais fait connaître ; ou arrive à concevoir la locomotion sur l'eau, dans l'air, pour tous les êtres quelconques ; on arrive à la concevoir abstraction faite du temps, c'est-à-dire avec une vitesse infinie. En un mot, l'étude abstraite des phénomènes permet la conception d'une infinité de cas possibles, tandis que l'observation concrète ne fait connaître que les cas réels.
L'institution de l'abstraction, due au Polythéisme, établit donc pour l'intelligence une situation active, mais instable, et constamment exposée à d'intimes divagations. Le Fétichisme, au contraire, réduit à l'observation des êtres, ne considérant que les cas réels, et non pas les cas possibles que l'abstraction permet d'imaginer, offre un état mental moins actif sans doute, mais d'une grande consistance et d'une parfaite rectitude.
Le Fétichisme est naturellement synthétique, car il ne considère jamais les phénomènes isolément, mais toujours dans leurs dépendances mutuelles ; mais il n'est pas systématique : la systématisation suppose toujours l'abstraction. L'état fétichique ne comporte pas le développement caractéristique des divers aspects essentiels de notre nature. Ainsi, il ne permet pas le développement de la grande science, c'est-à-dire de la science abstraite, qui a pour but de découvrir les lois réelles de succession ou de similitude des divers phénomènes. Ce n'est que dans les phénomènes considérés isolément que nous pouvons espérer de découvrir les lois qui les régissent. Le développement scientifique réel suppose donc nécessairement l'établissement de l'abstraction. Voilà un des grands aspects de notre nature dont le développement ne peut se produire pendant l'état fétichique. Ainsi, le Fétichisme est un état synthétique susceptible de durée, de consistance, mais qui ne facilite pas la culture spéciale des divers éléments de la nature humaine, et qui ne comporte pas leur véritable systématisation.
Le Positivisme satisfait seul à ces deux conditions : il est synthétique ; mais d'un autre côté, profondément abstrait, il est systématique, et coordonne les diverses facultés spéciales de la nature humaine après leur développement actif.
Entre le Fétichisme primitif et le Positivisme définitif synthétique et systématique, s'intercale donc le Théologisme, qui constitue une transition nécessaire au développement des forces humaines, car le Positivisme ne peut les régler qu'après leur développement préalable. Il faut donc concevoir le théologisme comme ayant pour but de présider à l'évolution spéciale des diverses forces élémentaires de la nature humaine, mais aussi comme nécessairement instable, par l'impossibilité où il est de les régler ; et, par suite, le théologisme n'est qu'une transition plus ou moins rapide entre l'état primitif et l'état final.
Cette proposition capitale a été établie par Auguste Comte pour les trois grandes transitions grecque, romaine et féodale. L'évolution révolutionnaire, commencée en Occident depuis le XIVe siècle, ne comportant pas le nom de transition, mais plutôt celui de crise, à cause du caractère de plus en plus anarchique qu'elle manifeste, à mesure qu'on approche de la terminaison finale. Chacune de ces trois transitions a présidé plus spécialement à l'évolution d'un des aspects de notre nature : l'intelligence, l'activité, le sentiment.
Eh bien, je crois qu'il faut étendre une telle conception à la Théocratie elle-même, de manière à concevoir tout état théologique comme une transition plus ou moins stable.
D'une manière générale, on peut dire que le théologisme est plus ou moins révolutionnaire et qu'il ne peut être que transitoire : car il institue l'abstraction sans pouvoir la régler.
En effet, l'esprit théologique institue les abstractions qu'il représente par des dieux, dont les volontés sont nécessairement plus ou moins arbitraires. Cette abstraction, ne comportant ainsi aucune limite pousse à d'infinies divagations qui ne sont arrêtées que par les nécessités de la vie pratique. Le théologisme est donc un état mental continuellement exposé à d'imminentes divagations, état qui n'a jamais été suffisamment réglé, et qui a toujours troublé plus ou moins profondément l'ensemble des institutions au milieu desquelles il a surgi. — L'abstraction ne peut être réglée que par l'esprit scientifique, qui conçoit tous les phénomènes comme assujettis à d'invariables lois de succession et de similitude.
Ainsi, tout état théologique quelconque est nécessairement instable. — Si nous considérons maintenant la théocratie proprement dite, première phase de l'état Théologique, nous allons voir surgir la vérification spéciale de notre proposition.
Ce qui caractérise la Théocratie, c'est le régime des castes, et la coordination des diverses castes entre elles par la prépondérance de la caste sacerdotale. Il est certain que le régime des castes institue très-bien les diverses professions, leur donne une consistance inébranlable, consolide la division du travail, et permet d'importants développements de notre activité. Mais la coordination des diverses castes par le sacerdoce est insuffisante. — On peut dire en effet, à rencontre des préjugés vulgaires, que la théocratie n'institue pas un gouvernement suffisant ; c'est un régime qui n'est pas assez gouverné. — Dans une véritable théocratie, dont la base est nécessairement polythéique, il n'y a jamais une condensation unique du sacerdoce, comme dans le régime juif ou dans la Papauté. Il y a des familles sacerdotales distinctes, correspondantes aux diverses divinités ; et cela était indispensable, sans quoi un tel régime aurait offert une intensité d'oppression inimaginable. — Mais les divers éléments de la caste sacerdotale n'étant pas groupés autour d'un seul prêtre dominateur, il en résulte que la caste sacerdotale ne gouverne pas suffisamment. Elle institue des règles pour la nutrition, le vêtement, etc., etc.; elle consolide la division du travail, elle consacre religieusement l'hérédité, mais elle n'organise pas un ralliement suffisant des diverses castes. Ainsi, l'organisation intérieure d'un tel régime n'est pas suffisamment stable. C'est donc le contraire du préjugé ordinaire, qui conçoit l’excès de gouvernement comme en étant le principal inconvénient.
D'un autre côté, par rapport aux sociétés extérieures, le régime théocratique proprement dit n'offre pas une puissance de réaction suffisante, ou si cette puissance de réaction se développe suffisamment, par l'avènement graduel des militaires, le régime théocratique lui-même se trouve compromis ; les militaires l'emportent sur les prêtres, assez pour les subordonner, mais pas assez pour amener la prépondérance du caractère franchement militaire, comme celui de la civilisation romaine. On obtient alors un régime bâtard, celui de la Perse, par exemple, qu'on a pris superficiellement pour le vrai type de la théocratie, et qui n'est qu'un régime théocratique dégradé.
Ainsi donc, le régime théocratique en lui-même, outre les inconvénients propres à tout théologisme, manque d'un gouvernement suffisant et d'une puissance de réaction assez énergique contre les perturbations extérieures, de manière à ne constituer qu'un état trop instable et vraiment transitoire.
Une telle proposition a une véritable importance historique, puisqu'elle apporte une netteté plus grande dans 1'appréciation des divers états sociaux surgis à la surface de notre Planète. Elle a de plus une haute valeur sociale, parce qu elle établit une relation plus intime entre les deux seules religions qui ont été et peuvent être universelles le Fétichisme et le Positivisme.
Le Fétichisme est la seule religion qui ait été spontanément universelle. C'est l'état mental par lequel ont débuté toutes les intelligences, c'est le point de départ de tous les états sociaux. De plus, la raison concrète ou pratique est restée fétichique, même dans les civilisations passées à l'état monothéique. Les gens même qui admettent un Dieu unique gouvernant toutes choses, expliquent dans la vie ordinaire les divers phénomènes par la volonté correspondante plus ou moins claire, plus ou moins nette, des êtres qu'ils observent. Cette raison concrète, restée fétichique, est la raison générale, universelle, qui domine toutes les intelligences. La raison abstraite qui systématise et coordonne n'a eu jusqu'ici qu'une action modificatrice. On peut donc dire que les classes populaires, dans tous les régimes, ont conservé le Fétichisme comme base de leur état mental. — Le Fétichisme étant encore dans tous les états sociaux la religion vraiment universelle, puisqu'il est la base de la raison concrète ou pratique, il y a donc une importance capitale à établir le caractère de stabilité qui lui est propre, et, au contraire, le caractère d'instabilité inhérent au théologisme qui institue l'abstraction sans la régler. — Cette proposition essentielle nous fera mieux comprendre la relation qui doit exister et qui existera nécessairement de plus en plus entre le Fétichisme religion spontanément universelle, et le Positivisme religion systématiquement universelle. Aussi le Positivisme rend seul une justice caractéristique au Fétichisme, il le développe, et se l'incorpore finalement. Il y avait donc utilité réelle à placer tout l'ensemble du théologisme dans sa véritable position, comme un intermédiaire transitoire entre les deux états fondamentaux de la raison humaine.
Depuis la fin du siècle dernier, le théologisme dominant de moins en moins les intelligences, les esprits cultivés eux-mêmes tendent à revenir vers le fétichisme. Cette tendance se manifeste clairement par le développement de la poésie fétichique ; et les extravagances panthéistiques elles-mêmes sont une forme confuse, mais certaine, de cette disposition spontanée des esprits cultivés vers le fétichisme. De sorte qu'en lui rendant justice, en se l'incorporant convenablement, le Positivisme en même temps qu'il vient répondre aux besoins fondamentaux de la raison populaire, vient systématiser aussi une disposition générale des intelligences cultivées.
On comprendra d'après cela l'importance de l'étude de la civilisation chinoise, civilisation essentiellement fétichique, qui s'est développée dans ce sens avec une stabilité, une force, une grandeur vraiment admirables. Cette étude a donc une haute utilité historique. Mais elle a aussi une grande importance politique et morale. Les relations de l'Occident avec la Chine, comme du reste avec toutes les autres parties de la Planète, ont un caractère d'immoralité anarchique et perturbatrice. Il est nécessaire que la Religion qui vient établir le règlement des forces humaines, la prépondérance de la Morale sur la Politique, fasse apprécier une telle civilisation. Le Positivisme montrera ainsi son aptitude exclusive à la direction des affaires terrestres. J'espère, messieurs, que cette conviction résultera pour vous de l'étude sommaire que nous allons entreprendre.
Je commencerai par une appréciation générale de l'ensemble de la civilisation chinoise, d'abord dans ses éléments essentiels, puis dans son développement concret.
J'apprécierai ensuite le type le plus élevé de cette civilisation, au point de vue intellectuel et moral, celui en qui se résume son esprit fondamental, l'éminent Confucius ; objet de la profonde vénération des habitants du grand empire.
Dans la troisième partie j'examinerai ce qu'ont été historiquement les relations de l'Occident avec la Chine, et ce qu'elles doivent être finalement.

Base mentale de la civilisation chinoise.
Le fétichisme, systématisé par l’adoration du Ciel, est la base mentale de la civilisation chinoise : telle est la proposition capitale qu'il faut mettre dans tout son jour pour faire comprendre le véritable esprit de cette grande civilisation. Nous avons établi que toute société quelconque débute nécessairement par le Fétichisme. Cet état a reçu en Chine une véritable systématisation, qui lui a donné une consistance et un développement immenses, de manière à devenir la base de l'évolution sociale de cette grande population. Dans les autres pays, le Fétichisme a laissé des traces nombreuses et incontestables, en Chine il s'est conservé, il a persisté, et s'est développé.
Si nous considérons, en effet, les divers temples, les autels nombreux élevés dans ce vaste empire, nous les voyons dédiés aux fleuves, aux montagnes, aux constellations, aux principales planètes, au Ciel, à la Terre. Le culte des mânes y est très-développé ; familier à tout le monde, il est organisé par des gens qui ne croient pas à la vie future. Or que sont les mânes, sinon des fétiches résultés de nos dépouilles mortelles, et qui, d'après un tel point de vue, conservent un mode d'activité et de vitalité qui leur est propre ? La mort, au sens où la conçoivent la théologie et la métaphysique, n'existe pas pour le Fétichiste ; elle n'est rien à ses yeux qu'un mode de vitalité substitué à un autre. De là, ce mépris de la mort constaté par les théologiens occidentaux, chez des gens qui, d'un autre côté, méconnaissaient complètement ce que nous appelons la vie future ; contradiction apparente que la théologie a constatée sans pouvoir la résoudre.
En Chine, le Fétichisme a été systématisé par le culte du Ciel, et cette systématisation remonte à l'origine même de la civilisation de cet empire.
Le Ciel y est effectivement le Fétiche prépondérant ; c'est l'être puissant dont l'action coordonne l'activité de tous les autres. Mais cette domination est prépondérante sans être absolue, et c'est là un caractère essentiel à remarquer. Dans le théologisme, surtout monothéique, la puissance surnaturelle a un caractère absolu et une volonté arbitraire ; il n'en est pas de morne dans le Fétichisme ; il y a une volonté prépondérante, en contact, en rapport avec d'autres volontés spontanées, ayant leur loi, une manière d'être distincte. Ici, l'être prépondérant dont l'activité coordonne et domine celle de tous les autres, c'est le Ciel. C'est sur cette grande notion que les philosophes et les législateurs de la Chine se sont appuyés pour régler la civilisation correspondante. On peut se faire une idée de la marche suivie par les législateurs chinois pour arriver à cette conception systématique du Ciel.
Le Ciel est le siège commun, évident et visible de tous les corps célestes. Ces corps célestes ont une activité intense, incontestable. Il est certain que l'ensemble de la vie humaine se trouve réglé par la marche du plus puissant de ces corps, le Soleil ; à tel point qu'il est devenu le fétiche prépondérant dans un grand nombre d'États sociaux. Mais, si les corps célestes ont une activité si grande, il est évident que le Ciel, leur siège commun, doit être le plus puissant de tous les êtres. M. Rémusat a dit à ce sujet : On ne peut imaginer que les philosophes chinois, de même que la population correspondante, adorent ce Ciel visible que nous apercevons. (Ceci est tellement vrai, que les philosophes chinois qui désignent le ciel proprement dit par le mot thian, désignent le dieu chrétien par le mot de thian-tchu, maitre du ciel, de manière à bien montrer que la conception chrétienne diffère de la conception chinoise, en ce que les chrétiens conçoivent en dehors du ciel un être distinct et qui le dirige.) Pourquoi pas ? n'est-ce pas plus raisonnable que d'adorer des êtres subjectifs qu'on n'a jamais vus, qu'on ne verra jamais ? Cet être n'a-t-il pas sur nous une puissance extrême, puisqu'il est le siège des êtres qui influent le plus sur notre existence ? Est-il donc étonnant qu'on l'adore, qu'on considère son activité comme prépondérante, quand l'observation la plus immédiate nous prouve que c'est la vérité ? C'est la disposition créée en nous par l'état théologico-métaphysique, appuyé sur la prétendue inertie de la matière, qui rend des intelligences distinguées du reste à tant d'autres égards, absolument inaptes à comprendre le fétichisme, qui est, au fond, bien plus près de la science que le théologisme, puisque son unique erreur est de ne pas distinguer suffisamment la vie proprement dite de l'activité.
Le second grand fétiche de la Chine, subordonné au premier, c'est la Terre. A ce second élément systématique du fétichisme chinois se rattache l'adoration des fleuves, des montagnes, comme à celui du Ciel, celle de la Lune, des Planètes, des Constellations.
La Terre est un être puissant et actif dominant l'activité des êtres qui sont à sa surface. Il était donc naturel primitivement d'adorer cet être chez lequel au début on n'avait fait, ni pu faire, la séparation de l'activité et de la vie, et chez qui il était inévitable de supposer que l'activité était due, comme chez l'homme, à un ensemble de penchants déterminés.
On trouve cette adoration de la Terre à l'origine de toutes les civilisations. Dans ce qui nous reste de la théologie grecque on en voit des traces évidentes : «cette Terre, mère de tous les hommes, protectrice de tous les êtres, cette mère commune.»
II est resté dans le langage une foule d'expressions qui rappellent cette adoration primitive. Il y a une disposition morale très-réelle et très-universelle qui est essentiellement fétichique, et qui résulte de cette consécration de la Terre : c'est l'amour du sol natal, cet amour qui fait aimer le lieu même, qui nous y attache profondément; il est clair que c'est un sentiment fétichique, et auquel il est bon d'obéir ; car il peut être d'une haute efficacité morale, et même mentale sous une convenable direction. Ces tendances spéciales qui nous attachent à certaines portions de la terre, à des reliques, etc., etc., qui font que nous leur prêtons des penchants, des affections en rapport avec les nôtres, ce sont des dispositions fétichiques, et qui sont la preuve bien évidente de cette profonde tendance à concevoir la Terre non-seulement comme active, ce qui est trop évident malgré l'hallucination métaphysique, mais aussi comme vivante, animée de sentiment et de volonté, en relation morale avec nous. Aussi l'adoration de la Terre chez les Chinois se lie à un amour profond du sol natal. Du reste, la conception fétichique du Ciel à la manière chinoise a laissé elle-même, comme l'adoration la Terre, des traces évidentes dans les langues occidentales.
Les preuves de cette systématisation, en Chine, du cult fétichique par l'adoration du Ciel et de la Terre, sont tellement nombreuses, que nous n'avons que l'embarras du choix pour nos citations à cet égard. A Pé-King, par example, parmi neuf grands autels en plein air, nous trouvons, suivant l'ordre de prééminence : autel du Ciel, autel de la Terre, autel de la prière pour obtenir les fruits de la Terre en abondance ; autel du Soleil levant, autel de la Lune nocturne, etc., etc.
Dans toutes les parties de la Chine, nous trouvons des autels consacrés au Ciel et à la Terre; c'est là la base du culte de l'État, du culte officiel. Les autres cultes sont tolérés, celui-là est le culte officiellement institué. Il y a en outre des autels consacrés aux Planètes, aux Constellations, aux divers modes d'activité de la Terre, aux fleuves, etc., etc. Le culte fétichique est donc le culte officiel, régulièrement organisé par l'État. — A certaines époques l'année fixées par les rites, surtout à l'époque des solstices et des équinoxes, l'empereur, les mandarins, font les actes officiels de culte au Ciel, à la Terre, etc., etc., dans des locaux consacrés à un tel usage. Le grand sacrifice au Ciel est fait par l'empereur lui-même, avec une extrême solennité, à l'époque du solstice d'hiver. Le labourage accompli par l'empereur a pour but de produire le grain nécessaire à l'accomplissement du grand sacrifice. On lu dans le Li-Ki : «C'est pour le Tsi (sacrifice au Ciel) que l'empereur laboure lui-même dans le Kiao du sud ; c'est pour offrir les grains qu'on en recueille.» Outre des temples spéciaux propres à chaque localité, les chefs-lieux de chaque province, département et canton doivent avoir officiellement les temples suivants : autel à la Terre, autel dédié aux vents, aux nuages, au tonnerre, à la pluie, aux montagnes et aux rivières ; un autel dédié au premier agriculteur ; un temple dédié à la littérature ; un temple dédié à la suite des empereurs qui ont gouverné la Chine ; un temple à la constellation de la Grande-Ourse ; un temple dédié aux fossés d'enceinte gardiens de la cité ; un temple dédié au démon qui cause les maladies ; un temple honorifique dédié aux ministres d'État renommés pour les services qu'ils ont rendus à leur pays ; un temple honorifique dédié aux sages des villages ; un temple honorifique dédié aux hommes qui ont été des modèles de fidélité, de sincérité, de droiture et de piété filiale ; un temple honorifique dédié aux jeunes filles qui se sont distinguées par leur éminente chasteté ; aux femmes mariées qui se sont distinguées aussi par leurs vertus et leur pudeur. — Voilà le culte officiel. Néanmoins, outre les temples consacrés au culte officiel, il y a en Chine un nombre immense de monastères et d'édifices religieux appartenant aux Tao-sse et aux bouddistes. — Il est donc évident que la civilisation chinoise a pour base mentale le Fétichisme systématisé par l'adoration du Ciel et de la Terre.
Comme cette proposition est très-importante et qu'il faut lui donner toute la netteté possible, je dois ajouter à ce sujet quelques considérations indirectes.
J'ai déjà fait observer que l'amour du sol natal, sentiment essentiellement fétichique, était très-développé chez les Chinois ; mais il y a de plus chez eux un penchant caractéristique à cet égard, c'est l'amour profond de la nature. — Cette disposition, qui est contradictoire, et antipathique à tout esprit théologique, au monothéisme surtout, est éminemment développée chez les Chinois ; et cela est parfaitement en rapport avec la prépondérance fondamentale du Fétichisme conservée chez cette population. —
Les preuves abondent à ce sujet. Je me bornerai à citer quelques lignes de M. d'Hervey-Saint-Denys, qui a caractérisé cela de la manière la plus heureuse et la plus nette ; «Chez nous, dit M. d'Hervey-Saint-Denys, on aime les fleurs ; chez les Chinois, on se passionne pour elles. Ce qui nous plaît dans un jardin, c'est la variété du coup d'œil, la richesse des couleurs, la beauté ou la variété des espèces; pour les Chinois, chaque plante est l'objet d'un culte véritable, d'une espèce d'amour mystique, qui inspire à lui seul une grande partie de leurs poésies ; dans les romans, dans l'histoire, jusque dans l'habitude de leur vie privée, on trouve des exemples de cet amour naïf et passionné. De graves magistrats s'invitent mutuellement à venir admirer leurs pivoines et leurs chrysanthèmes. Il est même question, dans les monuments de la littérature chinoise, d'une sorte d'extase que nos mœurs ne nous permettent pas de comprendre, et qui consiste à s'enivrer de la vue des plantes en cherchant à saisir, par une attention continue, les progrès de leur développement.» Ce que dit M. d'Hervey-Saint-Denys est incontestable. Dans un intéressant roman de mœurs, dont nous devons la traduction à M. Abel Rémusat, Iu-kiao-li ou les Deux cousines, cet amour des fleurs, de la nature, comme habitude intime de la vie privée, se montre de la manière la plus naïve. On y voit en même temps le caractère heureux et affectueux que la conservation de cet esprit fétîchique tend à développer en nous. Il y a en effet dans cet attachement pour le monde extérieur, les fleurs, etc., etc., une source d'adoucissement profond dans les mœurs chinoises ; cela est certain. Cette disposition morale renaît en Occident de plus en plus en plus à mesure que le théologisme décline ; l'esprit théologique y avait apporté obstacle sans la détruire.
Enfin, cette prépondérance du fétichisme systématisé par le culte du Ciel et de la Terre, se montre encore dans les habitudes de la vie chinoise par la théorie familière des jours heureux et malheureux ; théorie fétichique dont des traces nombreuses existent encore parmi nous.
En résumé donc de cette longue démonstration, nous pouvons établir cette proposition capitale :
"La civilisation chinoise a pour base mentale le fétichisme systématisé par l'adoration du Ciel, dont la volonté prépondérante et régulière gouverne toutes les autres existances".

Conséquences, intellectuelles et morales, de la base mentale de la civilisation chinoise.
Il s’agit d'étudier maintenant les conséquences intèllectuelles et morales de la base fondamentale de la civilisation chinoise.
Il résulte nécessairement de cette prépondérance du Fétichisme un grand développement de l'observation concrète. De là une extrême sagacité, une précision et l'on peut même dire une vraie minutie, dans l'observation des êtres. Ces caractères se montrent dans toutes leurs productions scientifiques ; productions consistant essentiellement dans des descriptions et non pas dans des théories abstraites analogues à celles de l'Europe occidentale. — Du reste, cet esprit d'observation se montre dans leurs peintures de plantes et de fleurs, si remarquables par leur extrême cachet de réalité.
Un second caractère, conséquence inévitable de l’esprit général de cette civilisation, c'est l'absence de fables chez les penseurs chinois. Chez toutes les populations théologiques on voit les législateurs, et les philosophes mêmes, recourir plus ou moins aux interventions surnaturelles, et cela spontanément sous l'influence prépondérante du milieu social qui les domine. Rien de pareil chez les Chinois ; et c'est un caractère qui a frappé les observateurs judicieux qui ont étudié une telle civilsaton, sans qu'ils soient remontés à la source de ce phénomène. Ni Confucius, ni Meng-tseu, ni leurs successeurs, n'ont recours à ces influences surnaturelles si communes chez les populations théologiques. Ils éliminent ces influences arbitraires des dieux et des génies ; ils observent les êtres, constatent les conditions de leur évolution, et les expliquent par l'influence d'êtres visibles et réels.
Mais il faut maintenant le remarquer, cet état mental où l'abstraction n'a pas été systématiquement instituée, a produit dans cette civilisation une double lacune : ni la science proprement dite, ni l'art élevé, n'ont pu s'y développer.
La science est nécessairement abstraite. La science consiste en effet à découvrir les lois des divers phénomènes distincts, géométriques, physiques, chimiques, biologiques, considérés en eux-mêmes, et indépendamment des corps qui les manifestent ; la science réelle, celle qui seule comporte la découverte de lois véritables, suppose nécessairement l'abstraction.
Il en est de même de l'art. Le grand art est inconnu à la civilisation chinoise ; car l'art éminent, élevé, repose sur l'idéalisation. Or toute idéalisation suppose l'abstraction d'après laquelle, on élimine certaines circonstances, et l'on peut exagérer ou amoindrir les propriétés considérées isolément des êtres. L'idéalisation ne peut jamais résulter de l'observation concrète ou de l'observation pure des êtres ; observation qui ne dépasse jamais les étroites limites de la réalité. C'est par l'abstraction, mais l'abstraction réelle, qu'on peut concevoir des types vraiment idéaux, et néanmoins possibles. — Par conséquent, ni les grandes créations de la science, ni les grandes créations esthétiques n'ont pu émaner de cette civilisation. Un tel phénomène a frappé plusieurs observateurs, sans qu'ils puissent remonter, faute d'une théorie générale, à la source de ce fait. — Aussi, en Chine, les œuvres littéraires sont frappantes par un grand caractère de réalité. On y trouve des romans de mœurs, des pièces de théâtre recommandables par une peinture naïve et vraie de la vie réelle. Mais les grandes œuvres idéales à la façon d'Homère et de Dante leur ont toujours manqué.
Leur développement scientifique est tout à fait élémentaire ; ce qu'ils ont de science leur vient surtout des Indous, des musulmans, des chrétiens ; sauf cette ébauche qui résulte toujours d'une première évolution spontanée de l'esprit positif.
La profonde imperfection, qui résulte de la base mentale de la civilisation chinoise, est donc l'impossibilité d'un grand développement scientifique et esthétique.
La persistance du Fétichisme a développé en Chine, au point de vue moral, le sentiment de la Fatalité et de l'ordre, en même temps qu'une disposition à la soumission, non pas absolue mais relative, avec un caractère qui la rapproche de la véritable subordination scientifique.
L'observation des êtres, surtout lorsqu'on arrive, comme pour les corps célestes, à constater leur marche régulière, développe nécessairement les sentiments de la subordination et de l'ordre; [l'abstraction théologique au contraire institue la notion du progrès, mais d'un progrès primitivement auarchique ;] on se soumet à l'ordre extérieur représenté par les volontés régulières des Fétiches prépondérants ; mais cette soumission, base de toute morale, n'a pas un caractère absolu, parce que les êtres correspondants n'ont qu'une puissance limitée. Ceci se comprendra mieux encore en comparant sous ce rapport le Fétichisme et le théologisme.
En Chine ni les chefs ni les sujets n'ont éprouvé l'influence, à beaucoup d'égards démoralisatrice, du type de l'arbitraire divin.
Quel est en effet le type divin ? C'est celui de l'arbitraire ; un être tout-puissant ne peut avoir que des caprices. Le véritable dévouement, comme la vraie sagesse, supposent toujours une certaine soumission.
Un être tout-puissant peut imposer des obligations, mais ces obligations ne sont de sa part que de simples fantaisies, qu'il motive par sa seule volonté. Un tel type a dû à la longue exercer une influence plus ou moins démoralisatrice sur les chefs et les sujets. Sur les chefs en les poussant à imiter ce type de l'arbitraire. La suprême puissance consistant à n'avoir pas de limites à ses volontés, Je suprême bonheur de l'homme ne sera-ce donc pas de n'avoir aucune limite à ses fantaisies ? Les observateurs attentifs n'ont-ils pas constaté l'égoïsme profond que développe la toute-puissance, chez les chefs consacrés par l'esprit théocratique ?
Mais cette influence se montre aussi chez les sujets, en agissant de la même manière, en les poussant à se rapprocher comme type du bonheur, non pas d'une soumission active et réglée, mais d'une situation qui permette la plus complète évolution de nos fantaisies. D'un autre côté, le théologisme tend à développer chez les sujets la subordination, avec un caractère plus ou moins grand de platitude, parce qu'elle est absolue, et qu'elle consiste à se soumettre à des caprices par le fait seul qu'ils émanent d'un supérieur. Ce qui, d'un autre côté, donne un caractère profondément anarchique à l'indépendance, qui se présente alors comme une révolte. C'est la sagesse des divers clergés théologiques qui a réparé autant que possible ces inconvénients inhérents à leurs doctrines.
La Chine a évité les inconvénients moraux d'un pareil type, précisément parce que les êtres qui font la base de son culte sont, non pas des dieux, mais des fétiches, c'est-à-dire des êtres réels ayant une puissance plus ou moins grande, mais non absolue; puissance réglée d'ailleurs, comme nous le voyons dans la marche habituelle des corps célestes. On peut constater les heureux effets de cette persistance du Fétichisme. Chez les Chinois, la soumission réellement positive, ne pousse ni à l'aplatissement ni au dérèglement théologiques. C'est peut être une des influences les plus importantes, et les plus inaperçues, de la domination du Fétichisme dans cette civilisation.
Le plus grand nombre des observateurs a considéré les Chinois comme un peuple soumis à une domination arbitraire ; en assimilant sous ce rapport leur régime au gouvernement islamique en décrépitude. C'est là une grave erreur. Une profonde soumission se combine chez eux avec un sentiment très-réel d'indépendance. Les philosophes chinois ont toujours établi que les empereurs gouvernaient en vertu d'un mandat du Ciel, mandat qui pouvait être retiré ; ce qui se constate par la persistance prolongée d'un mauvais gouvernement ; et l'histoire entière de la Chine, la succession de ses nombreuses dynasties, prouve suffisamment que cette théorie ne constitue pas une simple formalité.
Le roi de Thsi s'informant près de Meng-tseu des événements qui s'étaient passés à des époques déjà anciennes alors, lui parlait du dernier prince de la première dynastie, détrôné par Tching-thang, et du dernier prince de la seconde dynastie, mis à mort par Wou-wang, fondateur de la troisième.
« Ces faits sont-ils réels? demanda-t-il à Mencius,
« L'histoire en fait foi, répondit celui-ci.
« Un sujet mettre à mort son souverain ! cela se peut-il ? répliqua le prince.
« Le rebelle, répartit Meng-tseu, est celui qui outrage l'Humanité. Le brigand est celui qui se révolte contre la justice. Le rebelle, le brigand n'est qu'un simple particulier. J'ai ouï dire que le châtiment était, dans la personne de Cheou, tombé sur un particulier. Je ne vois pas qu'on ait en lui fait périr un prince. » (Abel Rémusat, Notice sur Meng-tseu, Nouveaux mélanges asiatiques, t, II).
L'esprit révolutionnaire de l'Occident confond trop la soumission volontaire, émanée d'une réelle vénération, avec une soumission absolue. Le type de la dignité humaine ne consiste pas, comme le pensent ces docteurs, à ne se soumettre qu'à la force.
Les Chinois se rapprochent, on peut le dire, spontanément du type normal de la vraie sagesse; car ils sentent et comprennent que toute sagesse, active, spéculative ou morale, a pour base la soumission, comme condition préalable, non pas de l'inertie, mais bien d'une activité convenablement réglée. Comparez sous ce rapport les résultats de l'évolution scientifique, qui n'a pour but que de reproduire la réalité, en s'y subordonnant, avec une puérile métaphysique qui veut la construire à priori. Tels sont les effets moraux inaperçus que la persistance fétichique a produits dans cette grande population.
3 1861.3 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].
Appréciation générale de la seconde phase de la civilisation chinoise : De l’an 200 avant J.-Ch. jusqu'à nos jours.
Depuis 200 avant J.-Ch. jusqu'à nos jours, l'histoire de la Chine nous présente un grand nombre de dynasties, dont quelques-unes ont régné simultanément, pendant des périodes d'anarchie. Mais comme il s'agit ici non pas d'une histoire détaillée et concrète de la Chine, mais d'un aperçu systématique sur la marche générale de cette civilisation, nous considérerons pendant cette période, seulement six grandes dynasties (les Han, les Thang, les Soung, les Youens ou Mongols, les Ming, et les Thaï-Thsing ou dynastie des Mantchoux). Ces dynasties sont séparées par des périodes d'anarchie ou même de décomposition politique ; mais il est important de remarquer que ces périodes d'anarchie vont en diminuant de durée et d'intensité à mesure que la civilisation correspondante se consolide et s'étend. — Voici les limites chronologiques de ces six dynasties fondamentales :
Les Han de 202 avant J.-Ch, jusqu'à 263 après J.-Ch. ; les Thang de 618 après J.-Ch. jusqu'à 905 après J.-Ch.; les Soung de 960 après J.-Ch. à 1119 après J.-Ch.; les Youens ou Mongols de 1295, après J.-Ch. à 1341 après J.-Ch. ; les Ming de 1368 après J.-Ch. à 1573 après J.-Ch.; les Mantchoux ou dynastie Thaï-Thsing (très-pur), de 1618 après J.-Ch. jusqu'à nos jours.
Cette indication sommaire donne de grands jalons numériques, qui nous serviront à classer dans des intervalles de temps non arbitraires, les progrès successifs de la société correspondante : entre les Han et les Thang nous voyons une véritable décomposition politique de la Chine, de même qu'entre les Thang et les Youen. Néanmoins pendant le règne de ces dynasties simultanées, les progrès de la civilisation chinoise continuent au fond, quoique plus lentement ; l'empreinte d'unité fortement établie par Thsin-chi-hoang-ti, et la similitude fondamentale de moeurs et de croyances, systématiquement représentée par la classe des lettrés, ramènent au bout d'un certain temps à l'unité politique, une civilisation de plus en plus homogène.
Il faut voir pendant cette longue période deux ordres de progrès : le développement intérieur de la société chinoise, et d'un autre côté l'extension territoriale ; par suite, une réaction de plus en plus efficace contre les populations environnantes (Tartares, Thibétains), amène la subordination définitive de ces populations, de manière à donner à cette société toute la stabilité suffisante avant les contacts occidentaux. C'est le double mouvement d'action intérieure et de réaction extérieure que nous allons étudier [Pour se faire une idée plus précise de la succession dynastique en Chine, on peut consulter la table chronologique dont on doit la traduction au P. Amiot, et qui est reproduite à la fin du livre de M. Pauthier intitulé : Chine].
Nous voyons s'accomplir sous Thsin-chi-hoang-ti, et se perfectionner sous ses successeurs, une importante découverte industrielle, indispensable au développement de la classe des lettrés, c'est l'invention du papier et de l'encre. L'invention du papier est due à Moung-tien, principal général de Thsin-chi-hoang-ti ; il enseigna en même temps l'art de s'en servir avec de l'encre et des pinceaux, au lieu des tablettes de bambou, sur lesquelles on gravait. On gravait aussi quelquefois, quoique exceptionnellement, sur la pierre. Il n'est pas rare de voir en Chine d'importants progrès industriels dus à des militaires. Le mode antérieur de propagation des documents consistait à graver sur des tablettes de bambou ; ce mode très-imparfait en lui-même quant à la facilité et à la rapidité, pouvait convenir tant que la classe théorique et administrative était peu développée. Mais dès que cette classe prenait une extension, nécessaire dans une société de plus en plus étendue et de plus en plus industrieuse, on était naturellement poussé à perfectionner les moyens de transcription. L'invention du papier et de l'encre était donc amenée naturellement par la nature de la situation, et préparée par les antécédents. Ce progrès une fois accompli a énormément servi au développement de la classe lettrée administrative en facilitant la propagation, et l'acquisition des connaissances ; et cette invention accroissait ainsi le progrès de la civilisation correspondante, en augmentant le nombre des gens éclairés. Cette invention se consolide entre Thsin-chi-hoang-ti et la grande dynastie des Han ; et la fabrication perfectionnée du papier est devenue une industrie considérable de la Chine.
Le second empereur de la dynastie des Han, Hoë-ti (l’empereur bienveillant, de 194 à 188 avant J.-Ch.) révoqua le décret de Thsin-chi-hoang-ti contre les anciens livres ; il réagit ainsi contre ce qu'avait d'oppressif et de violent la tentative de ce rénovateur. La dynastie des Han fut sous ce rapport réparatrice, marcha dans le sens de la civilisation chinoise, et la développa, en conservant de l'œuvre de Thsin-chi-hoang-ti ce qu'elle avait d'essentiel, l'unité politique, et une meilleure centralisation administrative. Mais l'un des types les plus éminents de cette dynastie fut Wen-ti (l'empereur lettré, de 179 avant J.-Ch. à 156 avant J.-Ch.). Il encouragea les lettrés, poussa au développement de l'agriculture, et apporta dans un gouvernement à la fois ferme et actif, un esprit vraiment paternel ; il réalisa ce noble type moral de la fonction suprême systématisé par Confucius et son école.
Ainsi, a propos d'un éclipse, phénomène qui acquiert en Chine une haute importance, à cause de la base astrolâtrique du culte, Wen-ti publia une déclaration vraiment caractéristique.
« J'ai toujours entendu dire que le Ciel donne aux peuples qu'il produit des supérieurs pour les nourrir et les gouverner. Quand ces supérieurs, maîtres des autres hommes, sont sans vertu et gouvernent mal, le Ciel, pour les faire rentrer dans leur devoir, leur envoie des calamités ou les en menace. Il y a eu cette onzième lune, une éclipse de soleil ; quel avertissement n'est-ce pas pour moi! En haut les astres perdent leur lumière, en bas nos peuples sont dans la misère. Je reconnais en tout cela mon peu de vertu. Aussi-tôt que cette déclaration sera publiée, qu'on examine dans tout l'empire, avec toute l'attention possible, quelles sont mes fautes afin de m'en avertir. Qu'on cherche et que me présente, pour remplir cette fonction, les personnes qui ont le plus de lumière, de droiture et de fermeté ; de mon côté, je recommande à tous ceux qui sont en charge de s'appliquer plus que jamais à bien remplir leurs devoirs, et surtout à retrancher, au profit du peuple, toute dépense inutile. »
Nous voyons surgir ici sous l'impulsion de Wen-ti, le droit régulier de représentation à l'empereur, cee qui constitue un progrès capital dans ce gouvernement monocratique. Ce droit de représentation, ouvertement proclamé par Wen-ti, toujours maintenu depuis, s'est développée coordonné plus tard par le conseil des censeurs, destiné à avertir l'empereur. Cette fonction, dont l'exercice a été souvent périlleux, a donné lieu de la part des lettrés à d'admirables dévouements ; elle a offert une limite à l'arbitraire, que tend à faire naître la suprême puissance. Nous voyons dans cette institution caractéristique un exemple de cette effort continu de la classe des lettrés pour exercer une action modératrice par rapport au pouvoir impérial, par une réaction régulière de l'opinion publique. Car les observations des censeurs inscrites dans la Gazelle impériale sont reproduites par les gazettes provinciales.
De même, Wen-ti abrogea, par une déclaration expresse, la loi de Thsin-chi-hoang-ti qui défendait de critiquer le gouvernement.
« Aujourd'hui parmi nos lois j'en trouve une qui fait un crime de parler mal du gouvernement; c'est le moyen non-seulement de nous priver des lumières que nous pouvons recevoir des sages qui sont loin de nous, mais encore de fermer la bouche aux officiers de notre cour. Comment donc désormais le prince sera-t-il instruit de ses fautes et de ses défauts ? Cette loi est encore sujette à un autre inconvénient : sous prétexte que les peuples ont fait des protestations publiques et solennelles de fidélité, de soumission et de respect à l'égard du prince, si quelqu'un paraît se démentir en la moindre chose, on l'accuse de rébellion. Les discours les plus indifférents passent chez les magistrats, quand il leur plaît, pour des murmures séditieux contre le gouvernement. Ainsi le peuple, simple et ignorant, se trouve, sans y penser, accusé d'un crime capital. Non, je ne le puis souffrir ; que cette loi soit abrogée. »
L'empereur Khang-hi fit sur cet édit les remarquables réflexions suivantes : « Thsin-chi-hoang-ti avait fait bien des lois semblables. Kao-tsou (le fondateur de la dynastie des Han), eu abrogea un grand nombre. Celle dont il s'agit ici ne fut abrogée que sous Wen-ti. C'est avoir trop attendu. [M.G. Pauthier, De la Chine] ».
L'un des successeurs de Wen-ti fut Wou-ti (l'empereur guerrier, de 140 avant J.-Ch. à 86 avant J.-Ch.), qui non-seulement développa le mouvement intérieur de la Chine, mais encore réagit vigoureusement et heureusement contre les populations barbares environnantes ; de manière à commencer et à poser les bases de cette extension qui, terminée au XVIIIe siècle, devait enfin adjoindre au grand empire oriental, comme élément subordonné, la Tartarie et le Thibet. Sous Wen-ti les études historiques continuent en Chine leur puissant développement. C'est sous son règne que Ssema-thsian (l'Hérodote de la Chine) exécuta son grand ouvrage qui, sous le nom de Mémoires historiques, nous offre une véritable encyclopédie (Voir la notice que lui a consacré M. Abel Résumât dans ses Nouveaux mélanges asiatiques, tome II). C'est sous cette dynastie (65 après J.-Ch.) que le bouddhisme, officiellement introduit en Chine, y acquiert une importance trop souvent funeste, quoique sous la dynastie actuelle il ait été un instrument politique utile par rapport aux populations de la Tartarie et du Tbibet dominées par ces doctrines.
Entre la dynastie des Han et celle des Thang (de 263 après J.-Ch. à 618), nous voyons une longue période souvent d'anarchie et toujours de dispersion politique, qui succède à l'élimination nécessaire de la dynastie des Han.
La dynastie des Thang qui s'étend de 618 après J.-Ch. à 905 est une des plus considérables de l'histoire de la Chine. C'est la dynastie littéraire. Elle vit surgir un grand nombre de productions littéraires, romans, pièces de théâtre. Sous cette dynastie s'accomplit un grand progrès, c'est l'éblissement du système des examens.
C'est là un événement considérable par lequel la classe des lettrés tendit vers sa constitution actuelle. La classe des lettrés s'était énormément développée. Elle fournissait les ministres, les administrateurs, les juges, tous ceux enfin nui étaient appelés à diriger cette industrieuse population.
Le besoin d'acquérir des garanties dans le choix des individus, de manière à régulariser l'action de cette classe, dut se faire sentir. Ce furent donc les besoins essentiels d'une telle situation qui conduisirent à l'établissement du système des examens. Une fois établi, ce système a profondément consolidé la classe correspondante, en lui donnant plus d'unité, et par suite plus de force. Ce n'était plus désormais une classe plus ou moins vague dans laquelle l'empereur pouvait choisir ou ne pas choisir. Ce fut une classe vraiment coordonnée, où les examens subis furent l'échelon légal par lequel on s'élevait graduellement aux plus hautes fonctions de l'État. Un tel progrès donnant plus de consistance à la classe des lettrés, améliore son action sur l'ensemble de la civilisation correspondante. Nous voyons ainsi se continuer dans le même sens l'évolution générale de cette société. Sous cette dynastie, les écoles publiques, les collèges, l'instruction, le culte de Confucius prennent une extension considérable.
L'un des types les plus éminents des Thang fut Taï-tsoung (de 627 après J.-Ch. à 649), chez qui nous pouvons largement constater ce noble idéal de l'empereur, construit par Confucius, et développé par son école. « II ordonna que désormais les empereurs chinois, avant de confirmer la sentence de mort contre les criminels, seraient trois jours en abstinence. » La peine de mort est sanctionnée par l'empereur seulement, sauf les cas d'une repression immédiatement nécessaire. Cette sanction definitive de la peine de mort, se fait à une époque déterminée de l'année ; et nous voyons de quelles nobles précautions morales l'empereur Taï-tsoung a entouré l'acte solennel d'après lequel s'accomplit l'élimination nécessaire d'un membre de la société. Nous sommes loin, comme on voit, du pur arbitraire théocratique, qu'on a si légèrement supposé dans un tel gouvernement.
Taï-tsoung pousse au développement de la piété filiale base de la famille, et finalement de la société. Il organise un vaste système de travaux publics, et des secours pour les vieillards, les infirmes ; ce qui du reste a été continué par ses successeurs. L'établissement d'hospices pour les enfants trouvés, prouve combien sont absurdes les déclamations dont se nourrit la stupidité occidentale sur une prétendue organisation régulière de l'infanticide. Il a composé un livre sur l'art de régner.
« Après avoir, dit-il, donné chaque jour le temps nécessaire à expédier les affaires de mon empire, je me fais un plaisir de donner ce qu'il m'en reste à promener ma vue et mes pensées sur les histoires du temps passé ; j'y examine les moeurs de chaque dynastie, les exemples bons et mauvais de tous les princes, les révolutions et leurs causes ; je le fais toujours avec fruit, et je l'ai tant fait que j'en puis parler. »
Ses recommandations à son fils sont admirables,
« Mon fils, soyez juste, mais soyez bon, régnez sur vous-même, ayez un empire absolu sur vos passions, et vous régnerez sans peine sur les coeurs de vos sujets. Votre bon exemple, mieux que les ordres les plus rigoureux, leur fera remplir avec exactitude tous leurs devoirs ; punissez rarement et avec modération, mais répandez les bienfaits à pleines mains ; ne renvoyez jamais au lendemain une grâce que vous pouvez accorder le jour même ; différez au contraire les châtiments jusqu'à ce que vous soyez assuré par vous-même qu'ils sont justement mérités. »
C'est sous cette dynastie que fut établie la célèbre académie chinoise des Han-lin qui se compose des esprits les plus intelligents et les plus cultivés, et qui concourt à la direction littéraire, politique et morale de la Chine.
Cette puissante dynastie étendit sa puissance sur les Turcs et les Tartares jusque vers la mer Caspienne.
C'est vers 931, sous les Thang postérieurs qu'a lieu l'invention, par le ministre Foung-tao, de l'imprimerie chinoise. Elle n'emploie pas de caractères mobiles, et consiste à graver sur bois. On grave tout le livre sur des planches en bois, et ou imprime ensuite, impression qui se fait du reste très économiquement. Une telle invention était fortement sollicitée par les besoins et la nature de la civilisation correspondante, et il y a lieu de s'étonner qu'elle ait si longtemps tardé à se produire après l'invention du papier et de l'encre, qui en constitue l'indispensable préliminaire. La nécessité de multiplier beaucoup les copies dans un pays où croissait considérablement la classe des lettrés, devait pousser à la découverte d'une typographie qui permît de produire facilement et rapidement les copies des divers ouvrages. La situation poussait donc à une telle invention, et il n'est pas étonnant qu'elle se soit enfin produite chez une population très-industrieuse. Cette imprimerie n'est pas notre imprimerie à caractères mobiles ; elle consiste en planches de bois sur lesquelles sont gravés les caractères qui forment l'ouvrage qu'il faut reproduire. Les Chinois ont néanmoins, au onzième siècle de notre ère, trouvé l'imprimerie à caractères mobiles, mais ils s'en servent peu, et préfèrent l'impression avec planches gravées, non point par un esprit de routine aveugle, comme le suppose la fatuité occidentale, mais d'après des motifs fort rationnels.
Les Chinois se sont peu servis des caractères typographiques mobiles pour deux raisons : l'une sociale tenant à l'état de leur civilisation, l'autre tenant à la nature de leur écriture.
La raison sociale est que les chinois réimpriment beaucoup les mêmes livres. En occident le mouvement révolutionnaire a déterminé une production abusive, consistant le plus souvent dans de médiocres reproductions dégradées d'excellents originaux. La Chine produit sans doute de nombreux commentaires, néanmoins le respect de la continuité sociale amène la reproduction répétée des mêmes ouvrages ; on peut alors, sans inconvénients, en conserver les planches gravées ; d'autant plus que ces planches en bois peuvent être retouchées très-facilement et très-économiquement. Il faut en effet remarquer en passant la supériorité économique de l'impression chinoise sur l'impression occidentale. Ils n'impriment que sur un seul côté de la feuille, et avec une extrême rapidité, Un ouvrier peut tirer deux mille feuilles par jour.
Mais il y a aussi une autre très-bonne raison, pour les Chinois, de préférer leur mode d'impression à nos caractères mobiles, c'est la nature de leur écriture. Chez nous lessons élémentaires sont représentés par un nombre très-limité de caractères, dont les combinaisons reproduisent tous les mots. De là l'emploi des caractères mobiles. En Chine il n'en est pas ainsi. Leur écriture n'est pas une écriture phonétique, ou du moins pour parler plus exactement, ils ne représentent pas par leurs caractères les divers sons élémentaires, et nécessairement peu nombreux, qui servent à exprimer tous les mots quelconques. Quand un caractère joue le rôle de signe phonétique il exprime un mot, et non pas une articulation distincte, et ce signe phonétique n'est jamais employé exclusivement ; il est toujours joint à un signe idéographique. De la le nombre extrême de leurs caractères, susceptible du reste d'une extension indéfinie avec les progrès de leur civilisation. On peut porter le nombre de ces caractères au moins à trente mille. On voit dès lors quel nombre immense il en faudrait faire. Les Chinois n'ont donc pas dû spontanément chercher l'impression à caractères mobiles ; et après l'avoir trouvée ils ont dû préférer l'impression à planches gravées comme vraiment plus commode et plus économique.
Néanmoins un habile sinologue, M.G. Pauthier, a résolu le problème d'une facile impression chinoise avec des caractères mobiles ; il s'est basé sur une ingénieuse décomposition abstraite du plus grand nombre des caractères chinois. Il a trouvé que ces divers caractères résultaient de la combinaison d'un nombre relativement peu étendu de caractères, qui combinés deux & deux formaient les divers caractères chinois. Chaque caractère proprement dit se compose alors d'un premier, ayant une signification idéographique, et d'un second ayant une signification phonétique. On a déjà imprimé à Paris et en Chine d'après ce nouveau système.
A la suite de l'invention de l'imprimerie, s'est développée l'institution des gazettes ; d'abord de la Gazette Impériale, et finalement des Gazettes Provinciales, par le moyen desquelles s'établissent facilement et rapidement les communications entre le gouvernement et la population. Du reste, le procédé des affiches, si utile pour faire appel à l'opinion, est employé à la fois et par le gouvernement et par le public.
Sous la dynastie des Soung (de 960 à 1110 après J.Ch.) le système des examens, déjà institué pour les fonctions civiles, s'applique aux fonctions militaires, c'est une organisation analogue à celle de nos examens d'admission aux écoles militaires, navale ou polytechnique. Nous devons remarquer seulement à ce sujet, la tendance continue à l'élimination de l'arbitraire dans le pouvoir monocratique qui préside aux destinées de ce grand peuple. 0n arrive ainsi aux fonctions publiques, non pas essentiellement par le caprice du maître, mais bien par une série régulière d'épreuves nettement déterminée.
La grande dynastie des Youen ou Mongols gouverne la Chine de 1295 à 1341, après s'être établie par une conquête à laquelle ne purent résister les Chinois, par suite de l'anarchie politique qu'entraîné toujours l'élimination nécessaire d'une dynastie.
L'établissement de la dynastie des Mongols nous offre un exemple capital du rôle que joue la corporation des lettrés comme dépositaire systématique des principaux résultats intellectuels et moraux de cette civilisation, et par suite de la continuité qu'elle lui a imprimée ; ce qui a permis uu développement vraiment homogène.
Ainsi Yeliu-thsou-thsai, principal ministre d'Ogodaï, fils de Tchingkis-kkan, et qui lui succéda en 1229, quoique Tartare était un lettré éminent, initié à la fois à toutes les sciences de la Chine, et aux connaissances astronomiques plus profondes des musulmans. Outre qu'il introduisit de telles connaissances en Chine, il fit comprendre à son maître, l'importance, la nécessité de se servir des lettrés comme juges, administrateurs, et il commença ainsi avec dévouement et habileté l'incorporation des conquérants dans la civilisation chinoise, de manière à assurer la continuité et le progrès de cette civilisation : «Tartare d'origine, et devenu Chinois par la culture de son esprit, il fut l'intermédiaire naturel entre la race des opprimés et celle des oppresseurs ; il se trouva placé près de Tchingkis, et de son successeur, comme une providence protectrice des peuples vaincus, et sa vie se consuma tout entière à plaider auprès de la barbarie triomphante, la cause des lois, du bon ordre, de la civilisation et de l'humanité. Il remplaça le joug de la force par celui de la raison ; la puissance du glaive par celle des institutions, le pillage par un système régulier d'impôts ; la brutale autorité des conquérants tartares par l'influence lente mais irrésistible des lettrés de la Chine. » (Abel Remusat. Nouveaux mélanges asiatiques.) Le fondateur proprement dit de la dynastie des Youen ou Mongols, Khou-bilaï-khan (en chinois Hou-pi-lie) petit-fils de Tchingkis, continua et développa sur une plus grande échelle une telle politique, il se fit définitivement Chinois, poussa activement à l'extension de cette civilisation ; et cette dynastie de conquérants peut compter parmi celles qui contribuèrent à la grandeur de la Chine. Ce fut Hou-pi-lie qui fit de Pé-king la capitale du Grand-Empire. Ce fut sous Hou-pi-lie que, par les Mongols, s'introduisit le lamaïsme, forme particulière du Bouddhisme propre au Thibet, et caractérisée surtout par une organisation cléricale que ne nous offre pas habituellement cette religion. Hou-pi-lie mourut en 1294.
Du reste Hou-pi-lie apporta de nouveaux perfectionnements à l'administration chinoise, outre une fermeté militaire indispensable. En somme cette dynastie maintint la grandeur de l'empire, et contribua à son développement intérieur. Lorsque son incapacité croissante eut rendu nécessaire sa complète élimination, les Chinois l'expulsèrent, et chassèrent en même temps les Mongols ; et à la dynastie des Youen succéda ainsi la dynastie nationale des Ming (1368-1616).
Taï-tsou (le grand aïeul, de 1327-1398) fut le fondateur de la dynastie des Ming. Ming veut dire lumière. Les empereurs chinois ont coutume de donner aux années de leur règne un nom qui désigne l'esprit ou le caractère qu'ils veulent leur imprimer ; et c'est le nom des années du règne que les européens prennent habituellement pour le nom de l'empereur. Ainsi Khang-hi veut dire paix profonde ; on en a fait le nom de l'empereur qui avait choisi ce mot pour le nom des années de son règne. Le nom des années de règne du fondateur de la dynastie des Ming est Houng-Wou (fortune guerrière) et c'est sous ce nom qu'il est habituellement désigné en Europe. Il naquit en 1327 à Sse-tcheou, bourg de la province de Kîang-nan. Fils d'un laboureur on le fit bonze. Au déclin de la dynastie des Mongols, et dans les luttes qui surgirent alors, il quitta son monastère, finit par rattacher autour de lui un nombre considérable de partisans, élimina enfin définitivement les mongols, et commença même à rendre tributaires quelques-unes de leurs tribus. S'appuyant à l'intérieur sur les lettrés, il rétablit l'ordre, développa la prospérité intérieure avec le concours de la classe lettrée qu'il avait su s'attacher, et développa les éléments de cette grande civilisation, pendant qu'il lui donnait par ses expéditions contre les Tartares une suffisante stabilité. Ses successeurs immédiats continuèrent la politique de ce grand homme. Houng-wou, suivant l'usage chinois, usage vraiment social, rendit public le testament dans lequel il motivait le choix fait par lui de son successeur, en même temps qu'il donnait les conseils principaux que comporte celte solennelle manifestation. Cette combinaison d'un choix librement fait dans la famille impériale, et d'une manifestation publique de ce choix et des raisons qui l'ont déterminé, est une institution sociale que l'état normal des sociétés humaines doit adopter et généraliser. Houng-wou, dans l'intérieur de son empire, perfectionna l'administration, développa les travaux publics réellement utiles, institua pour les vieillards et les infirmes des secours nécessaires, poussa au culte des ancêtres, à celui de Confucius, et des hommes éminents, en un mot il développa avec activité pendant une longue carrière, tous ces caractères vraiment sociaux d'un véritable type de l'empereur chinois.
Cette dynastie des Ming après avoir jeté un grand éclat, et avoir rendu d'importants services altéra graduellement son caractère sous les enivrements de la suprême fonction ; au milieu des luttes qu'entraîna nécessairement une telle dégénération surgit par la conquête la dynastie des Mantchous actuellement régnante ; cette conquête ne s'accomplit finalement qu'après la plus extrême résistance, rendue inefficace par l'état d'anarchie intime où se trouvait alors la Chine.
La dynastie actuelle date officiellement de l'an 1616,— elle a contribué de la manière la plus efficace au développement de la Chine, d'un côté en poussant avec autant d'activité que de sagesse à son évolution intérieure, et d'un autre côté en rendant finalement tributaires la Tartane et le Thibet, de manière à donner à cette grande civilisation toute la stabilité nécessaire, avant que n'eussent surgi les contacts perturbateurs avec l'Occident.
Quel était, en effet, l'élément perturbateur de la civilisation chinoise avant ses contacts avec l'Occident ? C'était évidemment les Tartares, c'est-à-dire une population, ou plutôt des groupes de populations nomades ou à demi sédentaires, nécessairement en lutte continuelle avec cette société industrielle, riche et pacifique. Ces luttes ont présenté plusieurs péripéties. Les Tartares souvent repoussés et quelquefois conquis, mais aussi quelquefois conquérants. Mais dans le second cas s'agrégeant et s'incorporant dans la civilisation chinoise, et après une oscillation plus ou moins grande servant à son développement. La conversion des Tartares au Bouddhisme après Thingkis prépara évidemment la soumission définitive qu'a accompli la dynastie actuelle des Mantchous. Khang-hi et Khian-loung, les deux principaux représentants de cette dynastie ont finalement rendu tributaires les Tartares et les Thibétains ; de manière à donner à la civilisation chinoise toute la consolidation possible.
Le plus connu en Europe des empereurs de la Chine fut Khang-hi. contemporain de Louis XIV (il régna de 1662-1723), il accorda à la grande mission des jésuites une protection sage et éclairée ; il comprit avec sagacité l'utilité d'incorporer à la civilisation chinoise les connaissances scientifiques occidentales. Il mit un jésuite à la tête du bureau des astronomes, après avoir, par une judicieuse expérience, constaté la supériorité de l'astronomie occidentale sur l'astronomie chinoise ; l'expérience qu'il imagina fut de faire calculer, pour un jour donné, la longueur de l'ombre d'un gnomon de grandeur déterminée, ce qui suppose la connaissance pour ce jour de la déclinaison du soleil, et la solution d'un triangle rectangle. Les prévisions des jésuites furent conformes à l'expérience, ce qui n'eut pas lieu pour les prévisions des astronomes chinois ; ce qui montre clairement l'état d'enfance d'une telle astronomie. Après avoir rétabli complètement l'ordre dans l'intérieur de son empire, et avoir au dehors empêché en Tartarie, par une sage combinaison de politique et de guerre, la formation d'une nouvelle puissance tartare comparable à celle de Tchingkis, Khang-hi consacra sa longue carrière au développement de la prospérité intérieure de son vaste empire. Khang-hi qui encouragea activement les progrès des lettres dans son empire, fut lui-même un lettré distingué.
Son petit-fils Kao-tsoung, désigné en Europe par le nom des années de son règne, Khian-loung (protection céleste), régna de 1736 à 1796, il soumit définitivement la Tartane, et assura finalement l'assujettissement du Thibet ; au Thibet c'est bien le Dalaï-lama qui gouverne en apparence, mais sous la direction réelle des Mandarins chinois. — Sous ce grand et magnifique empereur, s'accomplirent à l'intérieur des progrès en rapport avec l'importance des expéditions extérieures. Il développa largement les travaux d'utilité publique ; on lui doit de beaux travaux pour empêcher les inondations du fleuve Jaune. — J'emprunte à M. Abel Remuat quelques mots où il caractérise la noble nature de ce prince, et ce sentiment du devoir qui fait concevoir la suprême puissance comme une fonction sociale, assujettissant à d'impérieux devoirs suivant le type construit par la philosophie de Confucius, et que tant de dignes empereurs ont réalisé sous l'impulsion et avec l'aide de la corporation lettrée.
« A mesure que l'empereur avançait en âge, il devenait plus exact à s'acquitter des cérémonies qui font partie des devoirs du souverain, et quand les infirmités qui commençaient à l'assiéger, l'obligeaient à relâcher quelque chose de son exactitude, il s'en justifiait par des déclarations publiques. Il était aussi de plus en plus appliqué aux affaires de l'État, et, à l'âge de 90 ans, il se levait au milieu de la nuit, dans la saison la plus rigoureuse, pour donner ses audiences, ou travailler avec ses ministres.
« II était doué, dit encore M. Abel Rémusat, d'un caractère ferme, d'un esprit pénétrant, d'une rare activité, d'une grande droiture, il aimait ses peuples comme un souverain chinois doit les aimer, c'est-à-dire qu'il était attentif à les gouverner avec sévérité, et qu'à tout prix il maintenait la paix et l'abondance parmi ses sujets. Six fois dans le cours de son regne, il visita les provinces du midi, et chaque fois ce fut pour donner des ordres utiles, pour faire construire des digues sur le bord de la mer, ou punir les malversations des grands, envers lesquels il se montrait inflexible.»
Khian-loung protégea activement le développement littéraire, et la diffusion générale de l'instruction ; il fut lui-même un lettré distingué. Les missionnaires ont donc pu justement mettre en tête des derniers mémoires, publiés par le père Amiot, les vers suivants :
Occupé sans relâche à lous les soins divers
D'un gouvernement qu'on admire,
Le plus grand potentat qui soit dans l'univers,
Est le meilleur lettré qui soit dans son empire.
Voilà donc, messieurs, un aperçu très-général, mais suffisant pour l'objet que nous nous proposons, du développement concret de cette civilisation. Nous avons assisté à l'évolution graduelle d'un double phénomène : développement intérieur d'une société industrielle et pacifique sous la double direction d'une puissance monocratique, et d'une classe administrative recrutée par des examens réguliers dans toutes les classes de sa population ; et d'un autre côté au milieu de luttes continues extension croissante de cette société qui se subordonne finalement les populations extérieures perturbatrices.
Après cette longue appréciation générale, nous devons terminer en en montrant l'aboutissant final, par un résumé très-sommaire de l'état actuel de celte grande civilisation.

État général actuel de la civilisation chinoise, considéré comme aboutissant final de sa longue évolution.
La longue évolution dont j'ai, messieurs, établi la théorie abstraite et ensuite l'appréciation concrète, a finalement abouti à construire dans l'extrême Orient une immense société, produit a une longue élaboration continue de 4'000 ans. C'est cette résultante finale qu'il faut apprécier très-sommairement dans son ensemble. En voyant cette grande société à la fois stable et progressive, ayant obtenu, mieux qu'aucune autre jusqu'ici, cette conciliation tant cherchée entre l'ordre et le progrès, vous comprendrez bien la superficialité des préjugés stupides qui, en Occident, recouvrent à cet égard des sentiments si ignobles.
L'empire chinois se compose de la Chine proprement dite, et des pays tributaires qui sont : le Thibet, la petite Boukharie, la Mongolie, le pays des Mantchous et la Corée, outre un grand nombre d'îles, sur les côtes orientales de la Chine, parmi lesquelles Formnose. L'assujettissement des pays tributaires à la fin du XVIIIe siècle, après des luttes qui remontent à l'origine même de la Chine, et constituent l'histoire de son activité extérieure, donne à cette civilisation sa stabilité essentielle, outre le service rendu à l'humanité par son action civilisatrice sur des populations arriérées dont les redoutables excursions troublèrent jadis si profondément jusqu'à l'Europe occidentale.
La Chine proprement dite est comprise entre le 20° et le 41° de latitude nord, et le 140° et le 95° de longitude, ce qui lui donne une étendue de 525 lieues du nord au sud, et de 600 lieues de l'est à l'ouest, ou environ 300,000 lieues carrées de superficie. Je ne compte pas dans la Chine proprement dite trois provinces prises dans le pays de Liao-toung et des Mantchous, qui y ont été agrégés par Khian-loung, et soumises à un régime différent de celui des peuples tributaires. — La Chine proprement dite se divise en dix-huit provinces. — J'emprunte à M. G. Pauthier le tableau de la population de ces dix-huit provinces, tel qu'il résulte des recensements officiels de 1852 et 1812 :

Provinces Capitales Population en 1812 Population en 1852
1. Tchi-li ou Pe-tchi-li Pe-king 17'990'871 40'000'000
2. Chan-toung Tsi-nan-fou 28'958'764 41'700'621
3. Chan-si Taï-youen-fou 14'004'212 20'166'972
4. Hon-nan Kai-foung-fou 23'037'171 33'173'526
5. Kiang-sou Nan-king 37'843'501 54'494'641
6. Ngan-hoeï Ngan-king-fou 34'168'059 49'201'992
7. Kiang-si Nan-tchan-fou 23'046'999 43'814'866
8. Fo-kien Fou-tcheou-fou 14'777'410 22'699'460
9. Tché-kiang Hang-tcheou-fou 26'256'784 37'809'765
10. Hou-pé Wou-tchang-fou 27'370'098 39'412'940
11. Hou-nan Tchang-cha-fou 18'652'207 26'859'608
12. Chen-si Si-ngan-fou 10'207'256 14'698'499
13. Kan-sou Lan-tcheou-fou 15'193'125 21'878'190
14. Sse-tchouan Tching-tou-fou 21'435'678 30'867'875
15. Kouang-toung Canton 19'174'030 27'610'128
16. Kouang-si Koueï-lin-fou 7'313'895 10'584'429
17. Yun-nan Yun-nan-fou 5'561'430 8'008'300
18. Koueï-tcheou Koueï-Yang-fou 5'288'219 7'615'025
Total 360'279'597 536'909'300

On peut dire que la Chine proprement dite a donc au moins une population de 400,000,000 d'habitants soumis a un système régulier de gouvernement ; ce qui constitue certainement le résultat le plus frappant d'une évolution sociale sans exemple par sa durée et sa continuité.
Voyons d'abord quelle est l'activité générale, essentielle de cette immense population.
Nous assistons là, messieurs, à un grand spectacle une population de 400 millions, livrée à une activité essentiellement pacifique et industrielle ; et chez laquelle, grâce à la soumission de la Tartarie par la dynastie actuelle, l'armée est réduite à la fonction normale de simple gendarmerie. Pour maintenir l'ordre contre les perturbations intérieures, individuelles ou collectives.
La propriété privée est parfaitement respectée dans son acquisition, son emploi et sa transmission ; et ceci s'applique aussi bien aux propriétés mobilières qu'à la possession de la possession de la terre. La securità, sous ce rapport, base essentielle de toute activité, comme de toute civilisation, y est aussi grande que pour les pays les mieux réglés de l’Europe occidentale. [La grande richesse de l’empire, l'industrie infatigable du peuple et son inviolable attachement à son pays, sont autant de circonstances qui prouvent que si le gouvernement est jaloux de ses droits, il ne néglige point ses devoirs. Nous ne sommes pas un admirateur enthousiaste du système chinois, mais nous voudrions expliquer, s'il est possible, les causes qui tendent à la production de biens inappréciables et dont personne ne songe à contester l'existence. Dans la pratique, il se glisse nécessairement un grand nombre d'abus ; mais au total et si l'on considère les résultats définitifs, la machine fonctionne bien, et nous répétons qu'on en trouve d'éclatants témoignages chez la nation la plus gaiement industrieuse, la plus paisible et la plus opulent de l'Asie. Nous appuyongs sur cette qualification de gaiement industrieuse, parce qu'elle est un des premiers traits caractéristique qui frappent les étrangers arrivant en Chine, et qu'elle démontre incontestablement que chaque citoyen possède une bonne part des fruits de son travail. (De la Chine, par J.-F. Davis, ancien président de la Compagnie des Indes en China.)].
La terre y est très-morcelée, la petite propriété y a pris un développement immense. La classe des petits cultivateurs est la plus respectée après celle des lettrés. Lors même que la grande existe, c'est la petite culture qui domine. La grande culture est essentiellement moderne et occidentale. Elle tient au développement abstrait des populations de l'extrême Occident. C'est la grande culture qui sera dans l'avenir, bien plus qu'elle ne l'est dans le présent, la base et la condition delà systématisation de l'industrie agricole. Dès lors, en Chine, la culture pastorale, base de la grande agriculture, n'existe pour ainsi dire pas, surtout dans le midi de la Chine. La culture des céréales et surtout du riz, est le grand objet de l'agriculture chinoise. L'absence de culture pastorale, par suite le manque d'engrais, malgré les soins inouïs des Chinois pour tout utiliser à cet égard, est une cause inévitable d'épuisement du sol. Mais ces inconvénients incontestables, inhérents, du reste, à la nature d'une telle civilisation, sont infiniment compensés par l'existence de l'immense classe des petits cultivateurs, classe libre, énergique, indépendante ; ce qui résulte nécessairement de la vie laborieuse et sobre d'une population dont la propriété personnelle est convenablement respectée.
La culture des plantes potagères, des fleurs, le jardinage ont en Chine un développement inouï et une grande perfection. La culture des arbres (le bambou, l'arbre à thé, etc.) est un des grands objets de cette industrie agricole. La base de la nutrition en Chine est essentiellement végétale. De là l'immense développement de la culture des végétaux. Quant à la nutrition animale, le cochon et la volaille en font les principaux frais. Dans les provinces du nord de la Chine, la Tartarie fournit une grande quantité de bœufs, de moutons, de cerfs, etc., etc... Quant à l'outillage agricole, il est surtout caractérisé par une extrême simplicité. L'adresse et l'actif labeur du cultivateur suppléent à cet égard à l'inévitable imperfection résultant nécessairement du morcellement extrême de la propriété. Du reste, l'agriculture chinoise est favorisée par un vaste système d'irrigation. On conçoit dès lors la grande importance attribuée par le peuple chinois aux perturbations atmosphériques, dont les conséquences peuvent être si graves pour la nourriture d'un si grand peuple. Delà l'immense développement des greniers publics, sur lesquels nous reviendrons plus tard. — Du reste, la base fétichique de cette civilisation a contribué aussi à cet égard à cette préoccupation extrême des phénomènes météorologiques.
L'agriculture est le but essentiel de l'activité de cette population pacifique. L'opinion publique a toujours en Chine consacré la prépondérance de cette base essentielle de toute activité industrielle.
Considérons actuellement la manufacture et le commerce c'est-à-dire le travail d'appropriation des matières premières, et l'établissement des moyeus d'en faciliter l'échange.
Leur industrie est essentiellement empirique, et n'offre pas cet emploi des machines qui résulte de la réaction pratique des sciences abstraites ; mais les Chinois déploient dans leur industrie une activité et une sagacité remarquables, combinées avec une extrême patience et une grande sobriété. On doit remarquer, ce qui se conçoit du reste, que l'industrie chinoise est surtout la petite industrie, comme leur culture est la petite culture ; c'est une conséquence d'une insuffisante concentration de capitaux, et de leur infériorité dans l'emploi dès grandes machines.
L'industrie de la soie a en Chine, et depuis la plus haute antiquité, une importance et une extension considérables. Dans la ville seule de Han-tcheou on comptait plus de 60,000 ouvriers en soie, et plus de 100,000 dans les villages qui l'avoisinent. L'industrie du coton a en Chine une importance analogue, quoique inférieure à celle de la soie ; quant à l'industrie de la porcelaine, sa perfection comme l'immensité de ses produits, sont suffisamment connus sans que j'y insiste. Mais pour donner une idée de l'activité industrielle de cette population utilisant tout avec une application continue, je citerais les paroles suivantes écrites par un missionnaire du 17e siècle (Nouvelle relation de la Chine, composée par le père Gabriel de Magaillans, de la compagnie de Jésus). « Car comme dans ce royaume il n'y a pas un pied de tel inutile, aussi n'y-a-t-il aucun homme ni femme, jeune, vieux, boiteux, manchot, sourd ou aveugle, qui n'ait le moyen de gagner sa vie et qui n'ait quelque art ou quelque emploi. Les Chinois disent en commun proverbe, dans le royaume et la Chine il ny a rien d'abandonné. Quelque vile ou inutile qu'une chose paraisse, elle a son usage et on en tire du profit. Par exemple, dans la seule ville de Pe-kin il y a plus de mile familles qui n'ont point d'autre métier pour subsister que de vendre des allumettes et des mèches pour allumer du feu ; il y en a au moins autant qui ne vivent d'autre chose que de ramasser dans les rues et parmi les balayuresdes chiffons d'étoffes de soie, et de toile de coton et de chanvre, des morceaux de papier et autres choses semblables, qu'ils lavent et nettoient, et les vendent ensuite à d'autres qui les emploient à divers usages, dont ils tirent du profit. »
Enfin pour donner une idée de la sagacité industrieuse de la population chinoise je puis indiquer les services qu'ils ont tiré de la culture du bambou.
Les chinois sont, par une culture systématique, parvenus à produire une extrême variété de bambous ; variétés dans la grosseur et la hauteur, dans la distance des noeuds, dans la couleur du bois, dans la superficie de la tige, dans la substance et l'épaisseur du bois, dans les branches, dans les feuilles, enfin ils déterminent dans les bambous des variétés constantes et qui se perpétuent, comme par exemple la production de loupes ou excroissances charnues et bonnes à manger. Ce bambou perfectionné ainsi par une habile culture est employé à une multitude d'objets.
« Les jeunes rejetons de bambou, lorsqu'ils commencent à sortir de terre, sont aussi tendres et aussi délicats que l'asperge. On les coupe, et ils deviennent un aliment sain et agréable. La consommation de ce comestible est immense, et fournit à un commerce considérable. Ce qui n'est pas mangé sur les lieux se transporte ailleurs, et même jusqu'aux extrémités de l'empire. Pour empêcher les jeunes pousses de se corrompre, on les fend par quartiers, qu'on expose pendant un certain temps à la vapeur de l'eau bouillante, et on les fait ensuite sécher. Ainsi préparés, on les conserve longtemps et l'on peut les transporter au loin. Quoique creux les bambous sont très forts, et peuvent soutenir les plus lourds fardeaux : on les fait quelquefois suppléer au bois de charpente. Leurs troncs, très-durs à couper transversalement, se fendent avec la plus grande facilité suivant leur longueur ; on les divise en filets déliés, dont on fabrique des nattes, des boîtes à compartiments, des peignes, et une foule de jolis ouvrages. Les bambous, naturellement percés en tuyaux, s'emploient sous terre ou hors de terre pour la conduite et la distribution des eaux. On brise les tiges, ou les fait macérer dans l'eau, et de la pâte qui en résulte, on fabrique différentes espèces de papiers. Le bois du bambou, lisse, uni et susceptible d'un beau poli, reçoit de la sculpture tous les ornements qu'on cherche à lui donner, et il admet de même les incrustations d'or, d'argent, d'ivoire. Bouilli dans l'eau de chaux, et mis sous presse, il peut encore se couvrir d'empreintes qu'il conserve toujours... Selon le P. Cibot, il n'y a point d'exagération à dire que les mines de ce grand empire lui valent moins que ses bambous, et qu'après le riz et les soies, il ne possède rien qui soit d'un si grand revenu. » (L'abbé Grosier, De la Chine, tome II, page 381).
Le véritable commerce de la Chine est le commerce intérieur, qui est développé sur la plus grande échelle, ce qui se conçoit facilement vu l'extrême étendue de l'empire et son excessive population. Ce commerce se fait surtout par eau. La Chine est sillonnée de rivières et de canaux ; la navigation intérieure est immense. Le gouvernement veille avec soin à ces communications des diverses provinces entre elles. La Chine est un monde qui peut se suffire, et qui effectivement se suffit à lui-même.
« Je naviguai, dit le père Magaillans, par ordre de l'empereur en l'année 1656, surtout ce grand canal et sur d'autres rivières, depuis Pé-kin jusqu'à Macao pendant plus de 600 lieues, sans aller par terre qu'une seule journée pour traverser une montagne qui divise la province de Kiam-si de celle de Quam-tum. Le 4e de mai de l'année 1642, je partis de la ville de Hâm-cheu, capitale de la province de Che-kiam, et le 28e d'août de la même ville de Chim-tu, capitale de la province de Su-chuen. Durant ces quatre mois, je fis toujours par eau, plus 400 lieues, en comptant les détours des rivières, en sorte toutefois que je naviguai durant un mois sur deux rivières différentes ; mais durant les trois autres, je voyageai continuellement sur le grand fleuve Ki-am, qu'on appolle fils de la mer. Pendant cette longue navigation, je rencontrai chaque jour un si grand nombre de trains ou de radeaux de toutes sortes de bois, que si on les attachait les uns aux autres on ferait un pont de plusieurs journées de longueur. Je voguai le long de quelques-uns attachés contre le rivage pendant plus d'une heure, et quelquefois durant une demijournée. »
Un tel commerce intérieur s'est largement développé du reste depuis l'époque où écrivait le père Magaillans ; aussi le commerce extérieur de la Chine est-il au fond tout à fait insignifiant pour cette population, malgré la grande extension qu'il a pris pendant ce siècle. En réalité il a été plus nuisible qu'utile à la Chine, à laquelle nous ne communiquons guère que nos vices ; outre les dangers spéciaux des contacts avec des gens qui ne se reconnaissent aucune sorte de devoirs quelconques envers les populations orientales.
D'un autre côté le commerce avec l'Occident n'est pas au fond pour la Chine (sauf avec la Russie) un échange d'objets utiles ; il se solde pour la Chine en argent. Il y a deux mille ans déjà, un empereur de la Chine appréciait de la manière la plus judicieuse un tel commerce, en se plaçant dignement au point de vue social :
« L'argent qui entre par le commerce n'enrichit un royaume qu'autant qu'il en sort par le commerce. Il n'y a de commerce longtemps avantageux, que celui des échanges nécessaires ou utiles. Le commerce des objets de faste, de délicatesse ou de curiosité, soit qu'il se fasse par échange ou par achat, suppose le luxe. Or le luxe, qui est l'abondance du superflu chez certains citoyens, suppose le manque du nécessaire chez beaucoup d'autres. Plus les riches mettent de chevaux à leurs chars, plus il y a de gens qui vont à pied ; plus leurs maisons sont vastes et magnifiques, plus celles des pauvres sont petites et misérables ; plus leurs tables se couvrent de mets, plus il y a de gens qui se trouvent réduits uniquement à leur riz. Ce que les hommes en société peuvent faire de mieux, à force d'industrie, de travail et d'économie, dans un royaume bien peuplé, c'est d'avoir tous le nécessaire, et de procurer une aisance commode à quelques-uns. »
Telle est donc, messieurs, l'activité générale de cette industrieuse population. Il nous faut maintenant étudier sa constitution, en appréciant successivement la famille, et la société proprement dite.
La base de la famille en Chine, et finalement comme je l'ai déjà établi, de toute la société, c'est la piété filiale, le respect pour le père, la mère et les ancêtres. La famille ainsi constituée sur sa base essentielle, la puissance du père et le respect des ancêtres, a été l'objet des constantes préoccupations des législateurs et des philosophes.
Le culte des ancêtres et de la tombe, conséquence de l'esprit fétichique, a été systématisé en Chine, de manière à constituer un culte privé qui a profondément consolidé la famille, — les visites régulières à la tombe, et son soigneux entretien constituent des devoirs essentiels de tout Chinois, quelles que soient les doctrines théologiques, bouddhiques ou autres qui sont venues se superposer aux bases fétichiques de son état mental. — Il y a pour chaque famille, quelle que soit souvent l'extrême multiplicité de ses branches, une salle commune des ancêtrès, où se font des cérémonies régulières de commémoration ; la présidence y appartient à l'âge, indépendamment de la situation. Enfin, dans chaque famille spéciale une salle est consacrée à ses ancêtres directs, salle où sont placées les tablettes qui les rappellent, et où l'on va leur communiquer tous les événements quelconques d'une certaine importance qui s'accomplissent dans la famille.
Telle est l'admirable constitution du culte des ancêtres, institution qui est aussi rapprochée que possible de l'état vraiment normal de la famille humaine, dont le caractère essentiel est la continuité. Développer systématiquement un tel sentiment, c'est donc assurer le vrai progrès de la famille en développant sa constitution la plus organique. — Ce respect de la continuité largement développé dans la famille, outre qu'il en assure la stabilité propre, prépare pour la société des natures vraiment organiques, et chez qui, comme en Occident, le mépris du passé ne pousse pas à toutes les perturbations dans le présent. Aussi peut-on regarder comme incontestable le principe chinois qu'un mauvais fils est toujours un mauvais citoyen. Enfin, cette belle constitution de la famille a reçu un perfectionnement caractéristique par l'admirable institution sociale qui fait remonter aux ancêtres la gloire acquise par les descendants, au lieu de la faire parvenir aux successeurs, suivant le mode émané surtout de l'esprit théocratique. Une aussi sainte institution méritera toujours le respect de tout vrai philosophe, et à mesure que, sous l'impulsion de la religion de l'Humanité, l'Occident marchera vers l'état normal, il s'incorporera convenablement cette grande création. Au lieu de l'usage occidental qui, surtout de nos jours, n'assure le plus souvent au successeur d'un homme éminent que la possibilité d'une vie oisive et inutile, l'institution chinoise, prenant son point d'appui dans la piété filiale profondément développée, offre comme principale récompense aux nobles efforts la possibilité d'honorer ses ancêtres, en même temps qu'elle pousse à se préparer des successeurs dignes de glorifier ainsi un jour votre nom.
Quant aux relations fraternelles loin d'être abandonnées à l'anarchique égalité de l'Occident, elles sont moralement réglées d'après la subordination envers l'âge ; ce qui contribue nécessairement, non-seulement à l'ordre et à la stabilité de la famille, mais encore au développement des vrais affections fraternelles. Malgré les préjugés superficiels de l'esprit révolutionnaire, il est incontestable qu'un certain degré de subordination reconnue, qui crée clés devoirs réciproques, contribue bien plus à l'affection réelle qu'une égalité anarchique propre seulement a faire surgir le conflit inévitable des prétentions égoïstes.
Enfin le développement même de la civilisation chinoise a, par une action tout à fait inaperçue, réagi pour la consolidation et le perfectionnement delà famille. Cette réaction est due à l'influence nécessaire sur la famille du fait seul de l'existence d'une longue évolution sociale dont la continuité n'a jamais été vraiment rompue. Un Chinois quelque loin, qu'il remonte dans la série de ses ancêtres, se trouve toujours avec eux en sympathie naturelle d'opinion ; dès lors le respect pour les ancêtres reçoit toujours, de la considération du passé, une réelle consolidation, au lieu d'en éprouver un amoindrissement. En Occident au contraire la continuité a été souvent rompue. Comment, par exemple, le respect pour les ancêtres peut-il, chez le chrétien, acquérir une profonde consistance, lorsqu'on remontant suffisamment la série des âges il arrive à des ancêtres qu'il doit nécessairement maudire : une doctrine qui s'établit en maudissant les prédécesseurs, doit réagir nécessairement d'une manière fâcheuse sur le respect des ancêtres. Aussi le culte clés ancêtres et de la tombe, que le fétichisme légua au polythéisme, a-t-il été méconnu et négligé par le monothéisme. Dans le grand chef-d'œuvre de Corneille, Pauline païenne respecte l'ordre paternel, chrétienne elle devient suivant son expression : ... Saintement rebelle aux lois de la naissance.
4 1861.6 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l'ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l'Occident avec la Chine [ID D20371].
Des principes généraux d'après lesquels doivent être réglées les relations de l'Occident avec la Chine.
Il faut maintenant, Messieurs, indiquer rapidement quels sont les principes fondamentaux d'après lesquels doivent être réglées les relations entre l'Occident et le reste de la planète, et il faudra préciser l'application de ces considérations au cas spécial de la Chine.
Le passé a développé en Occident les forces humaines sous tous leurs divers aspects. Cette longue et laborieuse préparation est maintenant terminée. L'état normal doit régler les forces que le passé a développé. C'est ce règlement qu'institué la religion démontrée. Pour tous les vrais régénérés ce règlement doit commencer dès à présent pour tous les divers aspects de la vie privée et publique. Mais au point de vue social, les relations les plus générales, c'est-à-dire celles de peuple à peuple, ayant été les premières troublées, doivent être les premières réglées, au moins dans leur ensemble. Ces relations générales troublées dès le début du XIVe siècle, sont celles sur lesquelles nous pouvons le plus, surtout les relations extra-occidentales, parce qu'elles sont liées à des habitudes à la fois moins intenses et moins nombreuses. C'est dans le règlement de ces relations que le positivisme pourra montrer dès l'abord sa supériorité; parce que seul il peut les concevoir à l'abri à la fois d'un dénigrement et d'une admiration systématiques, et parce qu'il vient enfin les régler moralement en déhors de tout arbitraire, d'après des principes fondés sur l'ensemble même de nos connaissances abstraites.
La religion universelle, dont le problème final est de faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité dans tous les aspects quelconques de notre existence, a finalement posé les principes de ce règlement. Mais il s'agit d'examiner d'abord quelles sont en Occident les forces sur lesquelles peut surtout s'appuyer le Positivisme pour constituer enfin cette opinion publique qui fera prévaloir les principes généraux de la morale démontrée, contre les forces perturbatrices que favorise l'état révolutionnaire. — Les forces auxquelles le Positivisme peut et doit faire appel, pour appuyer de leur libre opinion, les prescriptions de la morale démontrée, ce sont essentiellement les femmes et les prolétaires.
Positivisme pose en principe que la morale est une, et que sess prescriptions doivent s'appliquer à toutes les relations quelconques, même à celles entre l'homme et les animaux ; ce que de reste l'instinct pratique a fait spontanément admettre en Occident. — Deux classes sont naturellement disposées, en dehors de toute conviction dogmatique, en vertu de leur nature et de leur situation, à admettre et a sanctionner ce grand principe ; ce sont les femmes et les prolétaires, ces deux classes souffrent nécessairement du dérèglement des forces humaines, dérèglement qui émane toujours soit des théoriciens, soit des praticiens, qui par cela seul qu'ils constituent les forces dirigeantes tendent toujours nécessairement à abuser. Le caractère même de toute véritable force est de pouvoir abuser.
Les femmes tendent spontanément à appuyer tout règlement moral, par une disposition noble et pure, qui tient à leur supériorité morale; c'est donc en vertu de leur meilleure nature intrinsèque, bien plus que de leur situation, qu'elles sont naturellement disposées à sanctionner toutes les véritables prescriptions morales. Ainsi, en Angleterre, où les relations extra-occidentales ont recule plus anarchique développement, on a vu les dames anglaises donner l'appui efficace de leur opinion à l'abolition de l'esclavage des noirs dans les colonies. Cet exemple admirable montre ce que peut acquérir de puissance ce noble soutien spontané de tout règlement moral.
De la part du prolétariat l'appui sera moins spontané, et plus systématique, parce qu'il tient davantage à la situation des individus qu'à leur nature même. Toute perturbation dans l'action des forces sociales réagit nécessairement, et surtout, sur l'immense masse prolétaire qui constitue la base même de nos sociétés. Or il y a une intime solidarité entre tous les règlements quelconques ; et ceux qui demandent le règlement moral des relations entre les entrepreneurs et les travailleurs, ne peuvent sanctionner 1'anarchique domination de la force dans les relations de l'Occident avec le reste de la planète, et réciproquement ceux qui, dans un but de lucre et de cupidité ou d'orgueil et de vanité, sanctionnent l'oppressive domination de l'Occident sont-ils donc bien venus à demander à leurs chefs une meilleure administration des forces sociales, puissance ou richesse? C'est donc à ces deux grandes classes que le Positivisme vient faire appel, même en dehors de toute conviction dogmatique, pour sanctionner activement les prescriptions de la morale universelle, dans ses applications aux relations les plus générales de l'Humanité. C'est aux femmes et aux prolétaires, guidés par les plus irrécusables démonstrations de la religion positive, à former enfin en Occident une opinion prépondérante qui mette un frein aux forces perturbatrices, qui profitent de l'interrègne révolutionnaire pour employer la force publique au service de la cupidité privée.
C'est ainsi que nous constituerons graduellement le courant d'opinion qui doit modifier les éléments perturbateurs, essentiellement émanés de la bourgeoisie, qui produisent trop souvent le trouble et l'oppression des autres populations planétaires. Mais il est certain aussi que cette opinion devra trouver finalement un point d'appui efficace dans les gouvernements proprement dits, surtout dictatoriaux.
Car cette action désordonnée des populations avancées sur l'Orient, tend à développer en Occident la notion anarchique de progrès, qui sert de justification anticipée à toute perturbation quelconque. La notion de progrès ne représente plus en Occident qu'un développement matériel sans frein et sans limites. Il s'agit maintenant de produire beaucoup, et de consommer davantage ; voilà l'essentiel. Qu'il surgisse une modification quelconque, surtout matérielle, et profondément perturbatrice, elle est immédiatement justifiée ; c'est le progrès ! La notion de progrès est actuellement une sorte de justification automatique et stupide de tout événement quelconque, pourvu qu'il trouble une situation existante. Si vous voulez conserver un état de choses existant, en science, en industrie, en politique, vous êtes rétrograde ; mais si vous voulez troubler un ordre déterminé, vous êtes progressif. La prépondérance croissante d'une telle notion devient de plus en plus dangereuse. C'est au nom d'un tel principe que les tentatives les plus anarchiques en science, en morale, en politique sont continuellement tentées, ou du moins conçues. Qu'un esprit incompétent, sans remplir aucune sorte de condition préliminaire, vienne attaquer les principes les plus incontestables de la science, au lieu du juste mépris que méritent de tels efforts, émanés toujours d'une indisciplinable vanité, jointe habituellement à une profonde débilité mentale, un public encore plus incompétent applaudit au nom du progrès. Ce mot constitue désormais une sorte d'explication mystique qui dispense de toute réflexion. Passé, présent, avenir, ce mot merveilleux explique tout. Et c'est ainsi que s'est établi un dogmatisme banal aussi immoral qu'il est absurde.
Il est grand temps de réagir contre cette dangereuse notion, qui tend à compromettre l'existence de tout ordre quelconque. — Le progrès n'est que le développement de l'ordre, le progrès moral est plus important que le progrès matériel et que le progrès intellectuel : Tels sont les deux grands principes posés par Auguste Comte, et d'après lesquels les intelligences occidentales peuvent être ramenées enfin à la situation normale dont elles tendent de plus en plus à s'écarter. Il faut subordonner le progrès à l'ordre, et proclamer enfin la suprématie du progrès moral : telles sont deux des conclusions essentielles résultées de l'immense élaboration mentale qui caractérise le Positivisme ; mais le bon sens universel sanctionnera de plus en plus ces principes, dont rétablissement systématique a exigé les plus puissantes méditations. Les femmes et les prolétaires sentiront le profond danger du progrès conçu indépendamment de l'ordre, et les immenses inconvénients de la suprématie du progrès matériel sur tous les autres.
Aussi on peut espérer que les gouvernements occidentaux, que doit absorber le maintien de l'ordre matériel, de plus en plus difficile au milieu d'une anarchie mentale et morale croissantes, comprendront enfin la solidarité qui lie l'ordre matériel à l'ordre moral. Ils comprendront bientôt l'immense danger qu'il y a à développer, par une action perturbatrice sur l'Orient, la notion perturbatrice de progrès propre à l'Occident. Et quand même il serait vrai que notre intervention extérieure fût vraiment utile à l'Orient, la démoralisation qui en résulte incontestablement pour les Occidentaux devrait nous en éloigner, en nous tenant aux simples relations commerciales librement voulues des deux côtés, librement acceptées.
Il faudra enfin que la force publique se conçoive comme destinée à régler, et souvent à réfréner, au lieu de les favoriser aveuglément, les relations de l'Occident avec l'Orient. C'est dans ce sens que doivent changer les opinions des populations et des gouvernements.
Il faut le remarquer, c'est nécessairement de la bourgeoisie qu'émanent ces éléments de perturbation, et ce sont les gouvernements parlementaires, organes d'une telle classe, qui surtout favorisent et protègent une telle politique. Aussi c'est en Angleterre que cette politique extra-occidentale a son complet développement. Grâce au régime parlementaire, une portion de la bourgeoisie a fait servir une hautaine aristocratie à favoriser et diriger des expéditions militaires dans le but d'ouvrir, par toutes sortes de moyens, des débouchés commerciaux. Ce système politique provoque le dérèglement des forces industrielles, outre qu'il pousse à la démoralisation même du prolétariat en cherchant à le lier à une fructueuse exploitation du reste de la Planète. Cette politique a du reste eu toujours l'appui habituel du journalisme, qui n'est qu'un complément nécessaire du régime parlementaire. Nous avons vu les organes les plus accrédités du journalisme anglais pousser au massacre systématique des Indous, et inventer pour atteindre un tel but les plus monstrueuses calomnies. D'admirables protestations ont surgi en Angleterre contre ces sanguinaires manifestations [Voir l'Inde, par Richard Congrève, 1 vol. in-8, chez Dunod, quai des Augustins, 49. — Voir également à la fin de la notice de M. le docteur Robinet sur Auguste Comte, la traduction de la protestation publique de M. Richard Congrève, contre le Te Deum ordonné par le gouvernement britannique pour la terminaison de l'insurrection do l'Inde]. Mais l'ensemble du journalisme occidental n'a nullement protesté contre d'aussi blâmables excès.
C'est donc sur l'opinion publique, dont les gouvernements, surtout dictatoriaux, sauront se faire l'organe, que nous pourrons trouver en Occident un point d'appui énergique pour réagir contre une politique extra-occidentale vraiment nuisible.
Il faut d'abord dans le cas spécial qui nous occupe, que l'opinion publique change profondément son point de vue relativement à la civilisation chinoise. — Il faut qu'on admette qu'il y a là, malgré de stupides préjugés, une civlisation respectable dont il faut connaître les conditions d’'existence avant de chercher à la modifier ; il faut aussi reconnaître enfin que l'Occident doit tendre lui-même à sortir d'une situation profondément révolutionnaire, pour arriver à une situation vraiment normale, avant de chercher à modifier d'autres civilisations ; modifications qui, en vertu de leur caractère indéterminé, ne peuvent être que perturbatrices pour les populations sur lesquelles on agit, et démoralisatrices pour celles qui agissent.
La civilisation chinoise s'est développée graduellement, et constamment dans une direction déterminé, depuis quatre mille ans. Elle préside aux destinées de la moitié de l'espèce, qu'elle fait vivre convenablement, et dans une situation à beaucoup d'égards préférable à celle d'une grande parti du prolétariat occidental. Cette civilisation vraiment organique, solidement assise sur une constitution admirable de la famille, offre un spectacle où le superficiel orgueil révolutionnaire de l'Occident peut puiser d'utiles leçons. Placés à un point de vue normal, les Chinois conçoivent que tout développement social doit accepter la continuité, et que le présent né du passé, pour préparer l'avenir, doit d'abord le respecter et l'honorer, au lieu de le maudire et de le méconnaître d’après une ingratitude aussi immorale qu'absurde. Enfin ce grand empire a finalement subordonné, au siècle dernier, les populations Tartares, elle les a enfin liées à un noyau civilisateur ; la Chine remplit ainsi la fonction qu'une superficielle appréciation attribue a la Russie, et la remplit certainement mieux que celle-ci n'aurait pu le faire. — Cette grande civilisation fait donc vivre sous un régime pacifique la moitié de l'espèce humaine [Pour joindre mon propre témoignage à celui de M. Ellis, j'affirmerai que, durant notre voyage en Chine, je n'ai vu (excepté à Canton) que très-peu d'exemples d'une misère abjecte parmi les basses classes, ou d'un luxe extravagant parmi les classes élevées. (J.-F. Davis, ancien président de la compagnie des Indos on Chine.) J.-F. Davis cite ensuite les paroles caractéristiques d'un chinois, Tien-ki-chi, qui expose les raisons d'après lesquelles il se félicite d'être né en Chine. — J.-F. Davis ajoute à la suite de cette citation les réflexions suivantes : Assurément le pays dont les habitants s'expriment ainsi ne saurait passer pour mal gouverné. Un fait encore plus remarquable, c'est cette maxime populaire que les Chinois citent fréquemment : l'empereur et le sujet qui violent la loi sont aussi coupables l'un que l'autre. (De la Chine, par J.-F. Davis, ancien président de la compagnie des Indes en Chine)], sans opposer à une action rénovatrice d'autre résistance vraiment sérieuse que celle qui résulte d'une juste méfiance contre la forme, réellement anarchique, que présente la civilisation occidentale. Quoique l'Occident possède en lui un développement des forces sociales qui lui confère définitivement la suprême initiative, il n'en est pas moins vrai que ces forces non réglées constituent un état profondément anarchique, dont l'action sur la Chine serait nécessairement funeste. Que l'Occident résolve enfin le problème de son organisation normale ; jusque-là les directeurs de la civilisation chinoise ne pourront que contempler, avec plus de répulsion [« J'entretenais, il y a quelques années», des relations amicales et suivies avec un jeune lettré du nord de la Chine que le désir de voir l'Europe avait amené à Paris... Il admirait sans réserve nos découvertes scientifiques modernes, la photographie, le galvanisme, les merveilles de l'électricité. Mais il n'enviait guère en général que les résultats positifs de nos sciences, le côté moral de notre ensemble social était loin de l'impressionner favorablement. « II reconnaissait franchement la supériorité de notre initiative intellectuelle, sans être bien persuadé qu'il dût nous l'envier. « Les yeux de votre intelligence sont plus perçants que les nôtres, me disait-il, mais vous regardez si loin que vous ne voyez pas autour de vous. « Vous avez un esprit hardi qui doit vous faire réussir eu beaucoup de choses, mais vous n'avez pas assez de respect pour ce qui mérite d'être respecté. Cette agitation perpétuelle dans laquelle vous vivez, ce besoin constant de distraction, indiquent clairement que vous ne vous trouvez pas heureux. « Chez vous on est toujours comme un homme en voyage; chez nous on aime à se reposor. Quant à vos gouvernements, je veux croire qu'ils ont du bon, mais s'ils vous convenaient aussi bien que nous convient le nôtre, vous n'en changeriez pas si souvent. Je suis bien sur, moi, de retrouver dans mon pays les institutions que j'y ai laissées, et je vois que pas un d'entre vous ne me garantirait seulement pour doux ans, la solidité de son gouvernement d'aujourd'hui. » (La devant l'Europe, par lu marquis d'Hervey-Saint-Denys.)] que de sympathie, une agitation de plus en plus convulsive, et dont la réaction ne pourrait être que perturbatrice. Irons-nous transporter, notre mépris de toute autorité, notre famille en décomposition où le juste respect pour la puissance paternelle devient une exception, au milieu d'une civilisation fortement assise sur une admirable constitution organique de la famille ? On conçoit donc la juste répulsion de ce peuple contre des contacts plus intimes avec l'Occident ; l'analyse scientifique la plus exacte et la plus approfondie doit la sanctionner, en même temps qu'elle doit proclamer, au nom de la raison comme de la morale, la nécessité de restreindre au lieu d'étendre de tels contacts,
L'Occident régénéré aura sans doute à exercer plus tard une action pacifique, aussi salutaire que profonde, sur cette grande civilisation pour fonder l'état normal de l'espèce humaine sur notre planète. Il est donc utile d'indiquer les lacunes propres à cette civilisation, et que notre action graduelle fera cesser, pour constituer enfin l'Humanité.
La lacune capitale, et qui au point de vue mental domine toutes les autres, c'est l'absence de l'institution sociale de l'abstraction scientifique. L'observation et la science concrètes ont amplement surgi et se sont largement développées en Chine, mais non l'observation et la science abstraites. De là absence de généralité suffisante, et impossibilité d'une véritable systématisation mentale. La généralité comme la systématisation ne peuvent résulter que de l'abstraction scientifique.
Mais la constitution mentale de la Chine fournira, comme je l'ai déjà indiqué du reste, un point de départ admirable, pour y faire graduellement admettre par les intelligences directrices, la vaste construction abstraite gloire de l'Occident, et base de sa suprématie finale. Et cela ne peut avoir lieu que parce que la science coordonnée, trouve son aboutissant final dans la morale, d'après l'incomparable systématisation d'Auguste Comte. — Nous admettons, comme les penseurs chinois, que la morale doit dominer à la fois, l'évolution théorique, comme l'activité pratique. Mais d'après ce principe même on peut bientôt faire comprendre, qu'au point de vue théorique comme au point de vue pratique, une constitution efficace de la morale exige précisément une longue préparation abstraite qui va par des échelons successifs de la mathématique à la morale.
(Mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie, morale.)
Car la morale institue le gouvernement de la nature humaine d'après sa connaissance approfondie. Or la connaissance de la nature humaine repose nécessairement, pour être vraiment profonde, sur la connaissance des lois réelles des divers phénomènes qui influent sur elle. Comment connaître l'homme sans connaître les lois statiques et dynamiques des phénomènes sociaux, et ces phénomènes eux-mêmes comment les apprécier sans connaître les lois de la vie, qui dépendent à leur tour des phénomènes chimiques comme ceux-ci des phénomènes physiques, qui s'accomplissent sous l'influence des phénomènes astronomiques et finalement mathématiques. Mais si la connaissance abstraite des lois des divers phénomènes distincts est indispensable à une saine théorie scientifique de la nature humaine, elle l'est aussi à l'institution de son gouvernement. Car la modificabilité dépend, autant que la systématisation, de la connaissance des lois abstraites.
Ainsi donc la constitution mentale de la civilisation chinoise, malgré son immense lacune, présente néanmoins un point de départ suffisant pour que l'Occident régénéré puisse déterminer en elle des modifications aussi salutaires que profondes.
Au point de vue de la famille, l'Occident a, quant aux relations filiales et paternelles, plutôt à apprendre qu'à enseigner. En acceptant sous ce rapport, une constitution vraiment organique, nous n'aurons qu'à la systématiser. Quant aux relations conjugales, l'incomplet développement militaire propre à la Chine, les a maintenues dans un état imparfait, Mais, à cet égard, et au nom du perfectionnement universel admis par l'école de Confucius comme le but final de l'existence humaine, on pourra facilement faire admettre une pleine monogamie, monogamie étendue jusqu'au veuvage éternel. Du reste les respects universels dont le veuvage est l'objet en Chine faciliteront une telle transformation.
Au point de vue social, les Chinois sont arrivés plus pleinement que l'Occident à l'état vraiment normal, c'est-à-dire au régime industriel et pacifique, de telle sorte même que l'action militaire y est réduite à la pure fonction normale de la gendarmerie. Mais la division entre les entrepreneurs et les travailleurs, base nécessaire de toute systématisation industrielle, n'est développée en Chine que d'une manière radicalement insuffisante, surtout pour l'agriculture où domine presque exclusivement la très-petite propriété ; de sorte que la constitution normale de l'étât industriel et pacifique ne peut finalement surgir qu'en Occident. D'un autre côté l'absence de science abstraite n'a pas permis en Chine l'établissement de la grande industrie fondée finalement sur l'emploi des machines ; de telle sorte que la lacune mentale de cette civilisation a constitué une profonde lacune matérielle. Sous cet aspect encore la systématisation industrielle, qui repose nécessairement sur la division entre les entrepreneurs et les travailleurs et sur l'emploi connexe des machines, ne pouvait surgir qu'en Occident, sous l'impulsion de la science régénérée arrivée enfin à l'état religieux. Mais cette systématisation, une fois surgie, pourra graduellement être admise dans une civilisation qui reconnaît le principe fondamental de la prépondérance normale de la vie industrielle et pacifique. Jusque-là toute tentative prématurée de transporter en Chine, notre type occidental d'une vaste concentration de capitaux et d'un emploi développé des machines, n'aurait d'autre effet que de produire d'effroyables perturbations. [« Toutes les mesures capables de contribuer au maintien de l'ordre et de la tranquillité générale sont prises avec une sollicitude vraiment admirables. La vérité est qu'il existe chez les Chinois une activité infatigable qui les assimile d'une manière frappante aux nations les plus intelligentes de l'Occident, en même temps qu'elle les distingue éminemment aussi de tous les peuples asiatique ? On pourra trouver notre assertion assez étrange, mais nous ne craignons point de dire que, pour tout ce qui entre dans la composition des communautés industrielles et bien organisées, il y a infiniment moins de différence entre eux et les Anglais, les Français et les Américains, qu'entre ces peuples et les habitants de l'Espagne et du Portugal. Nous verrons avec quel art, quelle adresse les Chinois ont su tirer parti de la force des divers éléments ; ils ignorent, il est vrai, la puissance de la vapeur,... la première idée qui frappe un Chinois intelligent auquel on explique les effets de nos machines est celle des maux qui pourraient fondre sur son pays si ce système, dont il considérerait l'importation comme un véritable fléau, venait à y être inopinément introduit. » (De la Chine, par J. F. Davis, ancien président do la compagnie des Indes en Chine)].
Du reste le spectacle de notre anarchie industrielle ne peut beaucoup séduire les hommes d'État de la Chine pour les pousser à une introduction prématurée et fatale.
En résumé donc, respectons cette grande et noble civilisation. Comprenons enfin que si elle présente des lacunes incontestables on ne peut chercher à les remplir qu'en partant d'une connaissance approfondie de la société correspondante. Son état actuel, résultat de tout son passé, doit être pris pour point de départ d'une modification systématique et graduelle. Admettons désormais que l'Occident lui-même doit être sorti de son état d'anarchie, doit être enfin régénéré, parvenu, au moins dans l'ensemble, à l'étât normal, avant de tenter une action profonde sur la Chine. Comprenons enfin que nos efforts pour agir violemment sur ce grand peuple ne peuvent être que perturbateurs pour lui, et démoralisants pour nous. Respectons l'évolution spontanée de cette grande civilisation, et dans les libres contacts émanés des relations commerciales, sachons nous dégager de préjugés vraiment puérils, et comprendre les nobles côtés d'une organisation qui dirige convenablement la moitié de notre espèce. C'est en apportant ainsi dans nos appréciations une disposition rationnelle et morale, que les relations commerciales actuellement constituées pourront préparer spontanément, par une libre et volontaire adhésion, l'action que l'Occident régénéré pourra être alors digne d'exercer.

Sekundärliteratur
Quellen :
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Georges-Marie Schmutz : Laffitte tenta d'appliquer l'intuition à la civilisation chinoise. Il dit que la relation entre famille et gouvernement caractérise la Chine. Son importance comme modèle d'organisation de la société cependant n'a rien d'extraordinaire en soi. Toutes les sociétés s'appuient sur la famille. Mais en Chine, fait unique, même le gouvernement suit le modèle familial. Cet ancrage sur la famille fonde la morale politique. L'empereur est le chef de famille du pepule, pas son dieu ; le concept de l'empereur comme père et mère du peuple aide à définir l'étendue de ses pouvoirs et de ses rsponsabilités. Les mandarins ont eux aussi un rôle qualifié de paternet et maternel, qui fonde, en théorie, leur éthique. Laffitte montre que l'empereur et le mandarinat ne s'imposaient pas sur une masse apatique et soumise, mais administraient plutôt une multitude active et indépendante de petits propriétaires engendrés par le système de la famille.
La croissance dans la continuité caractérise admirablement la Chine. Laffitte en voit la preuve dans l'histoire qu'il résume ainsi : après avoir été pendant des siècles 'un amas de Chine', la civilisation chinoise commença son unité sur une échelle très modeste. Depuis son origine, elle a continuellement progressé en développant les formes rudimentaires de son organisation primitive. La Chine offre le parfait exemple d'une civilisation progressant sans négliger la continuité, signe pour les positivistes de la socialibilité suprême.

Frédéric Keck : Auguste Comte confia à son disciple Pierre Laffitte la rédaction des Considérations sur l’ensemble de la civilisation chinoise pour confirmer ses vues selon lesquelles la "race jaune" monothéiste, où s’étaient particulièrement développées les fonctions actives, pouvait servir de transition entre les "races noires" fétichistes, où les fonctions affectives étaient prépondérantes, et la "race blanche" récemment passée au stade positiviste, en notant le rôle de la conception confucianiste du "Ciel" dans la régulation du consensus social.
5 1861.4 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].
Le mouvement révolutionnaire proprement dit a largement développé ces profonds inconvénients moraux de la rupture de la continuité sociale. Que peut devenir le respect filial dans une société où chaque génération méprise et maudit celle qui l'a immédiatement précédée. Aussi en Occident, l'inévitable réaction de l'état révolutionnaire détruit et ébranle cette base sacrée de la famille, que l'évolution continue de la civilisation chinoise consolide et fortifie. Malgré les stupides dédains des révolutionnaires chrétiens, déistes ou athées, la famille est en Chine, quant aux relations filiales et fraternelles bien plus près de l'état normal que la famille occidentale, et elle est sous ce rapport, digne d'imitation et de respect.
L'infériorité relative de la famille chinoise se manifeste dans les relations conjugales. L'état monogame, n'a été atteint en Chine que d'une manière imparfaite. La loi ne permet qu'une seule femme légitime, mais elle sanctionne un concubinat régulier. Néanmoins il faut observer que ce concubinat légal est strictement restreint en fait aux classes riches ou d'une réelle aisance ; et que même, dans ce cas, il est bien loin d'avoir l'extension que la législation permet. Du reste, en Occident, surtout dans les grands centres d'activité, on ne voit que trop souvent un concubinat irrégulier, et qui n'astreint à aucun devoir quelconque, remplacer le concubinat réglé par la législation chinoise. Néanmoins lorsque l'Occident régénéré pourra avoir avec la Chine d'autres contacts que ceux déterminés par une rapacité sans frein, il est certain que c'est dans l'amélioration des relations conjugales, dans les classes aisées, que se fera sentir son action, bienfaisante. Sous ce rapport la famille occidentale, surtout régénérée par la foi démontrable, présente une véritable supériorité, comme elle est incontestablement inférieure, surtout de nos jours, quant aux relations filiales et fraternelles. Et certes les Chinois peuvent plus, pour l'amélioration morale de l'Occident, par le spectacle qu'ils nous offrent d'une société réglée, que nous ne pouvons pour leur progrès intellectuel et matériel, par l'équivoque bienfait de nos progrès industriels, surtout lorsque de tels progrès se développent chaque jour davantage en dehors de toute préoccupation morale ; ce qui tend incontestablement à produire, quoiqu'on disent les emphatiques déclamations d'un libéralisme absurde, pour type de l'homme civilisé, une sorte de brute matériellement très-puissante. Du reste, les conséquences de ce dévergondage industriel pour les classes laborieuses, là où ce développement se produit avec le plus d'intensité, n'est guère propre à engager la Chine à une activc imitation.
Apprécions maintenant la société proprement dite, et d'abord son culte.
L'adoration fétichique systématisée par l'astrolâtrie, tel est, comme je l'ai déjà établi, le culte officiel de la Chine. Mais ce culte officiel est complété par celui des grands, hommes, ou plutôt par le culte systématique de tous ceux, hommes ou femmes, qui ont rendu à la société des services quelconques, intellectuels, industriels ou moraux. Ce culte des nobles natures est dominé par celui de Confucius.
Confucius est l'objet du culte le plus important, après le Ciel et la Terre ; il est pour la Chine le philosophe par excellence ; et notre appréciation systématique de ce philosophe prouvera qu'un tel culte est bien mérité. Ainsi le culte des grandes et nobles natures, complétant un culte féticho-astrolâtrique, tel est le culte ofîiciel de la Chine, celui qui représente le véritable esprit de cette grande civilisation, et qui par ses manifestations régulières consolide un tel esprit. Il est évident que le culte régulier des grandes natures devait surgir d'une population où la constitution de la famille avait conduit au culte régulier des ancêtres. On a étendu aux ancêtres sociaux le culte rendu aux ancêtres de la famille. Ce respect systématique du passé, caractère d'une civilisation vraiment organique, a conservé et développé le respect de la vieillesse qu'institua le fétichisme, et que l'anarchie occidentale compromet de plus en plus avec les autres bases essentielles de toute sociabilité. Le culte officiel de la Chine nous présente ainsi une série homogène qui lie l'adoration et le culte des principaux êtres extérieurs (ciel, terre, fleuves) à l'adoration ou au culte des principaux représentants de la société, depuis les plus grands philosophes, jusqu'aux ancêtres directs de chaque famille.
Des provinces remarquables par des productions particulières ont des temples spéciaux. Ainsi la province de Tché-kiang a un temple dédié aux premiers vers à soie, parce que de temps immémorial cette province a développé cette culture.
Les mandarins sont les prêtres du culte officiel ; quant aux sacrifices solennels au Ciel ils sont célébrés par l'empereur lui-même.
Mais à côté du culte officiel, et simultanément avec lui, le Chinois se sert de pratiques religieuses empruntées à la religion des Tao-sse, ou à celle des Bouddhistes, ou à d'autres croyances plus ou moins superstitieuses. Même un grand nombre de mandarins ne restent pas exclusivement fidèles au culte officiel fondamental : ils combinent avec lui des pratiques bouddhistes ou Tao-sse ; mais ces pratiques n'altèrent nullement ni ne doivent entrer dans le culte officiel de la Chine ; et elles sont au fond méprisées souvent par ceux mêmes qui s'en servent. Du reste le respect du culte de Bouddha est nécessaire à un gouvernement qui a parmi ses tributaires d'immenses populations bouddhiques. Mais les vrais hommes d'État de la Chine savent nettement et judicieusement apprécier la supériorité du culte officiel sur les cultes théologiques qui coexistent à côté de lui. Je vais donner à cet égard quelques citations décisives. L'empereur Khang-hi a publié, sous le nom de Sainte Instruction un certain nombre de maximes morales, qui ont été commentées par son successeur Young-tching. Un mandarin, surintendant des salines du Chen-si, nommé Wang-yeou-po, a fait là-dessus une paraphrase qui a cours dans l'empire, et qui contient sur le sujet qui nous occupe des explications vraiment caractéristiques.
L'un des points sur lesquels le prince commentateur insiste avec le plus de force, c'est l'éloignement pour les fausses sectes ; et celle de Fo qui est étrangère à la Chine est surtout l'objet de son improbation. Il parle avec mépris des dogmes sur lesquels elle repose ; il en tourne les pratiques en dérision. Les Bouddhistes, comme les autres partisans des sectes indiennes, attachent beaucoup d'importance à certains mots ou à certaines syllabes consacrées, qu'ils répètent perpétuellement, croyant se purifier de tous leurs péchés, par l'articulation seule de ces saintes syllabes, et faire leur salut par cette dévotion aisée. Le lettré raille assez plaisamment cet usage. « Supposez que vous ayez violé les lois en quelque point, et que vous soyez conduit dans la salle du jugement pour y être puni : si vous vous mettez à crier à tue-tête, plusieurs milliers de fois : Votre Excellence ! Croyez-vous que, pour cela, le magistrat vous épargnera ? » (Abel Remusat, Mélanges asiatiques.)
Le lettré apprécie ensuite avec une grande sagacité l'infériorité propre à tout culte théologique :
« Si vous ne brûlez pas du papier en l'honneur de Fo, et si vous ne déposez pas des offrandes sur ses autels, il sera mécontent de vous et fera tomber son jugement sur vos tètes. Votre dieu Fo est donc un misérable ; prenons pour exemple le magistrat de votre district : quand vous n'iriez jamais le complimenter et lui faire la cour, si vous étés honnêtes gens et appliqués à votre devoir, il n'en fera pas moins d'attention à vous ; mais si vous transgressez la loi, si vous commettez des violences, et si vous usurpez les droits des autres, vous aurez beau prendre mille voies pour le flatter, il sera toujours mécontent de vous. »
Le même lettré développant les pensées de l'empereur Young-tchin apprécie de la manière suivante la religion catholique et son rôle en Chine.
« La secte du Seigneur du ciel elle-même (catholicisme) cette secte qui parle sans cesse du ciel, de la terre, et d'êtres sans ombre et sans substance, cette religion est aussi corrompue et pervertie. Mais, parce que les Européens qui l'enseignent savent l'astronomie et les mathématiques, le gouvernement les emploie pour corriger le calendrier ; cela ne veut pas dire que leur religion soit bonne, et vous ne devez nullement croire à ce qu'ils vous disent. »
Tel est le point de vue systématique d'après lequel les vrais lettrés jugent toutes les religions théologiques quelconques.
Après avoir apprécié le culte, il nous faut maintenant rapidement indiquer l'organisation de ce vaste empire.
Le gouvernement est concentré dans les mains de l'empereur. Il a la souveraine puissance ; mais quoiqu'en dernier ressort toute décision émane de lui, comme tout pouvoir, cette puissance est limitée par l'ensemble des opinions et de règles établies de temps immémorial, et dont l'ensemble ne serait pas violé longtemps impunément par une dynastie. D'un côté, comme je l'ai longuement développé, le type impérial étant emprunté à la famille, l'empereur est conçu, et se conçoit lui-même, comme le père de ses sujets, assujetti par suite aux devoirs d'une telle fonction, et non pas comme une sorte de divinité, agissant d'après des caprices arbitraires, suivant le type théologique. C'est donc sous le poids continu d'une telle conception que s'exerce et est acceptée la puissance suprême. En outre un ensemble de pratiques et de préceptes longuement créé par la suite des antécédents sociaux, règle l'exercice de cette puissance.
L'empereur choisit son successeur parmi ses enfants, en s'éloignant autant que possible de l'hérédité théocratique.
Il n'y a pas d'aristocratie héréditaire. J'ai donné dans la précédente séance la théorie de ce grand phénomène sociologique. La classe gouvernante se recrute, par des examens convenablement gradués, dans toutes les classes de la population. Il y a trois examens successifs conférant des titres analogues à ceux de bachelier, licencié, docteur. Tout le monde peut, après avoir subi des examens régulierement institués, obtenir le titre de bachelier. Les licenciés à leur tour sont choisis, d'après certains examens, parmi les bacheliers, et les docteurs, toujours d'après le même mode, sont pris parmi les licenciés. Les employés, même pour les plus hautes fonctions, sont choisis parmi les licenciés et les docteurs. De telle sorte que la Chine est administrée et gouvernée par une classe non héréditaire, émanée de la masse de la population par un système régulier d'épreuves qui fait autant que possible la part au mérite. Il est certain que dans la pratique de nombreux abus peuvent être, et sont commis, dans l'obtention des titres ; mais pris dans son ensemble une telle organisation gouverne et administre une population de 400 millions d'hommes, de manière à assurer l'existence matérielle et morale du plus grand nombre, aussi bien certainement que pour aucune autre population de la planète.
Voilà donc, messieurs, la classe gouvernante ainsi constituée, et ainsi recrutée dans tout l'empire. Voyons actuellement comment elle se répartit régulièrement les diverses fonctions spéciales :
Au sommet de la hiérarchie sont placés deux conseils, le Conseil des minisires, et le Conseil privé, dont les fonctions sont de veiller à l'ensemble de la machine gouvernementale.
Après ces deux grands conseils viennent six ministères, ou plutôt six conseils siégeant à Pé-kin, et qui se répartissent toute la direction spéciale de l'empire :
1. Le ministère des fonctionnaires civils, ou conseil chargé du choix des fonctionnaires, c'est-à-dire l'analogue de notre ministère de l'intérieur ;
2. Le ministère des finances ou conseil chargé de tout ce qui est relatif aux revenus de l'empire.
3. Le ministère des rites, ou conseil qui a l'inspection surtout ce qui concerne les rites, le culte des ancêtres de la dynastie régnante, les grandes solennités civiles ou religieuses ;
4. Le ministère de la guerre ;
5. le ministère de la justice ;
6. le ministère des travaux publics.
Seulement ces ministères sont dirigés par un conseil dont le président a moins d'autorité que nos ministres, puisque il doit consulter ses collègues.
Chacun de ces ministères est partagé en sections, ou divisions. Ainsi le ministère des finances est partagé en 14 directions, celui des rites en 4 directions.
Voyons maintenant, messieurs, la décomposition générale de l'empire ; l'empire chinois proprement dit est partagé en 18 provinces, un gouverneur est placé à la tête de chacune de ces provinces, ou quelquefois en a deux sous sa direction. J'ai donné ci-dessus la population de chacune d'elles, telle qu'elle résulte des recensements de 1812 et de 1852. Quelques-unes sont aussi peuplées que la France. Chaque province est partagée en préfectures, les préfectures en arrondissements, les arrondissements en cantons, et les cantons en villages ou communes. Un certain nombre de ces arrondissements ressortent directement de Pé-kin au lieu de dépendre hiérarchiquement du gouverneur de la province. Les gouverneurs de provinces, outre les préfets, ont sous leur direction générale des receveurs généraux de finances, grands juges criminels, ingénieurs en chef et inspecteurs généraux des ponts et chaussées. — Les préfets ont sous leur direction, des sous-préfets et mandarins subordonnés, et finalement les communes sont dirigées par des maires et conseils municipaux élus par la population.
Je ne puis entrer dans tout le détail de ce vaste système d'administration, de cette organisation de travaux publics, de cette constitution régulière de greniers publics destinés à remédier aux malheurs des années disetteuses, enfin de ces hospices pour les vieillards et les enfants trouvés, formés par le concours du gouvernement et des libres cotisations des particuliers. Ce qui, il faut le dire en passant, répond suffisamment aux ignobles calomnies sur une prétendue organisation systématique de l'infanticide ; calomnies d'après lesquelles on exploite la sotte suffisance de l'Occident.
En résumé donc, messieurs, nous voyons à l'extrême Orient une immense population, essentiellement industrielle et pacifique, gouvernée, sous la prépondérance d'un chef unique, par une classe régulièrement émanée de la masse de la population au moyen d'un système bien organisé d'examens ; par conséquent sans aristocratie héréditaire. Cette classe des lettrés a graduellement établi un vaste système d'administration sous la direction de laquelle vit une population de 400 millions d'hommes. Enfin cette société, après de longs efforts, s'est finalement agrégé les populations environnantes, moins avancées, qui avaient été jusque-là pour elle une cause continuelle de troubles, de manière à réduire finalement l'armée à sa fonction normale de gendarmerie.
C'est cette immense société que les contacts anarchiques de l'Occident tendent à troubler et à opprimer. Mais avant d'établir la politique vraiment rationnelle qui doit finalement prévaloir en Occident à cet égard, j'apprécierai Confucius, le type le plus systématique de cette grande civilisation.

TROISIEME LECON (et la seizième du cours). Vendredi 20 Homère 72-17 Février 1860.
APPRECIATION ABSTRAITE DE CONFUCIUS ET DE SON INFLUENCE SUR L’ENSEMBLE DE LA CIVILISATION CHINOISE.
Considérations générales sur l'évolution intellectuelle de la Chine, et sur la situation générale au milieu de laquelle surgit Confucius.

Dans les deux dernières séances, nous avons apprécié sommairement, d'abord l'esprit fondamental de la civilisation chinoise, ensuite l'histoire générale de son développement concret, de manière à ce que la situation actuelle actuelle de grand empire fût déterminée et éclairée par cette double élaboration. Nous avons vu ainsi l'empire chinois se constituer graduellement d'après une évolution dont nous avons exposé les lois générales. — Dans cette théorie philosophique de la civilisation chinoise, j'ai indiqué sommairement le rôle spécial de son philosophe le plus éminent, de celui qui a posé les bases essentielles d'après lesquelles s'est constitué l'élément modificateur de la civilisation correspondante. J'ai démontré, en effet, que deux éléments fondamentaux se rencontraient dans cette évolution : une famille impériale, d'où émane un gouvernement monocratique, susceptible d'être remplacée quand l'exige d'impérieuses nécessités, et une classe éclairée, lettrée, qui représente l'élément à la fois modificateur et régulateur.
L'homme qui a posé les bases de la coordination systématique de cette grande classe, c'est Confucius. Il était donc nécessaire de consacrer une appréciation spéciale à ce philosophe ; mais ce travail est utile aussi à un autre titre, il développera en nous ce juste sentiment de respect qui nous permettra de concentrer dans ce grand type la représentation concrète de cette civilisation. — C'est pour cela que nous allons consacrer la première partie de cette séance à l'appréciation spéciale de l'oevre de Confucius.
Je dois d'abord déterminer la situation générale au milieu de laquelle surgit Coufucius. Nous verrons ainsi sous le poids de quels antécédents il a agi, et comment il a été l'organe des nécessités fondamentales d'une situation créée par le passé ; nous comprendrons mieux alors la puissance énorme de son action en voyant combien elle était convenablement adaptée à l'esprit de la civilisation correspondante. Confucius est en effet l'un des hommes qui ont le plus profondement influé sur leur milieu social.
Il faut d'abord expliquer comment les efforts de Confucius et de son école ont du porter essentiellement sur la morale, surtout pratique, et sur des travaux d'érudition ou de sociologie concrète.
La civilisation chinoise est, comme nous l'avons établi, essentiellement fétichique, et c'est dans ce sens qu'elle s'est développée. Il en est résulté que la Chine a été privée de l'institution sociale de l'abstraction. L'institution de l'abstraction est une des plus grandes créations de l'Humanité, et c'est elle qui domine l'évolution mentale des populations avancées. Toutes les hautes intelligences ont travaillé en Occident sous l'impulsion de cette grande institution, qu'elles ont subie néanmoins sans s'en rendre compte, puisque c'est à Auguste Comte qu'est due la découverte comme la systématisation de ce grand phénomène sociologique par sa distinction dogmatique et historique entre l'abstrait et le concret. Car les influences sociales, comme les influences cosmologiques, sont subies bien longtemps avant que les hautes intelligences en découvrent les lois.
Le théologisine établit l'abstraction par la représentation spéciale des divers phénomènes distincts au moyen des dieux correspondants. Or, en Chine, le théologisine n'ayant pu spontanément surgir, l'abstraction n'a pu être instituée d'une manière à la fois profonde et familière. Or l'abstraction est la condition nécessaire des grandes élaborations scientifiques, comme de tout développement esthétique élevé.
Pour la science, c'est évident. Il n'y a de véritable science que la science abstraite. Ce n'est qu'en étudiant les divers phénomènes distincts qu'on peut arriver à en constater les lois. C'est ainsi que ce sont graduellement développées en Occident la mathématique, la physique, la chimie, la biologie, et finalement la sociologie par la grande création d'Auguste Comte. Dès lors la Chine essentiellement fétichique n'a pu présenter le grand mouvement scientifique propre à l'Occident ni même rien d'analogue à celui de l'Inde.
Il en est de même pour les grandes créations esthétiques. L'abstraction est la base essentielle de l'idéalisation. L'idéalisation est la condition d'un art vraiment éminent. Or l'abstraction idéalise, d'un côté par l'élimination de certaines propriétés, et d'un autre côté parce que permettant de considérer les propriétés séparément des êtres, il est possible de concevoir alors des limites extrêmes de variation en plus comme en moins. La Chine, fertile en créations esthétiques, secondaires en tant que représentations trop exactes de la réalité, devait donc rester étrangère aux grandes créations esthétiques, poétiques ou plastiques.
La Chine étrangère ainsi au théologisme, et par suite à l'institution de l'abstraction, a présenté un milieu social réfractaire aux pures élaborâtions scientifiques, comme aux grandes créations esthétiques.
Ainsi s'explique l'étrange phénomène, souvent signalé, d'une vaste population ayant produit d'immenses travaux de morale et d'érudition, sans que jamais aient pu surgir directement la science proprement dite, ni l'art vraiment élevé.
Voilà donc une situation générale qui éloigne les grandes intelligences, les natures théoriques, des spéculations purement abstraites, ou des grandes élaborations esthétiques.
C'est là un premier fait général qui domine l'évolution mentale de cette civilisation.
Mais la situation sociale proprement dite y agit dans le même sens que la situation intellectuelle, en poussant vers les spéculations morales, et surtout de morale pratique, les intelligences théoriques que celle-ci éloigne des travaux de science pure.
Nous avons établi qu'un des caractères fondamentaux de la civilisation chinoise était l'absence de castes, par suite aussi absence de caste sacerdotale, ou de classe purement théorique, qui ne peut exister au début, que par une sanction théologique. Il en résulte que la classe riche et éclairée, applique son activité à l'administration et au gouvernement proprement dit de la société. D'après cette situation sociale, les esprits purement théoriques sont poussés à diriger leur activité mentale vers les spéculations morales directement liées au gouvernement de la société — aussi sous cette double influence, les penseurs se sont essentiellement occupé de morale ; — on peut remarquer d'ailleurs que la nature même de la morale est parfaitement adaptée à cela. La Morale constitue pour la classe théorique, le passage entre la théorie et la pratique ; elle est à la fois art et science. Par sa base elle touche aux plus hautes théories, car elle repose nécessairement sur la connaissance de la nature humaine, qui finalement repose sur toutes les conceptions scientifiques réelles ; par son couronnement elle devient directement pratique, car elle institue le gouvernement de la nature humaine. La morale est théorique quant à sa base, pratique quant à son immédiate destination. Il est clair que sous tous les rapports les intelligences fortes trouvaient à satisfaire dans une pareille étude leurs véritables aptitudes mentales, tout en poursuivant une réelle destination pratique, conformément à l'influence de leur milieu,
Il résultait donc de là une situation fondamentale qui préparait et provoquait la grande opération de Confucius ; opération qui a admirablement réussi, malgré les immenses perturbations des Tao-sse et des bouddhistes. Cette construction n'a été grandement efficace que parce qu'elle se trouvait précisément dans le vrai sens d'évolution de la civilisation au milieu de laquelle elle se produisait ; car la coordination de Confucius est une coordination morale et politique, et c'était le genre de théorie qu'imposait aux vrais penseurs une telle situatipn.
Du reste l'état spécial de la Chine au moment où apparut Confucius, donnait une haute destination immédiate à son élaboration philosophique.
Au moment où surgit Confucius, nous voyons une civilisation, dont j'ai indiqué les principaux caractères, existant simultanément dans plusieurs petits royaumes placés essentiellement sur le parcours du fleuve Jaune, et dans quelques pays adjacents, comme le Chan-toung.
L’origine commune de la civilisation propre à ces divers petits Etats se manifeste par l'admission d'une sorte de subordination, plus apparente que réelle, à la dynastie des Théou, qui continuait avec des changements inévitables, la famille installatrice de la civilisation chinoise. Enfin des luttes militaires extrêmement actives existaient entre ces divers petits royaumes. — On aperçoit donc là un double fait : une réelle similitude de civilisation combinée avec une décomposition politique, ou, en d'autres termes, un même état de société coexistant dans plusieurs pays voisins, plus ou moins indépendants et continuellement en lutte. Il est clair qu'une telle situation devait pousser les grandes natures à tenter de faire cesser un pareil désordre, et de ramener l'unité et l'ordre parmi des populations ayant des habitudes et des idées analogues, et cependant entraînées à de continuelles perturbations. Cette entreprise pouvait être plus ou moins bien effectuée, cela dépendait de la nature de l'organe qui surgirait pour remplir la fonction, mais il y avait une situation qui sollicitait un pareil effort ; c'est'à cette grande fonction que s'est consacré Confucius. Il a cherché en effet, à agir sur les chefs, les ministres de ces divers gouvernements, au nom d'une doctrine morale qui ne fut rien autre chose que la systématisation plus ou moins abstraite de l'ensemble des antécédents de la civilisation chinoise. C'est là le grand problème qu'il a voulu résoudre et qu'il a résolu. Il a cherché ensuite par une active prédication de sa doctrine morale et politique, a amener les chefs à faire cesser l'anarchie permanente de leurs lûtes militaires, et les désordres de leur insuffisante administration intérieure ; il tendait ainsi à faire prévaloir de plus en plus une civilisation pacifique et industrielle, en rapport avec les antécédents communs de ces diverses populations.
Après avoir indiqué, Messieurs, quelle était la nature de cette grande opération, comment la situation l'exigeait, comment l'ensemble des antécédents la préparait, en un mot la partie nécessaire de cette opération étant déterminée, il nous faut voir comment l'accomplit l'organe chargé d'une telle fonction par l'ensemble des destinées sociales de son pays.

Appréciation de l'oeuvre et de la vie de Confucius.
Khoung-Fou-tseu (Confucius) naquit 551 ans avant J.Ch. dans le petit royaume de Lou, qui était une partie de la province actuelle de Chan-toung. Il mourut dans son pays natal 479 ans avant J.Ch. et à la soixante-treizième année de son âge. Son père était gouverneur de Tseou, ville du troisième ordre, aujourd'hui Tseou-hien, dans la province de Chan-toung. Il perdit son père de très-bonne heure, et fut élevé sous la direction intelligente et dévouée de sa mère. Élevé avec beaucoup de soin, il montra dès son jeune âge cette combinaison d'intelligence, de vénération et de dévouement qui caractérise cette noble nature. A l'âge de dix-sept ans il accepta, sur l'invitation de sa mère, un mandarinat subalterne qui consistait à inspecter la vente des grains et des diverses substances alimentaires. Il montra dans ces modestes et utiles fonctions une grande fermeté, et cette constante préoccupation de l'intérêt public qui dirigea toute son existence. Il se maria à l'âge de dix-neuf ans, sur l'invitation de sa mère, et bientôt après (à l'âge de vingt et un ans) il obtint dans l'administration publique une plus haute fonction ; il fut chargé de l'inspection générale des campagnes et des troupeaux avec les pouvoirs nécessaires pour opérer sous ce rapport toutes les réformes qu'il jugerait utiles. A l'âge de vingt-quatre ans, au moment du plein développement de sa carrière administrative, il perdit sa mère. Conformément aux usages antiques, trop négligés alors, mais dont il voulait déjà reprendre et développer l'influence, il abandonna tout emploi public, et consacra trois années à une retraite qu'il sut noblement utiliser. C'est alors qu'il conçut définitivement son grand projet de réformation. Dans cette féconde retraite il en arrêta le plan, et se livra sur l'antiquité chinoise, et sur diverses questions de morale et de politique, aux fortes études, et aux méditations indispensables à l'accomplissement de sa grande mission. Son deuil terminé, il compléta ses longues études par des voyages dans les divers royaumes de la Chine situés dans le bassin du fleuve Jaune ; il apprécia, par une observation attentive, ces divers pays qu'il voulait convertir à sa doctrine, qui n'était rien autre que la systématisation philosophique des traditions et des tendances de la civilisation chinoise. Nous le voyons alors pendant vingt ans parcourir ces petits royaumes, formant des disciples, consulté par les rois et leurs ministres, et agissant continuellement sur eux pour les amener à une direction paternelle, morale et pacifique des populations qui leur étaient soumises. D'après l'observation du père Amiot, on peut constater que l'action de Confucius s'étendit exclusivement dans une portion du bassin du fleuve Jaune, autour duquel s'est constituée, et d'où s'est ensuite graduellement propagée la civilisation chinoise. «Du côté du nord il n'alla pas plus loin que la frontière du Pe-tchi-li ; il ne passa pas le fleuve Kiang, du côté du midi ; la province du Chan-toung fut sa limite du côté de l'orient, et la province du Chen-si fut ce qu'il vit de plus reculé du côté de l'occident.» (G. Pauthier, De la Chine).
Revenu dans son pays, il accepta, sur l'invitation du roi de Lou, de rentrer dans l'administration et fut à l'âge de cinquante ans promu aux fonctions de chef de la magistrature civile et criminelle ; montrant ainsi cette combinaison de vie politique, et d'études théoriques de morale et d'histoire, qui devait caractériser son école, et qui n'est au fond qu'une systématisation nécessaire de l'élément modificateur de la civilisation chinoise. Il montra dès le début, dans ses hautes fonctions, cette énergique fermeté, qui en constitue la condition nécessaire. Il commença en effet par exiger la mort du principal fonctionnaire politique de l'administrât précédente, de manière à condenser sur le principal coupable un indispendable châtiment, et à prouver en même temps son irrévocable décision d'empêcher de nouvelles prévarications. Il apporta dans ces hautes fonctions cette bonté active et dévouée à la chose publique, qui se liait chez lui à l'énergie, sans laquelle elle avorte essentiellement. Les historiens chinois ont raconté avec soin les détails dé cette administration. Nous voyons, dû reste, en même temps, plusieurs disciples de Confucius arriver dans les divers royaumes de la Chine à de hautes positions administratives et politique, pendant que d'autres continuent la propagande philosophique et inorale de leur maître. A la mort du roi de Lou, son protecteur, il abandonna les affaires publiques, et bientôt son pays natal, et continua, accompagné d'un certain nombre de ses disciples, ses périgrinations philosophiques et sociales dans les divers autres petits royaumes de la Chine. Rentré enfin dans son pays natal, après quatorze ans d'absence, il consacra entièrement les dernières années de sa vie à l'élaboration définitive de sa doctrine, et à la formation des disciples qui devaient la continuer après lui. Le nombre de ses disciples avait considérablement augmenté, et ils étaient répandus dans les diverses principautés qui formaient alors la Chine proprement dite. Vers l'âge de soixante-six ans, il perdit sa femme, bientôt après son fils et enfin son disciple bien-aimé Yen-hoei, celui en qui il mettait sa prédilection, parce qu'il voyait en lui l'humanité, la vertu par excellence. Ainsi furent attristées les dernières années de ce grand rénovateur. Quelques temps avant sa mort il réunit ses principaux disciples, et leur donna ses dernières recommandations sur l'esprit de sa doctrine et sur les conditions de son application. « L'herbe sans suc, disait-il, est entièrement desséchée, je n'ai plus où m'asseoir pour me reposer ; la saine doctrine avait entièrement disparu, elle était entièrement oubliée, j'ai tâché de la rappeler et de rétablir son empire. Je n'ai pas pu réussir : se trouvera-t-il après ma mort quelqu'un qui veuille prendre sur soi cette pénible lâche ? »
Ses funérailles furent organisées par ses disciples avec un soin pieux ; et ils instituèrent l'usage d'un pèlerinage annuel à la tombe du grand rénovateur.
Son école grandit, son influencé s'accrut et des honneurs graduellement croissants furent accordés à la mémoire d'une des plus nobles natures dont l'humanité puisse s'honorer, de l'homme qui a le plus fortement influé sur la civilisation chinoise, c'est-à-dire sur les destinées de plusieurs centaines de millions d'hommes. Le vrai culte de Confucius commença surtout sous le fondateur de la dynastie des Han qui fut une dynastie réparatrice et progressive. Bientôt des temples furent élevés à Confucius dans les principales villes de la Chine. Ce fut surtout sous Tchen-thsoung, troisième empereur de la dynastie des Soung (998 avant J.-Ch.) que le culte de Confucius se constitua définitivement « sous la dynastie des Han, on le nomma Koung ou duc ; la dynastie des Thang le nomma le premier saint; il fut ensuite désigné sous le titre de Prédicateur royal ; sa statue fut revêtue d'une robe également royale et une couronne fut posée sur sa tête. Sous la dynastie des Ming, il fut nommé le plus saint, le plus sage et le plus vertueux des instituteurs des hommes. »
Enfin ses descendants directs, par une exception unique, possédèrent le titre de nobles héréditaires, dont ils jouissent encore. Tels sont les principaux traits de la vie de ce grand homme [On doit au P. Amiol une biographe détaillée et intéressante de Confucius] ; il nous faut apprécier maintenant l'ensemble de son œuvre.
Il n'y a pas à proprement parler, d'ouvrages de Confucius ; outre la compilation des anciens monuments de la Chine, compilation qui constitue les livres sacrés proprement dits, on a sous le nom de Confucius quelques ouvrages rédigés par ses disciples immédiats, et qui contiennent non-seulement ses théories, mais aussi souvent ses paroles mêmes.
Les quatre principaux ouvrages qui portent le nom de Confucius.sont le Hiao-king ou livre de l'Obéissance filiale, le Ta-hio ou la Grande étude, le Tchoung-young ou l’Invariabilité dans le milieu, et le Lun-yu ou les Entretiens philosophiques. Les deux premiers ouvrages, le Hiao-king et le Ta-hio ont été rédigés par un disciple immédiat de Confucius, Theng-tseu. Theng-tseu était né, comme son maître, dans le royaume de Lou (province actuelle du Chan-toung), dans la ville de Wou la méridionale ; il avait quarante-six ans de moins que Confucius ; il était né par conséquent en 505 avant J.-Ch.
Le Tchoung-young ou l'Invariabilité dans le milieu a été rédigé par Tseu-sse petit-fils de Confucius et par qui s'est continuée la ligne directe de cette grande famille. Tseu-sse avait trente-sept ans lorsqu'il perdit son aïeul. Enfin, le Lun-yu ou Entretiens philosophiques, ont été recueillis par quelques disciples de Confucius.
Je vais donner quelques citations de ces divers ouvrages (le Ta-hio, le Tchoung-young, et le Lun-yu), afin de faire mieux saisir l'esprit général de la systématisation philosophique et morale du grand sage de la Chine [J'emprunte ces citations à la traduction de ces divers ouvrages faite par M. G. Pauthier].
Le Ta-hio ou la Grande étude se compose d'un argument attribué à Confucius, et d'une explication due a Theng-tseu disciple de ce philosophe. Ce très-court ouvrage a été, de la part des philosophes chinois, l'objet de nombreux commentaires. Le plus remarquable, et qui l'accompagne très-souvent, est dû à Tchou-hi, qui vivait vers la fin du XIIe siècle de l'ère chrétienne. — Confucius pose nettement, dans le Ta-hio, le problème fondamental du perfectionnement moral.
« La loi de la grande étude, ou de la philosophie pratique, consiste à développer et remettre en lumière le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel, à renouveler les hommes et à placer sa destinée définitive, dans la perfection ou le souverain bien. »
« Depuis l'homme le plus élevé en dignité, jusqu'au plus humble et au plus obscur, devoir égal pour tous ; corriger et améliorer sa personne, ou le perfectionnement de soi-même, est la base fondamentale de tout progrès et de tout développement. »
Voilà nettement posé en termes précis, le problème suprême : perfectionnement moral de chacun, tel est la destinée finale. Le but de la philosophie morale est d'arriver à construire et constituer ce perfectionnement. — Confucius conçoit aussi, d'une manière générale, les conditions mentales de la solution de ce problème :
« Les êtres de la nature ont une cause et des effets ; les actions humaines ont un principe et des conséquences : connaître les causes et les effets, les principes et les concequences, c'est approcher de très-près de la méthode rationnelle avec laquelle on parvient à la perfection.
Il faut d'abord connaître le but auquel on doit tendre ou sa destination définitive, et prendre ensuite une détermination ; la détermination étant prise, on peut ensuite avoir l'esprit tranquille et calme ; l'esprit étant tranquille et calme, on peut ensuite jouir de ce repos inaltérable que rien ne peut troubler, on peut ensuite médier et se former un jugement sur l'essence des choses ; ayant médité et formé un jugement sur l'essence des choses, on peut ensuite atteindre à l'état de perfectionnement désiré. »
Confucius pose donc d'une manière nette et précise, sans aucune sortte de préoccupation surnaturelle, le problème définitif de la destinée humaine : atteindre par le perfectionnement moral l'état de pleine unité, en employant l'intelligence à découvrir les conditions et les moyens de solution. Le commentaire de son disciple Theng-tseu est destiné à développer ces notions fondamentales en les rattachant à l'histoire primitive, et aux plus anciennes traditions de la Chine, de manière à maintenir et consolider la continuité sociale au lieu de la rompre révolutionnairement, comme l'ont fait jusqu'ici les autres rénovateurs.
« Que là vertu de Wou-Wang, dit Theng-tseu dans son commentaire, était vaste et profonde ; comme prince il plaçait sa destination dans la pratique de l'Humanité ou de la bienveillance universelle pour les hommes, comme sujet il plaçait sa destination dans les égards dus au souverain ; comme fils il plaçait sa desination dans la pratique de la piété filiale ; comme père il plaçait sa destination dans la tendresse paternelle ; comme entretenant des relations ou contractant des engagement avec les hommes, il plaçait sa destination dans la pratique de la sincérité et de la fidélité. »
On voit là indiqué en quoi consiste ce perfectionnement moral, but suprême de l'existence : faire dominer les diverses relations naturelles par l'Humanité, la sincérité, et la piété filiale, la tendresse paternelle, la sincérité et la fidélité.
La conception précise de 1'état de perfection que conçoit Confucius est exposée nettement et avec précision surtout dans le Tchoung-young ou l'Invariabilité dans le milieu, dû, comme je l'ai déjà dit, à son petit fils Tseu-sse.
Dans cet ouvrage, le plus systématique qui soit émané directement de Confucius, Tseu-sse développe les conditions mentales et expose la coordination morale d'où résulte le type de perfection dont il faut, dans chaque situation, poursuivre la réalisation, mais qu'atteignent seuls les hommes exceptionnels destinés au gouvernement moral ou politique des sociétés.
Voyons d'abord comment Confucius conçoit le type du philosophe ou de l'homme ayant réalisé l'idéal de perfection. — J'extrais textuellement du Tchoung-young.
« Il n’y a dans le monde que les hommes souverainement parfaits qui puissent connaître à fond leur propre nature, la loi de leur être, et les devoirs qui en dérivent ; pouvant connaître à fond leur propre nature et les devoirs qui en dérivent, ils peuvent par cela même connaître à fond la nature des autres hommes, la loi de leur être, et leur enseigner tous les devoirs qu'ils ont à observer pour accomblir le mandat du ciel ; pouvant connaître à fond la nature des autres hommes, la loi de leur être et leur enseigner les devoirs qu'ils ont à observer pour accomplir le mandat du ciel, ils peuvent par cela même connaître à fond la nature des autres êtres vivants et végétaux, et leur faire accomplir leur loi de vitalité selon leur propre nature ; pouvant connaître à fond la nature des êtres vivants et végétaux, et leur faire accomplir leur loi de vitalité selon leur propre nature, ils peuvent par cela même, au moyeu de leurs facultés intelligentes supérieures, aider le ciel et la terre dans transformation et l'entretien des êtres, pour qu'ils prennent leur complet développement ; pouvant aider le ciel et la terre dans les transformations et l'entretien ; des êtres, ils peuvent par cela même constituer un troisième pouvoir entre le ciel et la terre. »
« Ceux qui viennent immédiatement après ces hommes souverainement parfaits par leur propre nature, sont ceux qui font tous leurs efforts pour rectifier leurs penchants detournés du bien. »
L'homme parfait est donc celui qui, dominé par les penchants moraux, arrive par la connaissance des lois naturelles des corps vivants et inorganiques, à les modifier régulièrement, de manière à perfectionner, par une intervention systématique, l'ordre naturel. Confucius construit ainsi le noble type de la puissance modificatrice qui constitue, suivant sa belle expression un troisième pouvoir intermédiaire entre le ciel et la terre. Il y a là comme un profond presentiment de l'ordre normal, caractérisé en effet par l'actif perfectionnement de l'ordre naturel, sous l'impulsion d'une sociabilité prépondérante. Confucius reconnaît les lois générales de l'activité du ciel et de la terre comme base d'une sage modificabilité de l'ordre spontané.
Nous voyons Confucius, perfectionnant la civilisation fétichique et astrolâtrique d'où il émane, emprunter pour sa systématisation politique et morale, aux lois du ciel et de la terre, un type d'ordre et de régularité, qu'il cherche à réaliser dans la vie humaine par la prépondérance habituelle de la sociabilité sur la personnalité, qui seule peut réaliser dans l'ordre humain le type de régularité fourni par l'observation du monde extérieur. Une citation caractéristique va nous montrer effectivement que c'est bien sous l'impulsion fétichique de l'observation des lois naturelles du monde, que Confucius construit son type d'ordre.
« Le philosophe Confucius, dit Tseu-sse, rappelait avec vénération les temps des anciens empereurs Yao, et Chun ; mais il se réglait principalement sur la conduite des souverains plus récents Wen et Wou. Prenant pour exemple de ses actions les lois naturelles et immuables qui régisent les corps célestes au-dessus de nos têtes, il imitait la succession régulière des saisons qui s'opère dans le ciel ; à nos pieds, il se conformait aux lois de la terre et de l'eau fixes ou mobiles. »
« On peut le comparer (Confucius) au ciel et à la terre qui contiennent et alimentent tout, qui couvrent et enveloppent tout ; on peut le comparer aux quatre saisons qui se succèdent continuellement sans interruption ; on peut le comparer au soleil et à la lune qui éclairent alternativement le monde. »
« Tous les êtres de la nature vivent ensemble de la vie universelle, et ne se nuisent pas les uns aux autres ; toutes les lois qui règlent les saisons et les corps célestes s'accomplissent en même temps sans se contrarier entre elles. L'une des facultés partielles de la nature est de faire couler un ruisseau, mais les grandes énergies, les grandes et souveraines facultés produisent et transforment tous les êtres. Voilà eu effet ce qui rend grand le ciel et la terre. »
L'ordre extérieur fournit ainsi à la fois le type de toute régularité, et le point de départ et la condition nécessaire de toute modificabilité. Mais cette réaction ne peut et ne doit être opérée que sous la direction d'une véritable systématisation morale, Voyons avec plus de précision les caractères généraux de cette systématisation, dont j'ai seulement indiqué le principe fondamental : prépondérance de la sociabilité sur la personnalité.
« Les devoirs les plus universels pour le genre humain sont au nombre de cinq, et l'homme possède trois facultés naturelles pour les pratiquer. Les cinq devoirs sont : les relations qui doivent exister entre le prince et les ministres, le père et ses enfants, le mari et la femme, les frères aînés et les frères cadets, et l'union des amis entre eux ; lesquelles cinq relations constituent la loi naturelle du devoir la plus universelle pour les hommes. La conscience, qui est la lumière de l'intelligence pour distinguer le bien du mal ; l'humanité qui est l'équité du cœur ; le courage moral, qui est la force d'âme, sont les trois grandes et universelles facultés morales de l'homme ; mais ce dont on doit se servir pour pratiquer les cinq grands devoirs se réduit à une seule et unique condition. »
Suivant le commentateur Tchou-hi (XIIe siècle de l'ère chrétienne) résulte du Tchoung-young que la prudence éclairée, l'humanité ou la bienveillence universelle pour les hommes, la foce d'âme sont les trois vertus universelles ou capitales, ou la porte par où l'on entre dans la voie droite que doivent suivre les hommes. Ainsi d'aprècs Confucius, les facultés essentielles pour atteindre cet état de perfection morale qui permet de se dévouer au service de tous les hommes sont : la prudence, l'humanité, le courage. D'après une telle conception Confucius construit le type de l'homme d'Etat voué au service continu de la société.
« Tous ceux qui gouvernent les empires et les royaumes ont neuf règles invariables à suivre, à savoir : se régler ou se perfectionner soi-même, révérer les sages, aimer ses parents, honorer les premiers fonctionnaires de l'Etat ou les ministres, être en parfaite harmonie avec les les autres fonctionnaires et magistrats, traiter et chérir le peuple comme un fils, attirer près de soi tous les savants et les artistes, accueillir agréablement les hommes qui viennent de loin, les étrangers, et traiter avec amitié tous les grands vassaux. »
« Dès l'instant que le prince aura bien réglé et amélioré sa personne, aussitôt les devoirs universels seront accomplis envers lui-même, etc., etc. (Tchoung-young).
Outre une telle systématisation morale, Confucius, en harmonie avec ce grand but de son existence, recueillit les anciens monuments de la civilisation chinoise, d'où sont résultés, avec des remaniements littéraires, (essentiellement sous la dynastie des Han de 202 avant J.Ch. à 263 ans après J.Ch.) les livres sacrés de la Chine. Ces livres sacrés sont l'Yi-king ou livre des transformations, le Chou-king ou livre des annales, le Chi-king ou livre des vers, et le Li-ki ou livre des rites.
Le Chi-king ou livre des vers est un recuiel des plus anciennes poésies chinoises ; et qui remontent aux époques les plus reculées de cette civilisation ; — le Li-ki ou livres des rites, est un recueil des rites d'après lesquels se règlent les diverses relations humaines. Ce livre qui contient de très-anciens documents, n'a été constituté sous sa forme actuelle que sous la dynastie des Han.
L'Y-king [Voir la Notice sur l'Y-king, par le père Visdelou, à la fin de la traduction du Chou-king du P. Gaubil, publiée par de Guignes] ou livre des transformations est un des monuments les plus antiques de la civilisation chinoise.
Voici quelle est la composition fondamental du livre.
Le premier élément de ce livre consiste en vingt-quatre traits, ou petites lignes, dont douze entières, et douze entre coupées, ou séparées par un petit intervalle. Ce sont là les huit trigrammes de Fo-hi, à qui la tradition attribue la fondation de la civilisation chinoise (3000 avant J.-Ch.). - 1200 ans à peu près avant J.-Ch., Wen-vang, fondateur de la dynastie des Tcheou, accompagna ces trigrammes de Fo-hi d'un commentaire donnant à ces vingt-quatre traits une certaine signification, et probablement d'après des traditions plus antiques dont nous n'avons pas conservé la trace. Le fils de Wen-vang, Tcheou-koug augmenta ce commentaire d'un nouveau plus explicite ; c'est ce fond primitif que Confucius développa par un commentaire plus ample encore. C'est ainsi que s'est formé l'Y-king. Cet ouvrage ainsi constitué a été, depuis l'origine jusqu'à nos jours, l'objet d'une suite ininterrompue de commentaires ; de nombreux esprits se sont exercés en Chine sur ce sujet, qui offrait un attrait particulier par son caractère même d'indétermination primitive. On voit dans l'Y-king l'emploi des nombres comme moyen d'explication et de règlement, suivant une tendance spontanée que nous retrouvons dans toutes les civilisations. La numération, établie sous le régime fétichique, constitue la première institution scientifique de l'Humanité. On tend naturellement à ramener à ces premières notions positives toutes les autres. De là cette théorie philosophique des nombres, qu'on voit surgir partout et qui, malgré d'inévitables exagérations, contient un fond de vérité et une importance sociale et mentale, beaucoup plus grande qu'on ne l'a supposé de nos jours.
Enfin le livre sacré les plus important, recueilli par Confucius, est le Chou-king, ou livres des annales, qui contient des notions historiques du plus haut intérêt sur les anciennes dynasties de la Chine. La période, embrassée par cet ouvrage, s'étend depuis les empereurs Yao et Chun (2357 avant J.-Ch. jusqu'à l'an 790 avant J.-Ch.). L'histoire authentique de la Chine ne remonte pas, d'après les critiques, plus haut que l'an 2357 avant J.-Ch., au delà on entre dans les périodes fabuleuses ou semi-fabuleuses. Ainsi Confucius, outre l'oeuvre directe de sa systématisation morale, a recueilli les traditions fondamentales de la civilisation chinoise, dont il se présentait avec raison comme un continuateur ; car, en effet, son œuvre continuait la tradition, en la perfectionnant, au lieu de la maudire.
En définitive, nous pouvons résumer sommairement l'oeuvre de Confucius, et l'appréciation de son caractère et de son rôle.
Nous voyons d'abord un grand philosophe s'appuyant, pour produire une immense évolution morale et sociale, sur l'ensemble des antécédents et des traditions, et s'y appuyant réellement ; il ne s'agit pas ici de ces hypothèses arbitraires par lesquelles le christianisme s'est construit une tradition artificielle, faute de pouvoir représenter réellement, par une théorie vraiment scientifique, les antécédents d'où il est vraiment émané. Ici c'est un philosophe qui s appuie réellement et sincèrement sur la série des antécédents, de la civilisation chinoise, et qui poursuit le développement systématique de cette civilisation. C'est là un type vraiment normal, et tout à fait conforme au véritable esprit scientifique, qui appuie toujours ses constructions actuelles sur les constructions antérieures. Sous l'impulsion chrétienne et révolutionnaire, les Occidentaux, dans les spéculations morales et sociales, ont développé au contraire une disposition à la fois irrationnelle et immorale à méconnaître complètement la continuité sociale.
Confucius prend son point de départ dans le fétichisme astrolâtrique, base de la civilisation chinoise. Tout en acceptant le fétichisme astrolâtrique, et respectant profondément le culte construit sur cette base, il commence à opérer dans ce fétichisme une transformation, qui se réalisera pleinement parmi les plus distingués de ses successeurs. Il commence à opérer en effet la distinction entre l'activité et la vie. Le fétichisme considère tous les êtres non-seulement comme actifs (ce qui est parfaitement scientifique), mais aussi comme vivants, ce qui n'est vrai que pour un certain nombre d'entre eux.
Chez Confucius on voit déjà nettement apparaître qu'il s'agit bien plus des lois du ciel et de la terre, que des volontés de ces deux êtres prépondérants, de telle sorte que, quoique le commandement soit conçu comme un mandat du ciel, ce mandat tend à représenter, au lieu de la volonté céleste, la fatalité qui résulte de lois régulières ; cette conception de Confucius a d'autant plus d'importance qu'il lui donne plus de généralité, en concevant essentiellement tous les phénomènes sociaux comme réglés par les lois des phénomènes célestes ; ce qui est vrai à un certain degré. Les phénomènes astronomiques dominent les phénomènes sociologiques ; mais non dans le degré de précision où on a dû le supposer au début. Ainsi on voit les esprits éminents de l'école de Confucius tendre spontanément vers l'état scientifique, en concevant tous les corps comme actifs, mais non comme vivants, de manière à présenter un état mental supérieur en rationalité à l'état théologico-métaphysique.
Sur la base fournie par le régime astrolâtrique, Coufucius construisit sa systématisation morale, en empruntant au fétichisme astrolâtrique les notions d'ordre et de soumission qui résultent nécessairement du type des phénomènes célestes. Là-dessus il coordonna la morale avec le plein sentiment d'une grande destination politique et sociale. Il s'agit ici d'une morale vraiment pratique, où les devoirs propres aux diverses relations de la vie humaine sont nettement formulés, en concevant toujours que le but final est l'état de pleine unité caractérisé par la prépondérance de la sociabilité sur la personnalité. Comme condition de la solution d'un tel problème, il systématisa la prépondérance de la famille, établie à la fois sur la soumission filiale et le dévouement paternel.
Tel est l'ensemble très-général de cette construction morale. Elle est, comme on voit, complètement dégagée de toute préoccupation surnaturelle, Et j'ai déjà expliqué dans ma première leçon comment cela tenait à l'absence d'esprit théologique, et à la prépondérance continue du régime féticho-astrolâtrique.
A propos de cette absence complète de croyances surnaturelles, un esprit vraiment distingué, M. Abel Rémusat, affirme que la morale de Confucius manque de sanction. Qn s'explique difficilement comment un tel esprit a pu dominer par les préjugés théologico-métaphygiques, au point de ne pas comprendre que cette prétendue absence de sanction constitue à la fois la réalité et la noblesse de la morale de Confucius. Car le manque de de sanction surnaturelle, qui est toujours essentiellement personnelle, fait ressortir chez Confucius l'admission formelle de l'existence spontanés des sentiments bienveillants. Confucius reconnaît la moralité spontanée de la nature humaine. La sanction est précisément dans le bonheur de faire le bien, dans cet état enfin de pleine unité que poursuit comme idéal le véritable sage, sous l'impulsion d'une ardente sociabilité, éclairée par une haute raison. - Les conceptions théologico-métaphysiques ont tendu à dégrader sous ce rapport la vraie notion de la nature humaine, depuis surtout que les inconvénients de la doctrine ne sont plus contre-balancés par la sagesse du sacerdoce.
Enfin, politiquement, le développement graduel de la réformation de Coufucius, a eu pour résultat de donner à la classe modificatrice de la civilisation chinoise une solide constitution, qui a assuré et perfectionné son action, dont l'influence dure encore, et a été constamment croissante, sur la société correspondante.
Tel est l'ensemble de cette grande existence, systématiquement et activement vouée à la réalisation d'une noble réformation sociale.
Certes, la civilisation occidentale nous présente des types supérieurs, comme intelligence ou comme activité, à celui du philosophe chinois. Aristote et Archimède étaient des intelligences d'un ordre plus élevé, César était un homme d'État d'une bien autre puissance. Mais on peut le dire, l'Occident ne fournit pas de type qui réalise, au même degré que Confucius, cette alliance de bon sens et de moralité, en même temps que d'une activité longuement dévouée à ramélioration générale de la société correspondante. Voilà un philosophe qui, sans appuyer sa rénovation sur aucune superstition, proclamant le perfectionnement moral comme le but suprême, et le plaçant dans un dévouement continu à la société, dont il améliore les bases essentielles, ne rompt en aucune manière avec les traditions de la civilisation qu'il veut améliorer, et donne pour sanction définitive à une telle vie, le profond sentiment d'avoir accompli son devoir. — Certes, les Occidentaux peuvent s'instruire dans la contemplation d'un pareil type, ils peuvent apprendre, à l'encontre de l'irrationnelle ingratitude chrétienne et révolutionnaire, qu'on peut poursuivre l'évolution sociale sans rompre avec les prédécesseurs, et qu'on modifie d'autant plus dignement une société qu'on s'appuie sciemment sur ceux qui nous ont précédés, en rendant pleine justice à leur action.
Aussi, l'Occident éclairé et régénéré, mettra de plus plus parmi les objets de son intime vénération, l'illustre philosophe qu'un immense empire proclame comme le plus éminent de ses rénovateurs.
Considérons actuellement la systématisation de Confucius en elle-même, et par rapport à la coordination définitive de la science humaine.
La théorie de Confucius constitue, au fond, une coordination empirique de la morale, ayant pour destination précise la direction effective de la nature humaine. Or l'immense lacune d'une telle coordination est précisément la lacune même de la civilisation chinoise, c'est-à-dire l'absence d'un convenable développement de la science abstraite, qui puisse donner une base systématique à la morale, et qui permette une modification suffisante, soit du monde extérieur, soit de l'homme. Car la modificabilité repose tout entière sur l'établissement des lois abstraites. C'est la connaissance des lois abstraites des divers phénomènes, qui permet seule d'instituer une modificabilité, à la fois puissante et régulière. Pour préciser une telle appréciation, je vais la rattacher à la série encyclopédique dans laquelle Auguste Comte a condensé hiérarchiquement l'ensemble de la science abstraite. La hiérarchie encyclopédique nous offre les sciences abstraites dans l'ordre suivant ;
Mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie, morale. La morale, aboutissant de cette longue évolution mentale, se compose de deux parties essentielles :
1. morale théorique, instituant la connaissance de la nature humaine, 2. morale pratique, instituant le gouvernement de la nature humaine. C'est par cçtte deuxième partie que s'opère le passage de la théorie à la pratique ; ce qui a permis d'admettre qu'il n'y a normalement au fond que des praticiens, agissant les uns sur les choses, les autres sur les hommes. Mais la nature, nécessairement systématique, du second mode d'action, a fait donner à la classe qui s'en occupe le nom de classe théorique. On saisit d'après cela nettement la lacune profonde que la nature même de la civilisation chinoise, a imposé à la systématisation de Coufucius. Il lui manque la longue élaboration abstraite qui va de la mathématique à la morale, et sans laquelle on ne peut établir une véritable théorie, suffisamment profonde, de la nature humaine. Mais cette même lacune théorique est, pour le gouvernement de la nature humaine, une cause de grande insuffisance ; car l'homme social ne peut être ainsi suffisamment dirigé, faute d'une connaissance approfondie des lois abstraites des divers phénomènes qui le dominent, depuis les phénomènes mathématiques jusqu'aux phénomènes sociaux. Or l'évolution ultérieure de la Chine n'a pu combler une telle lacune ; la nature même de la civilisation chinoise étant antipathique à l'institution spontanée de l'abstraction ; et par suite elle était impropre aux élaborations scientifiques nécessaires. Le travail philosophique, propre à l'école de Confucius, s'est réduit essentiellement à quelques développements, et à des commentaires.
L'analyse que nous venons d'effectuer montre la profonde insuffisance mentale et sociale de cette belle systématisation empirique de Confucius, mais elle montre en même temps de quelle manière l'Occident pourra agir, par ses organes les plus éminents, sur une telle civilisation. La science occidentale acceptant, comme Confucius, la suprématie de la morale, arrivera bientôt à faire comprendre aux esprits directeurs de cette civilisation, la nécessité de lui donner une base qui la consolide et la fortifie, et qui lui permette enfin d'instituer un convenable gouvernement de la nature humaine. D'un autre côté, les contacts de plus en plus développés de l'Occident et de la Chine, feront comprendre aux esprits philosophiques de ce grand empire, la nécessité d'une science sociale qui sache apprécier des états sociaux aussi différents que ceux de la Chine et de l'Occident ; la nécessité de la sociologie amènera graduellement par une série incontestable la nécessité successive de la biologie, de la chimie, de la physique, de l'astronomie et de la mathématique, d'après les dépendances qui lient entre eux les divers ordres irréductibles de phénomènes ; d'où résultera, en résumé, la nécessité, pour les philosophes chinois, d'une étude systématique de la grande hiérarchie abstraite, base essentielle de l'état mental définitif de l'espèce humaine. Le Positivisme, respectant l'évolution spontanée de la Chine, opérera ainsi la rénovation totale de son état mental, et cela d'autant mieux que, s'incorporant le Fétichisme, il adoptera essentiellement son culte officiel.
6 1861.5 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].
Considérations générales sur l'école de Confucius, ou école des lettrés.
Il s'agit d'indiquer maintenant, d'une manière sommaire, les principaux travaux émanés de l'école de Confucius, ou plutôt l'esprit général qui domine de tels travaux. Il ne s'agit pas ici, en effet, d'une histoire détaillée de la philosophie et de la science chinoises ; c'est là un sujet immense, qui ne saurait avoir, pour le moment, un grand intéret : l'important pour nous est d'en voir le caractère essentiel. L'étude approfondie des historiens chinois pourrait nous fournir de nouveaux détails ; mais de vastes travaux ont été faits à ce sujet, et ils sont plus que suffisants pour construire, d'après les lois générales de la philosophie de l'histoire, une saine théorie scientifique de cette évolution mentale. Trois ordres de travaux émanent de l'école de Confucius, et sont profondément empreints de l'esprit même de la civilisation chinoise, tel que noué l'avons défini ; d'abord des œuvres morales développant les doctrines de Confucius ; en second lieu, une philosophie naturelle qui transforme le fétichisme astrolâtrique, par la séparation de 1'idée d'activité de celle de vie, en s'appuyant sur les bases posées par Confucius ; enfin d'immenses travaux d'érudition, de statistique, etc., etc., en un mot des travaux de sociologie concrête. Car les travaux d'érudition sont, au fond, d'observations qui servent de point de départ aux véritables travaux scientifiques en sociologie. Ce sont ces travaux scientifiques en sociologie. Ce sont ces travaux préparatoires auxquels s'est arrêtée la civilisation chinoise, d'après l'esprit concret qui la caractérise. ,
Voyons d'abord les travaux de philosophie morale. Ces travaux sont, au fond, d'immenses et nombreux commentaires de Confucius ; ils expliquent, développent les formules de la systématisation empirique de ce rénovateur, mais sans changer en rien l'esprit fondamental de sa construction ; le système des examens prenant sa base dans l'étude des livres moraux de Confucius, cela a naturellement développé cette immense littérature de commentateurs. Le principal philosophe qui ait marché dans la voie ouverte par Confucius, est Meng-tseu (Mencius). Meng-tseu naquit au commencement du Ive siècle avant J.-Ch., dans la province actuelle de Chan-toung ; il mourut fort âgé, 314 ans avant J.-Ch. Il est placé, avec justice, dans l'estime des Chinois, immédiatement après Confucius. On lui rend des honneur publics analogues à ceux rendus à Confucius lui-même, à qui il est toujours associé dans la vénération publique. Il y dans Meng-tseu un caractère particulier, qui constitute un progrès réel dans la construction de Confucius, quoique le germe en existât d’une manière distincte. Il a, plus que Confucius, systématisé les conditions d'élimination de la famille impériale ou de l'élément central ; élimination nécessaire lorsque celui-ci ne remplit plus, d'une manière vraiment supportable, les conditions fondamentales de sa fonction. Il a nettement établi que quand le chef de la famille impériale ne remplit plus les devoirs moraux et sociaux attachés à sa fonction, il cesse d'être chef, d'être le fils du Ciel ; le mandat du ciel, en vertu duquel il gouverne, doit lui être retiré. Il y a donc dans Meng-tseu un caractère de plus nette opposition aux empiétements et aux perturbations que peut susciter la puissance impériale, que j'ai décrite comme l'élément d'unité, de conservation et d'extension de la civilisation chinoise. Or il est inévitable que l'un soit obligé quelquefois de changer l'organe prépondérant de la société ; c'est cette nécessité que Meng-tseu a systématisé, en en déterminant les conditions générales. Un tel esprit est, comme un voit, bien éloigné du principe de soumission absolue qui émane de l'esprit purement théologique. Parmi les nombreux commentateurs auxquels a donné lieu Confucius, on peut surtout citer Tchou-hi qui vivait vers la fin du XIIe siècle avant J.-Ch., sous la dynastie des Soung.
Tchou-hi est devenu le commentateur classique par excellence, et son commentaire n'est pas habituellement séparé de l'oeuvre de Confucius et de Méng-tseu. Ce commentaire est plein de sagesse et de bon sens, comme celui de tous les lettrés chinois, en général, lorsque leur esprit n'a pas été altéré par les extravagances théologiques des bouddhistes ou des Tao-sse. Ces travaux de philosophie morale, consistant en commentaires des livres fondamentaux de la Chine, se sont continués jusqu'à nos jours, et plusieurs souverains n'ont pas dédaigné d'y contribuer.
Confucius avait distingué l'activité de la vie. C'est le point de départ capital, d'où est résulté une philosophie naturelle, qui constitue un intermédiaire entre le fétichisme et la science proprement dite, base dogmatique du Positivisme. Ainsi on voit que Tcbou-hi (IIe siècle avant J.-Ch.), a fondé une philosophie atomistique dans laquelle il a définitivement établi, pour les esprits cultivés, la séparation dans les corps de la notion d'activité de celle de la vie, ébauchée par Confucius. Les phénomènes ne résultent plus, comme dans le fétichisme proprement dit, des volontés des êtres correspondants qui les manifestent, ils sont simplement un résultat des divers modes d'activité de ces êtres. Il admet donc que l'activité spéciale de chacun de ces êtres produit les divers phénomènes, activité spéciale dont la manifestation se trouve régularisée par l'activité prépondérante du ciel ; ce qui est une transformation positive du fétichisme astrolâtrique de la Chine ; et cette conception a l'avantage de représenter la prépondérance normale des phénomènes astronomiques sur tous les autres. Cette prépondérance est philosophiquement étendue, quoique d'une manière exagérée, jusque sur les phénomènes sociaux, dont les évolutions sont liées aux révolutions astronomiques. Il est incontestable que la végétalité, l'animalité et la sociabilité sont effectivement dominées par les lois les plus générales du monde.
Ainsi, dans une telle philosophie, la notion d'êtres surnaturels, extérieurs aux êtres réels, et produisant en eux les divers phénomènes, d'après d'inexplicables caprices, est complètement éliminée ; tout s'explique par l'activité spontanée des êtres eux-mêmes, Une telle conception se rapproche essentiellement de celle qui sert de base à la science proprement dite ; mais il y manque l'institution de l'abstraction scientifique. En quoi consiste, en effet, la véritable systématisation scientifique ? à admettre l'activité spontanée des divers êtres, et à rechercher les lois abstraites propres à leurs divers modes d'activité en tant que communs à un grand nombre d'êtres différents.
Les Chinois ont aussi un nombre considérable d'ouvrages d'histoire naturelle proprement dite, c'est-à-dire de recueils d'observations relatives aux divers êtres ; mais ces notions, très-nombreuses et très-précises, sont essentiellement concrètes, avec le sentiment trop présent d'une destination pratique, et n'ont conduit à aucune véritable loi biologique. Ils ont constaté et recueilli avec précision un très-grand nombre d'observations météorologiques; leur astronomie porte le même caractère, les observations purement concrètes y sont nombreuses et assez précises ; mais les théories proprement dites, et au fond très-peu développées, émanent des astronomes musulmans et chrétiens.
En résumé donc, immense développement de travaux d'observations concrètes précises et nombreuses, mais absence de science vraiment abstraite, dans les études cosmologiques et biologiques.
Ce même caractère, conséquence inévitable de la nature même de la civilisation chinoise, se manifeste dans les études relatives aux phénomènes sociaux. — On doit en effet aux Chinois d'admirables travaux d'érudition, c'est-à-dire de sociologie concrète.
Confucius s'était occupé de travaux historiques, puisque [outre qu'il avait fait une compilalion des principales productions mentales de la Chine], il avait composé une Histoire du royaume de Lou. Du reste, le sentiment de la continuité, prépondérant en Chine, explique suffisamment cette active préoccupation des études historiques, de même que l'esprit vraiment positif, et dégagé des croyances surnaturelles, rend bien raison de l'esprit d'exactitude, de critique attentive et patiente qui caracterise les principales oeuvres d'érudition des savants chinois ; les fables et les divagations émanent toujours de l'influence perturbatrice des bouddhistes et des Tao.sse.
Les savants de l'école de Confucius ont marché dans cette voie d'études historiques patientes, exactes ; et ces travaux ont porté, non-seulement sur la Chine proprement dite, mais aussi sur toutes les populations environnantes qui ont été avec elle en relations de commerce ou de politique. C'est dans cette mine féconde des historiens chinois qu'on a abondamment puisé, et qu'on doit puiser encore pour avoir des notions positives et sérieuses sur l'histoire et la géographie des populations tartares. — Je ne puis, ni ne dois ici faire même un résumé de l'histoire des immenses travaux d'érudition, dus à la Chine ; je veux seulement insister sur deux types, comme indication, et moyen de préciser davantage les observations générales que je viens d'exposer.
L'un des plus éminents érudits de la Chine est Ssema-thsian, surnommé le Père de l'histoire et l'Hérodote de la Chine [Voir la Notice consacrée à Ssema-thsian, par Abel Remusat, Nouveaux mélanges asiatiques, tome II]. Il était né à Loung-men (province du Chen-si), vers l'an 145 avant J.-Ch., sous la dynastie des Han occidentaux, c'est-à-dire sous la grande dynastie réparatrice, qui tout en profitant des résultats de l'énergique impulsion de Thsin-chi-hoang-ti, reprit néanmoins le développement de la civilisation chinoise suivant l'esprit de ses véritables antécédents. — Son père, qui était premier historiographe de la cour de Chine, destina son fils à écrire l'histoire, et l'éleva avec soin et en conséquence, et il ne montra dès son jeune âge digne d'une telle destination.
« Il fut chargé de diriger une expédition militaire qui le conduisit dans les contrées qui répondent aux provinces actuelles du Yunnan et de Sse-tchouan. Il était dans le cours de ce voyage, quand il apprit que Ssema-than, son père, était dangereusement malade. Il ne perdit pas un moment pour revenir auprès de son père ; mais il n'arriva que pour recevoir ses derniers soupirs.
« Même sur son lit de mort, Ssema-Than conservait le sentiment de ses devoirs ; et le voyage que venait de faire son fils l'intéressait encore, et comme père et comme historiographe. Il s'en fit rendre un compte détaillé, et après l'avoir écouté il lui tint un discours que Ssema-thsian a rapporté tout entier : « Le grand historien prit mes mains dans les siennes, dit-il, et, les larmes aux yeux, il me parla ainsi : Nos ancêtres, depuis le temps de la troisième dynastie, se sont constamment illustrés dans l'académie de l'histoire. Serait-ce à moi qu'il serait réservé de voir finir cette honorable succession ? Si vous me succédez, mon fils, lisez les écrits de nos ancêtres. L'empereur, dont le règne glorieux s'étend à toute la Chine, m'avait mandé pour assister aux cérémonies solennelles qu'il pratiquera sur la Montagne sacrée ; je n'ai pu me rendre à ses ordres. Ces ordres, vous serez sans doute appelé à les remplir. Alors souvenez-vous de mes désirs. La piété filiale se montre d'abord dans les devoirs que l'on rend à ses parents, dans les services qu'on rend à son prince, enfin dans le soin que l'on prend de sa propre gloire. C'est le comble dé la piété que de rapporter à son père et à sa mère la gloire d'un nom devenu célèbre. » (Abel Rémusat, Nouveaux mélanges asiatiques, tome II.)
Ssema-Thsian exécuta ce que son père lui avait indiqué. Il devint historien, historiographe en titre et finalement censeur. Il eut la double fonction de raconter le passé et de conseiller le présent. Il accomplit ses fonctions de censeur, dans des circonstances vraiment difficiles, et avec un héroïsme qui l'honore. Ses travaux historiques sont immenses, précis, consciencieux, et guidés par une critique sage et éclairée. Son oeuvre est un admirable monument d'érudition. Son ouvrage intitulé Mémoires historiques se divise en 130 livres, partagés en cinq parties, La première partie, contenant 12 livres, contient, sous le nom de Chronique impériale, tout ce qui est relatif à l'empire considéré dans son ensemble. — La deuxième partie, composée de 10 livres, est formée de tables historiques, de tableaux synoptiques comme nous en avons un grand nombre en Occident. — La troisième partie, en 8 livres, est désignée par le titre de Pa-chou (les huit branches de sciences). L'auteur y traite successivement de ce qui a rapport aux rites, à la musique, aux tons considérés comme types des mesures de longueur, à la division du temps, à l'astronomie, aux cérémonies religieuses, aux rivières et aux canaux, et aux poids et mesures. Ssema-thsian y traite, en autant de dissertations séparées, de toutes les variations qu'ont éprouvées ces divers objets, durant les vingt-deux siècles dont son ouvrage embrasse l'histoire. — La quatrième partie, formée de 30 livres, renferme l'histoire généalogique de toutes les familles qui ont possédé quelque territoire, depuis les grands vassaux de la dynastie de Tcheou jusqu'aux simples ministres ou généraux de la dynastie des Han. — Enfin, la cinquième et dernière partie, composée de 70 livres, est consacrée à des mémoires sur la géographie étrangère, et à des articles de biographie plus ou moins étendus, sur tous les hommes qui se sont fait un nom dans diverses parties des sciences ou de l'administration. (Abel Rémusat, Nouveaux Mélanges asiatiques, tome II.)
Les lettrés, en Chine, ont écrit un très-grand nombre d'encyclopédies, les unes générales, les autres spéciales. Il y en a de relatives aux diverses professions, au travail de la porcelaine, à celui des vers à soie, à l'agriculture, etc., etc. Il y en a de relatives aux diverses administrations, à la surveillance des greniers publics, aux travaux de direction des fleuves, etc. Un des plus érninents encyclopédistes chinois est Ma-touan-lin. Ma-touan-lin naquit dans la province de Kiang-si vers le milieu du XIIIe siècle. Il eut pour maître le célèbre commentateur Tchou-hi dont nous avons déjà parlé. La chute de la dynastie des Soung et la conquête des Mongols le décida à se consacrer tout entier à ses travaux d'érudition, en renonçant à la carrière administrative. Il consacra vingt ans à achever l'immense ouvrage qui, sous le nom de Recherche approfondie des anciens monuments, constitue son grand titre de gloire.
Cette vaste encyclopédie est composée de 24 sections qui se partagent en 348 livres. Je vais, d'après Abel Rémusat, en donner le plan :
1re section. Du partage des terres et de leur produit sous les différentes dynasties, 7 livres.
2e section. Des monnaies, soit métalliques, soit fictives ; des papiers-monnaies, etc., etc., 2 livres.
3e section. De la population et de ses variations, 2 livres.
4e section. De l'administration, 2 livres.
5e section. Des péages et des douanes, et en général de tous les droits qu'on perçoit pour les lacs et étangs poissonneux, les plantations de thé, les salines, les mines et les usines, ainsi qu'aux barrières, aux foires, etc., 6 livres.
6e section. Du commerce et des échanges, 2 livres.
7e section. Des impositions territoriales, ou tributs sur les terres, 1 livre.
8e section. Des dépenses de l'État, 5 livres.
9e section. De l'élévation aux charges, et du rang des magistrats, 12 livres.
10e section. Des études et des examens des lettrés. 7 livres.
11e section. Des fonctions des magistrats, 21 livres.
12e section. Des sacrifices, 25- livres.
13e section. Des temples des ancêtres, 15 livres.
14e section. Du cérémonial de la cour, 22 livres.
15e section. De la musique, 15 livres.
16e section. De la guerre, 13 livres.
17e section. Des châtiments et des supplices, 12 livres.
18e section. Des livres classiques et autres, 76 livres.
L'étendue de cette section vient de ce qu'on y a fait entrer l'analyse d'une foule de traités curieux sur toutes sortes de sujets et d'ouvrages de toutes les sectes : c'est une véritable histoire littéraire.
19e section. De la chronologie des empereurs, et de la généalogie des familles qui ont possédé le trône, 10 livres.
20e section. Des principautés tributaires et des fiefs érigés sous les différentes dynasties, 18 livres.
21e section. Des corps célestes et de leurs accidents, comme les éclipses, les conjonctions, etc., 17 livres.
22e section. Des prodiges et des calamités, comme les inondations, les tremblements de terre, les aréolithes, les pluies de sauterelles, etc., 20 livres.
23e section. De la géographie de la Chine et de toutes les divisions de l'empire, aux différentes époques de la monarchie, 9 livres.
24e et dernière section. De la géographie étrangère, et de tous les peuples qui ont été connus des Chinois, 25 livres.
Du reste, ce vaste ouvrage a été continué sur le même plan depuis le XIIIe siècle jusqu'à nos jours. (Abel Rémusat, Mélanges asiatiques, tome II.)
L'auteur de ce vaste mouvement, né vers 1245, après J,-Ch., mourut vers l'an 1325.
Ce double spécimen, précisant nos indications générales, fait nettement comprendre le vrai caractère de la science chinoise telle qu'elle s'est développée, essentiellement dans l'école de Confucius. Etudes concrètes, spéciales, précises, exactes, mais absence de la science proprement dite, qui consiste toujours dans la découverte des lois abstraites des phénomènes, et, ce caractère essentiel, qui résulte de l'esprit fondamental de la civilisation chinoise, n'a pu être sensiblement modifié, ni par les divagations abstraites et métaphysiques des Tao-sse et des bouddhistes, non plus que par l'introduction de divers éléments de science abstraite venant des indous, des musulmans et des chrétiens. Ce n'est que la religion démontrée, basée sur la coordination dogmatique des diverses sciences abstraites depuis la mathématique jusqu'à la morale, qui pourra seule déterminer une transformation graduelle, à la fois profonde et régulière.

DES RELATIONS DE L'OCCIDENT AVEC LA CHINE.
Considérations préliminaires sur la situation générale de l'Occident en elle-même, et par rapport au rest de la Planète.

Nous ayons ainsi terminé l'appréciation de la civilisation chinoise considérée successivement, dans ses éléments essentiels, dans son évolution, et finalement, dans ses principaux types philosophiques. Il y avait une haute importance théorique dans l'exécution d'un tel travail. Car la Chine constituait, jusqu'ici, une sorte de mystère historique, directement inaccessible aux explications de toutes les théories théologico-métaphysiques [C'est la profonde conception positiviste sur le Fétichisme, début spontané de la raison humaine, qui a fourni le point de départ d'une théorie vraiment scientifique sur un tel sujet]. Il existait bien de nombreux documents dus à une sagace et patiente érudition, quelques aperçus intéressants et quelquefois profonds avaient été produits, mais il n'existait pas une véritable théorie de l'ensemble de la civilisation chinoise. Ceci est frappant en voyant un homme, qui a profondément pensé sur un tel sujet, Abel Rémusat, en venir à considérer des métaphysiciens, très-probablement imbus de la philosophie indoue, comme des types de la civilisation chinoise ; enfin, Abel Rémusat, malgré des aperçus ingénieux et quelquefois profonds, méconnaît tellement l'esprit fondamental du peuple qu'il avait tant étudié, qu'il ne peut comprendre l'adoration réelle du Ciel, qui est cependant la base mentale de sa longue évolution.
Ainsi donc ce grand problème historique n'avait pas été résolu, ni ne pouvait l'être, jusqu'à l'avènement de la philosophie positive, qui devait montrer par une telle solution sa profonde réalité et son intime fécondité.
Mais malgré l'incontestable importance philosophique de cette théorie, il faut en faire découler des conséquences d'une plus haute utilité, en la faisant servir de base à l'institution d'une politique systématique qui dirige enfin les relations de plus en plus multipliées de l'Occident avec la Chine, de manière à ce que ces relations soient utiles à la fois à ces deux grands groupes sociaux, au lieu d'être si profondément perturbateurs pour l'un et pour l'autre, comme cela devient de plus en plus manifeste.
Ce sont donc les principes d'une telle politique, déduits de la double étude de l'évolution occidentale et de l'évolution chinoise, que je vais actuellement rapidement développer ; ce sera le résultat pratique et social de notre longue étude.
Avant d'aborder l'exposition de cette politique, il faut sommairement considérer la situation de l'Occident en elle-même, par l'apport au reste de la planète, et spécialement quant à la Chine.
Un premier fait incontestable, c'est la situation profondément révolutionnaire de l'Occident ; c'est-à-dire qu'il y a absence de doctrine directrice, négation des antécédents, poursuite de l'avenir sans préoccupation du passé, anarchie intellectuelle toujours croissante. L'unité d'opinion, base de toute société durable, manque de plus en plus. L'Occident se place donc chaque jour davantage dans une situation profondément instable.
Le second fait capital propre à cette situation, c'est le développement croissant d'une activité industrielle de plus en plus prépondérante, caractérisée par un esprit d'initiative que surexcite, au lieu de la régler, l'absence d'unité doctrinale que nous venons de constater. Il faut apprécier l'origine historique de ces deux faits essentiels, avant d'en poursuivre les conséquences quant aux relations de l'Occident avec le reste de la planète.
Le moyen âge, à partir du XIVe siècle, a livré à l'ère moderne qui s'ouvrait, une masse sociale, libre, sans caste, et nécessairement pacifique et industrielle. Il est résulté de là la situation la plus profondément favorable à un développement, toujours croissant sous l'impulsion de son propre poids, de l'activité scientifique, esthétique et industrielle. La situation, qu'Auguste Comte a montrée comme la source de la libre évolution propre à la civilisation grecque, est devenue, grâce à la libération des travailleurs accomplie au moyen âge, commune aux nombreuses populations de l'occident européen. L'activité nécessairement pacifique de la masse sociale, l'aisance et l'indépendance qu'elle crée sur une vaste échelle, l'émancipation que procure l'absence de l'esprit de caste et de l'oppression mentale de la théocratie, sont dès lors devenus la source d'une activité vraiment inouïe, d'un esprit d'initiative tout à fait sans exemple, qu'augmentaient chaque jour les résultats acquis, et que limitait de moins en moins l'impuissance de la doctrine théologique qui avait prévalu pendant le moyen âge. Ce mouvement, exclusivement propre aux populations occidentales, était un résultat nécessaire de toute la série des antécédents, grecs et romains d'abord, et finalement catholiques et féodaux. C'est ainsi que s'est produite la situation que j'ai définie tout à l'heure, d'une immense population livrée à une activité constamment croissante, et de moins en moins réglée. [Ce groupe, composé de cinq grandes populations distinctes, la France au centre, l'Italie et l'Espagne au midi, la Grande-Bretagne et la Germanie au nord, est habituellement désigné sous le nom de la chrétienté, il y aurait opportunité à substituer les dénominations d’occidentalité, de peuples occcidentaux, aux dénominations évidemment impropres de chrétienté, de peuples chrétiens. En premier lieu, ces désignations surannées manquent de précision en englobant la Russie et les chrétiens orientaux évidemment étrangers à un tel groupe. D'un autre côté elles indiquent comme unique ; dans l'établissement de la civilisation occidentale, l'influence chrétienne, qui n'a pas été certainement même l'influence prépondérante ; enfin, elles tendent a maintenir un dualisme haineux entre les cinq populations avancées et le reste de la Planète. Il y a donc urgence philosophique et utilité sociale à substituer définitivement l'occidentalité à la chrétienté].
Des esprits placés dans un tel milieu, devaient nécessairement pousser leurs entreprises dans toutes les directions. Il devait en surgir, et il en a surgi en effet, d'énergiques individualités développant dans l'industrie, dans le commerce, la plus puissante activité.
Ce foyer incandescent devait nécessairement, sous l'impulsion combinée de l'esprit scientifique et industriel des habitudes militaires et à quelques égards secondaires des croyances théologiques, développer d'actives relations avec le reste de la Planète. L'établissement de ces relations sur la plus vaste échelle était à la fois inévitable et pensable.
La situation même que je viens d'analyser, si profondément favorable à l'initiative individuelle et au développement scientifique et industriel, explique pourquoi des relations de plus en plus vastes et de plus en plus actives ont dû se développer entre l'Occident et le reste de la Planète, à partir de la fin du moyen âge et surtout depuis le milieu du XVe siècle. A cette époque nous voyons une activité de circulation vraiment inouïe. La Planète est au fond réellement découverte et parcourue dans tous les sens ; la grande navigation se perfectionne, les connaissances géographiques déjà acquises servent à un nouveau développement.
Nous voyons donc là un fait fondamental, il faut l'accepter comme un résultat inévitable des antécédents ; que cela fût un bien ou un mal, il était impossible qu'il en fût autrement, d'après les explications que je viens de donner. Mais, si ces relations étaient inévitables, elles étaient au fond indispensables à la préparation, comme à l'établissement, de la religion universelle que l'Occident régénéré doit finalement constituer.
Le but final de l'évolution propre à l'élite de l'Humanité, c'est la fondation de la religion universelle. Une grande tentative a été faite en Occident à ce sujet ; c'est le catholicisme ; et quoiqu'elle ait complètement échoué, quant à son but final, elle n'en a pas moins été nécessaire pour poser le problème, et même pour en préparer la solution. La mission de fonder la religion universelle appartenait nécessairement à l'Occident ; car il fallait, pour cela, une civilisation militaire au milieu de laquelle pût se développer réellement la science abstraite. La science abstraite, découvrant les lois à la fois générales et réelles propres aux divers ordres de phénomènes distincts, peut seule servir de base dogmatique à la doctrine susceptible de devenir vraiment universelle ; car une telle science dévoile l'ordre fondamental qui domine l'existence humaine, à la fois individuelle et collective. Ce développement complet de l'abstraction est en effet spécialement propre, ainsi que l'a établi Auguste Comte, aux populations essentiellement militaires de l'Occident ; mais, d'un autre côté, cette activité militaire prépondérante était indispensable, pour permettre l'établissement de la religion définitive, comme donnant seule de convenables habitudes d'initiative et d'indépendance personnelles. Ainsi donc, en résumé, la fondation de la religion universelle ne pouvait émaner que de l'Occident, avantgarde de l'Humanité, et elle en est effectivement émanée par la grande construction d'Auguste Comte, aboutissant final et essentiel de toute l'évolution antérieure.
Or, les relations actives de l'Occident avec le reste de la Planète étaient indispensables, d'abord, pour l'établissement, et finalement pour la convenable diffusion, de la religion universelle.
La connaissance de notre Planète, non-seulement théorique (telle qu'elle émane de l'astronomie), mais aussi pratique, telle qu'elle résulte d'une active investigation, était nécessaire à la fondation de la foi définitive, en déterminant le siège précis des diverses populations qu'il faut rallier. Par ce moyen on peut concevoir une politique vraiment terrestre, de manière à éviter l'étroitesse du point de vue national, et l'arbitraire indéfini des conceptions théologiques. La foi scientifique a dès lors pour objet précis, et suffisamment général, de constituer l'unité terrestre, en éliminant finalement toute préoccupation surnaturelle, comme aussi toute restriction empirique, et acquérant toute l'extension possible, sans sortir des bornes de la réalité. Ainsi, la connaissance pratique de notre Planète complétant la connaissance due à l'astronomie, a servi à la fondation de la religion universelle, en déterminant l'objet précis sur lequel devait s'exercer son action.
La connaissance réelle et approfondie des diverses civilisations répandues sur la planète humaine, a été nécessaire d'une autre manière à la fondation de la foi définitive, en dégageant du point de vue absolu par le spectacle de ces évolutions sociales multiples, et en faisant définitivement saisir l'impuissance manifeste du théologisme pour la fondation de la religion universelle ; car les deux grands monothéismes (islamique et catholique), seuls aspirants à la religion universelle, n'ont pu, dans leur période de plein ascendant, atteindre qu'une minime portion de l'espèce humaine. Enfin, la connaissance de ces diverses civilisations pouvait seule donner une vérification décisive des lois sociologiques, en permettant de vérifier dans l'espace la loi d'évolution découverte par la considération prépondérante de la série homogène des diverses phases de la civilisation occidentale. Ainsi donc, à ces divers titres, les relations actives de l'Occident avec le reste de la Planète étaient indispensables à la fondation de la foi définitive, mais elles l'étaient aussi à son établissement final. La connaissance préalable, des diverses populations de la Planète, était nécessaire pour concevoir le plan général de la propagation de la doctrine émanée du groupe occidental formant l'élite de l'espèce humaine. Les relations qui se sont développées entre l'Occident et le reste de la Planète, pendant les cinq siècles de l'ère révolutionnaire, étaient donc aussi indispensables qu'elles étaient inévitables.
Mais ces relations ont dû nécessairement se ressentir du caractère anarchique de l'ère qui les a vus surgir et se développer. Un prosélytisme, empiriquement aveugle, a voulu étendre au reste de la Planète une foi qui s'éteignait graduellement à son foyer principal. De telles tentatives, dues souvent à d'honorables sentiments, malgré l'étroitesse intellectuelle qui leur servait de base, ont coïncidé avec une oppression et une exploitation croissantes de la part de l'Occident ; cette exploitation et cette oppression n'étant que trop favorisées par l'anarchie croissante des populations, ou l'mpuissance anciennes doctrines et l'absence d'une fois nouvelle, laissaient aux impulsions personnelles et égoïstes un libre champ. Le premier devoir de la foi positive sera de régler ces relations abandonnées désormais à la plus ignoble cupidité. Avant d'exposer les principes d'une telle politique, spécialement surtout en ce qui concerne la Chine, je dois d'abord, Messieurs, vous dire sommairement ce qu'ont été, et ce que sont actuellement de telles relations.

Examen sommaire des relations de l'Occident avec la Chine, et de l'état actuel de ces relations.
Les anciens, Grecs et Romains, n'ont eu de la Chine qu'une connaissance très-confuse, et leurs relations avec elle n'ont été en tout cas, qu'indirectes. Il en fut de même essentiellement pendant le moyen âge, où les musulmans surtout servirent d'intermédiaires entre l'Occident et l'extrême Orient ; et les intermédiaires avaient, dans les deux cas, intérêt à cacher leurs moyens de communication avec ces pays éloignés. Cependant quelques communications directes eurent lieu, et tout le monde connaît les voyages du célèbre Marco-Polo. Ce voyage fut effectué de 1271-1295, sous le règne de Hou-pi-lie. Nous avons de Marco-Polo une relation fort intéressante de son voyage, et extrêmement importante au point de vue de la géographie du moyen-âge. Un grand nombre de traductions, notamment en latin, furent faites sur l'original probablement écrit en dialecte vénitien. Quoique la description, faite par Marco-Polo de l'immense empire chinois, fût au début traitée de fable, et qu'on soupçonnât ainsi la véracité de ce remarquable voyageur, elle fut néanmoins d'une haute importance. Le souvenir d'un grand empire à l'extrême Orient resta comme un but que devaient atteindre les actives investigations de l'Occident. A partir du XVIe siècle les relations de l'Occident avec la Chine prennent un grand développement et une extrême intensité. Ouvertes par les deux grandes entreprises de Christophe Colomb et de Vasco de Gama, elles acquièrent, dans une situation favorable à cet égard, une activité toujours croissante. Les occidentaux apparurent alors à la Chine passagèrement et accidentellement, mais ils n'apparurent que comme des flibustiers cupides et de hardis aventuriers. Cette impression, longtemps conservée, n'a pu être momentanément contre-balancée que par l'admirable mission des jésuites, gloire réelle de cette célèbre société, et qui constitue la tentative la plus rationnelle, comme la plus morale, pour l'institution des relations entre l'Occident et le reste de la Planète. Outre que cette mission était due à des motifs sociaux, et non pas à des impulsions purement personnelles, comme toutes les autres entreprises, l'exécution en fut accomplie avec un esprit sagement relatif, autant et plus même peut-être que ne le permettait l'esprit ; absolu du théologisme chrétien. Les jésuites pensaient, comme le pensent encore beaucoup d'esprits en Europe, que le christianisme était la dernière expression de la civilisation humaine, et que, par suite, c'était un devoir d'y faire participer toutes les autres populations quelconques de la Planète. Les diverses missions chrétiennes furent accomplies sous l'impulsion de ce motif vraiment honorable en lui-même, quelque illusoire que fût l'espoir de la réussite. Mais la mission des jésuites en Chine fut accomplie avec une sagacité spéciale, et d'ailleurs avec un plein dévouement, qui mériteront toujours le respect des hommes sensés. Nous allons sommairement la résumer.
Cette grande mission fut instituée par le père Mathieu Ricci (né à Macerata, dans la marche d'Ancône, en 1552, mort en Chine le 11 mai 1610), avec tous les caractères essentiels qu'elle a conservés pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. Il comprit d'abord la nécessité d'agir surtout sur les chefs, et essentiellement, sur l'empereur. Il renonça à l'habit des bonzes qu'il avait pris d'abord, et fit adopter aux jésuites le costume des lettrés. On a blâmé une telle conduite, qui était au fond pleine de sagesse, puis qu'elle cherchait à rapprocher les jésuites de la corporation vraiment directrice de la Chine, en rompant, autant que possible, toute solidarité avec les prêtres bouddhistes, plus ou moins méprisés de l'élite de la population. Cette conduite était d'autant plus nécessaire, qu'il y a une grande similitude dogmatique entre le catholicisme et le bouddhisme. Ricci institua un sage système de tolérance pour le culte des ancêtres et celui du ciel, de même que pour le culte de Confucius, qui constituent la base fondamentale de la civilisation chinoise. Enfin, il recommanda la civilisation occidentale à la Chine par la propagation et l'enseignement des connaissances scientifiques abstraites, dont le faible développement en Chine constitue une profonde lacune de cette civilisation. Cette mission fut donc spontanément établie, autant que le permettait l'étroitesse mentale du dogme chrétien, avec les caractères qui conviennent à toute mission sagement instituée : respect et appréciation de la civilisation qu il faut modifier, services rendus en comblant, par une propagande dévouée et pacifique, les lacunes qui lui sont propres.
La mission, ainsi instituée par Mathieu Ricci, se développa pendant les XVIIe et XVIIIe siècles avec les caractères propres à sa fondation. Elle rendit, par les connaissances géométriques et astronomiques des missionnaires, des services réels à la civilisation chinoise, sans pouvoir néanmoins déterminer à cet égard une modification suffisamment profonde, dont l'institution définitive ne peut appartenir qu'à la religion positive. Les jésuites furent toujours appréciés en Chine en tant qu'apportant les connaissances scientifiques de l'Orient. L'empereur Kan-hi, par une expérience de gnomonique ingénieusement instituée, fit ressortir la supériorité de la science occidentale sur la science chinoise. Des jésuites furent placés alors à la tête du tribunal mathématique ; on a pu voir ainsi que la Chine n'était pas absolument réfractaire à une véritable propagande de la science occidentale, lorsque celle-ci saura apprécier et respecter convenablement la civilisation du séleste Empire.
La mission des jésuites peut se partager en deux périodes successives, propres la première au XVIIe siècle, et la seconde au XVIIIe siècle, et qu’on pourrait sommairement désigner sous le nom de périodes italienne et française. La première est caractérisée par la fondation de la mission sous l'impulsion de Mathieu Ricci, la seconde fut surtout honorée par des grands travaux d'érudition, surtout du père Gaubil qui en est le plus éminent représentant.
Outre les services rendus à la Chine, les jésuites rendirent à l'Occident l'important service de faire connaître enfin la grande civilisation chinoise, par d'immenses travaux d'érudition qui seront toujours la base sur laquelle reposeront les nouvelles investigations. D'un autre côté les jésuites ont eu à cet égard l'inappréciable avantage de passer leur vie entière au milieu de la population qu'ils étudiaient. Ils ont évité ainsi ces superficielles appréciations, souvent calomnieuses, et toujours ridicules, par lesquelles des voyageurs prétendent juger en courant une civilisation, dont ils ne peuvent apercevoir d'abord que les inconvénients. —
Nous devons au père Gaubil une histoire de l'astronomie chinoise que seul, peut-être, par une rare combinaison de profondes connaissances astronomiques et d'une intime connaissance du chinois, il pouvait réaliser. On lui doit aussi une traduction du Chou-King, le plus ancien et le plus précieux des livres sacrés de la Chine, et dont la connaissance est pour les Chinois eux-mêmes hérissée de difficultés. —
« Le style dans lequel est écrit le Chou-King, dit M. Abel Rémusat se ressent du temps où le livre a été composé : son laconisme excessif, le choix des mots qui y sont employés, l'espèce de figures qu'on y rencontre, font qu'aucun livre chinois ne saurait lui être comparé pour la difficulté, et qu'on peut être en état de lire tous les autres, même ceux de Confucius, et n'entendre pas un mot de celui-ci. C'est en quelque sorte une autre langue, qui diffère plus du chinois moderne que ce dernier ne diffère de tout autre idiome. » Le père Gaubil a composé un grand nombre d'autres ouvrages tous distingués par une érudition à la fois profonde et sagace.
Envoyé en Chine en 1725 il y mourut le 24 juillet 1759. Outre ses travaux d'érudition et ses fonctions spéciales de missionnaire, le père Gaubil succéda au père Parenin comme directeur du collège où les jeunes Mantchous venaient étudier le latin, pour être ensuite employés dans les affaires avec les Russes. Il fut de plus interprète pour le latin et le tartare. Beaucoup d'autres missionnaires jésuites surent ainsi combiner les devoirs de leur mission spéciale avec de grands travaux d'érudition et d'importantes fonctions publiques, utilement remplies, au grand avantage de la population qu'ils voulaient convertir.
Ainsi se développa, pendant deux siècles, une mission utile à la fois à la Chine et à l'Occident.
Mais quelque sage et respectable que fût au fond le système de tolérance envers le culte de Confucius et des ancêtres, il était antipathique néanmoins à l'étroitesse dogmatique du catholicisme, que les jésuites avaient su surmonter par un noble instinct politique. L'abbé Boileau s'écriant, à propos de ce système de mission : « Mon cerveau de chrétien en a été bouleversé », traduit naïvement l'incompatibilité de l'esprit relatif et d'une sage tolérance, avec le dogmatisme absolu propre au monothéisme chrétien. Aussi la papauté, sous l'excitation continue des dominicains, fidèle à l'esprit de son dogme, a finalement condamné le système tolérance introduit par les jésuites, et qui seul pouvait permettre, non pas la conversion chimérique de la Chine au christianisme, mais au moins son admission auprès du
bouddhisme.
Cette grande mission n'en constitue pas moins la seule tentative honorable et sérieuse pour méfier la civilisation cinnoise. L'Occident surpassera certainement une telle misson au point de vue mental, en s'appuyant sur une doctrine relative et plus réelle, mais jamais, j'ose le dire, on ne surpassera la probité, le dévouement et la stricte modestie de ces respectables religieux. C'était un devoir de reconnaissance de donner un témoignage si mérité de respect à cette noble mission, vrai titre de gloire de la célèbre compagnie qui l'institua.
A partir du XVIIIe siècle, les. relations commerciales de l'Occident avec la Chine ont acquis plus d'extension et d'importance ; mais en même temps les dispositions des Occidentaux à considérer la Chine comme une mine à exploiter, sans d'autres limites que celles qui résultent d'une insurmontable nécessité, ont augmenté aussi. On en est venu à se regarder comme sans aucune sorte d'obligation morale envers ces populations : la prépondérance seule de la force brutale est invoquée, et l'Occident se targue surtout contre des populations, arrivées essentiellement à l'état industriel et pacifique, de l'énorme supériorité de ses moyens de destruction. De telles dispositions se sont surtout manifestées dans la honteuse guerre de l'opium en 1842. Une expédition, où l'on a vu une puissante population employer la violence pour obliger un gouvernement à permettre l'empoisonnement de sa population, n'est pas seulement déshonorante pour l'aristocratie et la bourgeoisie anglaises qui l'ont instituée ; le blâme rejaillit aussi sur l'Occident tout entier qui n'a protesté, ni suffisamment ni persévéramment, contre un abus si immoral de la force brutale [Malgré les vagues principes économiques sur la liberté industrielle, il est certain qu'il est du devoir de tout gouvernement d'empêcher une culture et un commerce comme celui de l'opium. C'est en agissant ainsi que l'Occident pourrait montrer à l'Orient la supériorité de sa civilisation, au lieu de présenter le spectacle de la force publique au service d'une cupidité sans règle et sans frein].
Ainsi les relations commerciales de l'Occident avec la Chine ont pris un caractère de plus en plus anarchique, surtout par la protection de la force publique. Elles pourront s'améliorer, en recevant néanmoins plus d'extension encore, lorsque les gouvernements auront compris la nécessité d'en corriger les abus, au lieu de se laisser aller aux impulsions d'une opinion publique qui, malheureusement, favorise trop de telles aberrations. — Car, sous la prépondérance surtout de l'école soi-disant progressive on en est venu, en Occident, à systématiser l'oppression et l'exploitation du reste de la Planète, sous le spécieux prétexte de civilisation. Il s'est formé relativement à la Chine, et aux relations l'Occident avec elle, un ensemble d'opinions qu'il faut caractériser.
Ces opinions se résument en un sentiment orgueilleux de la prépondérance de la civilisation occidentale, et en un mépris aveugle de toutes les autres civilisations quelconques. D'où résulte la disposition à faire prévaloir partout, et surtout par la force, sous le nom vague de progrès, l'anarchie mentale et l'industrialisme sans règles qui prévalent de plus en plus en Occident. Je puis faire à cet égard deux citations, d'autant plus caractéristiques, qu'elles émanent d'esprits sérieux et honorables ; elles montreront à quel degré d'aberration peut conduire cette notion vague et désormais si dangereuse de progrès, qui n'est au fond maintenant, que la glorification systématique d'une industrialisme anarchique.
Dans un travail, intéressant du reste, sur le bouddhisme, M. Barthélemy-Saint-Hilaire résume l'opinion d'un pèlerin chinois sur l'Inde, et la fait suivre de quelques appréciations qui lui sont personnelles, a Hiouen-Thsang [Pèlerin chinois du VIIe siècle de notre ère] indique en quelques lignes la distinction des castes, et il ne s'arrête, comme on le fait d'ordinaire, qu'aux quatre principales, parce qu'il serait trop long de faire connaître les autres en détail, ainsi qu'il le dit lui-même. Il analyse brièvement les lois du mariage parmi les Indiens ; et il a bien soin de noter l'horreur qu'ils ont pour les secondes noces de la femme. Dès qu'une femme s'est une fois mariée, il lui est expressément défendu jusqu'à la fin de sa vie d'avoir un second époux. On sait que cette loi, sanctionnée par un usage inflexible, s'est perpétuée jusqu'à ce moment ; et tout récemment les journaux anglais de l'Inde nous ont appris, comme un fait inouï, et comme une grande victoire de la civilisation sur des préjugés invétérés, qu'une jeune veuve Indoue venait de convoler en secondes noces. C'est un progrès immense que les autorités anglaises ont obtenu après de grands efforts, et dont elles sont aussi fîères que d'avoir enfin aboli la coutume atroce des Sutties. » (Barthéletny-Saint-Hilaire, le Bouddha et sa religion, page 257).
Voilà une coutume que tous les hommes sensés de tous les temps s'étaient plu à respecter. Dans tous les pays on a honoré l'état de viduité, comme un état plus parfait que celui des secondes noces ; on a toujours cru qu'il y avait quelque chose de digne dans cette fidélité à la mort. Les Occidentaux arrivent dans l'Inde, et regardent comme le plus grand de tous les progrès de parvenir à détruire un usage honorable, qu'à tous égards il fallait respecter. C'est un exemple vraiment caractéristique de cette singulière fatuité de l'esprit occidental, de préconiser comme un progrès la violation d'une règle morale, qu'il faudrait étendre au lieu de restreindre, par cela seul que cette règle n'est pas conforme à l'état actuel d'anarchie de notre civilisation.
Un ministre protestant a publié récemment sur la Chine un travail intéressant, et avec les intentions les plus bienveillantes pour un peuple qu'il a étudié de près. Il résume en quelques lignes la manière dont il conçoit que l'Occident peut civiliser la Chine.
« Si l'on peut concevoir quelque espoir d'un changement heureux, il ne doit pas se fonder sur une agitation plus ou moins organisée, mais sur ce fait que la pensée commence à circuler dans le peuple. De nouvelles idées ont été infusées dans l'esprit populaire. Depuis l'établissement des rapports libres avec les étrangers en 1842, « le maître d école » s'est montré à la Chine. L'esprit de confiance en soi-même, si manifeste dans les dernières insurrections, a commencé à prendre chez le peuple un ton plus élevé. De semblables agitations, comme les orages et les ouragans, purifient l'atmosphère. Des commotions d'une nature aussi grave excitent la pensée et les tentations, apprennent au peuple à agir par lui-même, et à détruire les débris fossiles des préjugés, de la bigoterie et de la superstition. Chaque secousse dans la nation révèle le travail de ce vaste laboratoire où se préparent des résultats nouveaux et inattendus. Nous ne pouvons nous empêcher de croire que toutes ces ondulations morales du sol de la Chine aboutiront à produire quelque chose de bon. C'est ainsi que notre globe tout entier, après que les convulsions terribles de la nature en eurent balayé la surface finit par présenter une forme que le souverain Créateur lui-même daigna trouver satisfaisante ». (La vie réelle en Chine, par le révérend William C. Milne, 1858, page 509).
Remarquons d'abord, en passant, combien il est singulier d'entendre un ministre de la religion chrétienne parler de superstition et de bigoterie, quand il s'agit d'une civilisation chinoise. Mais quel est au fond l'idéal que l'on propose de transporter en Chine ? C'est tout simplement un état de complète anarchie, d'où l'on espère que surgira enfin une régénération dont on ne fixe ni l'esprit, ni les conditions, ni la nature.
Ceci est d'autant plus caractéristique que ce déplorable jargon révolutionnaire émane d'un homme d'ordre, du ministre d'une religion pacifique, qui n'en traduit que mieux involontairement cette disposition de plus en plus prépondérante de l'Occident à considérer toute vague agitation comme un progrèes.
Ainsi en résumé, l'Occident a développé avec la Chine d'indispensables relations commerciales, mais il a apporté dans ses relations une disposition vraiment anarchique et opppressive, par l'appel continuel à la force publique pour favoriser, au lieu de restreindre, les plus coupables excès de la cupidité. —Quant à ceux qui sincèrement désirent l'amélioration de la Chine par ses contacts avec l'Occident, ils n'apportent malheureusement que les préjugés les plus étroits dans l'appréciation d'une civilisation qu'ils méconnaissent complètement, et ne conçoivent au fond qu'une anarchie indéterminée comme condition de la civilisation de l'immense empire oriental [Il y a, bien entendu, d'honorables exceptions à une telle appréciation générale, émanées surtout d'habiles sinologues voués à l'étude de cette grande civilisation. Outre les remarquables considérations générales d'Abel Rémusat, on peut citer les intéressants travaux de MM. G. Pauthier, d'Hervey-Saint-Denys ; on doit à ce dernier une très-judicieuse appréciation de la question chinoise. Voir son opuscule intitule : La Chine devant l'Europe]. Ils appliquent comme procédé de civilisation la vague notion de progrès, désormais le plus souvent synonyme d'anarchie, et qui devient de plus en plus une sorte de formule banale avec laquelle on justifie les tentatives les plus absurdes.
Il y a donc urgence de poser les principes généraux d'une politique plus rationnelle et plus morale, pour régler enfin des relations surgies spontanément de l'activité désordonnée de l'Occident.

Cited by (1)

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1 2007- Worldcat/OCLC Web / WC