Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].
Appréciation générale de la seconde phase de la civilisation chinoise : De l’an 200 avant J.-Ch. jusqu'à nos jours.
Depuis 200 avant J.-Ch. jusqu'à nos jours, l'histoire de la Chine nous présente un grand nombre de dynasties, dont quelques-unes ont régné simultanément, pendant des périodes d'anarchie. Mais comme il s'agit ici non pas d'une histoire détaillée et concrète de la Chine, mais d'un aperçu systématique sur la marche générale de cette civilisation, nous considérerons pendant cette période, seulement six grandes dynasties (les Han, les Thang, les Soung, les Youens ou Mongols, les Ming, et les Thaï-Thsing ou dynastie des Mantchoux). Ces dynasties sont séparées par des périodes d'anarchie ou même de décomposition politique ; mais il est important de remarquer que ces périodes d'anarchie vont en diminuant de durée et d'intensité à mesure que la civilisation correspondante se consolide et s'étend. — Voici les limites chronologiques de ces six dynasties fondamentales :
Les Han de 202 avant J.-Ch, jusqu'à 263 après J.-Ch. ; les Thang de 618 après J.-Ch. jusqu'à 905 après J.-Ch.; les Soung de 960 après J.-Ch. à 1119 après J.-Ch.; les Youens ou Mongols de 1295, après J.-Ch. à 1341 après J.-Ch. ; les Ming de 1368 après J.-Ch. à 1573 après J.-Ch.; les Mantchoux ou dynastie Thaï-Thsing (très-pur), de 1618 après J.-Ch. jusqu'à nos jours.
Cette indication sommaire donne de grands jalons numériques, qui nous serviront à classer dans des intervalles de temps non arbitraires, les progrès successifs de la société correspondante : entre les Han et les Thang nous voyons une véritable décomposition politique de la Chine, de même qu'entre les Thang et les Youen. Néanmoins pendant le règne de ces dynasties simultanées, les progrès de la civilisation chinoise continuent au fond, quoique plus lentement ; l'empreinte d'unité fortement établie par Thsin-chi-hoang-ti, et la similitude fondamentale de moeurs et de croyances, systématiquement représentée par la classe des lettrés, ramènent au bout d'un certain temps à l'unité politique, une civilisation de plus en plus homogène.
Il faut voir pendant cette longue période deux ordres de progrès : le développement intérieur de la société chinoise, et d'un autre côté l'extension territoriale ; par suite, une réaction de plus en plus efficace contre les populations environnantes (Tartares, Thibétains), amène la subordination définitive de ces populations, de manière à donner à cette société toute la stabilité suffisante avant les contacts occidentaux. C'est le double mouvement d'action intérieure et de réaction extérieure que nous allons étudier [Pour se faire une idée plus précise de la succession dynastique en Chine, on peut consulter la table chronologique dont on doit la traduction au P. Amiot, et qui est reproduite à la fin du livre de M. Pauthier intitulé : Chine].
Nous voyons s'accomplir sous Thsin-chi-hoang-ti, et se perfectionner sous ses successeurs, une importante découverte industrielle, indispensable au développement de la classe des lettrés, c'est l'invention du papier et de l'encre. L'invention du papier est due à Moung-tien, principal général de Thsin-chi-hoang-ti ; il enseigna en même temps l'art de s'en servir avec de l'encre et des pinceaux, au lieu des tablettes de bambou, sur lesquelles on gravait. On gravait aussi quelquefois, quoique exceptionnellement, sur la pierre. Il n'est pas rare de voir en Chine d'importants progrès industriels dus à des militaires. Le mode antérieur de propagation des documents consistait à graver sur des tablettes de bambou ; ce mode très-imparfait en lui-même quant à la facilité et à la rapidité, pouvait convenir tant que la classe théorique et administrative était peu développée. Mais dès que cette classe prenait une extension, nécessaire dans une société de plus en plus étendue et de plus en plus industrieuse, on était naturellement poussé à perfectionner les moyens de transcription. L'invention du papier et de l'encre était donc amenée naturellement par la nature de la situation, et préparée par les antécédents. Ce progrès une fois accompli a énormément servi au développement de la classe lettrée administrative en facilitant la propagation, et l'acquisition des connaissances ; et cette invention accroissait ainsi le progrès de la civilisation correspondante, en augmentant le nombre des gens éclairés. Cette invention se consolide entre Thsin-chi-hoang-ti et la grande dynastie des Han ; et la fabrication perfectionnée du papier est devenue une industrie considérable de la Chine.
Le second empereur de la dynastie des Han, Hoë-ti (l’empereur bienveillant, de 194 à 188 avant J.-Ch.) révoqua le décret de Thsin-chi-hoang-ti contre les anciens livres ; il réagit ainsi contre ce qu'avait d'oppressif et de violent la tentative de ce rénovateur. La dynastie des Han fut sous ce rapport réparatrice, marcha dans le sens de la civilisation chinoise, et la développa, en conservant de l'œuvre de Thsin-chi-hoang-ti ce qu'elle avait d'essentiel, l'unité politique, et une meilleure centralisation administrative. Mais l'un des types les plus éminents de cette dynastie fut Wen-ti (l'empereur lettré, de 179 avant J.-Ch. à 156 avant J.-Ch.). Il encouragea les lettrés, poussa au développement de l'agriculture, et apporta dans un gouvernement à la fois ferme et actif, un esprit vraiment paternel ; il réalisa ce noble type moral de la fonction suprême systématisé par Confucius et son école.
Ainsi, a propos d'un éclipse, phénomène qui acquiert en Chine une haute importance, à cause de la base astrolâtrique du culte, Wen-ti publia une déclaration vraiment caractéristique.
« J'ai toujours entendu dire que le Ciel donne aux peuples qu'il produit des supérieurs pour les nourrir et les gouverner. Quand ces supérieurs, maîtres des autres hommes, sont sans vertu et gouvernent mal, le Ciel, pour les faire rentrer dans leur devoir, leur envoie des calamités ou les en menace. Il y a eu cette onzième lune, une éclipse de soleil ; quel avertissement n'est-ce pas pour moi! En haut les astres perdent leur lumière, en bas nos peuples sont dans la misère. Je reconnais en tout cela mon peu de vertu. Aussi-tôt que cette déclaration sera publiée, qu'on examine dans tout l'empire, avec toute l'attention possible, quelles sont mes fautes afin de m'en avertir. Qu'on cherche et que me présente, pour remplir cette fonction, les personnes qui ont le plus de lumière, de droiture et de fermeté ; de mon côté, je recommande à tous ceux qui sont en charge de s'appliquer plus que jamais à bien remplir leurs devoirs, et surtout à retrancher, au profit du peuple, toute dépense inutile. »
Nous voyons surgir ici sous l'impulsion de Wen-ti, le droit régulier de représentation à l'empereur, cee qui constitue un progrès capital dans ce gouvernement monocratique. Ce droit de représentation, ouvertement proclamé par Wen-ti, toujours maintenu depuis, s'est développée coordonné plus tard par le conseil des censeurs, destiné à avertir l'empereur. Cette fonction, dont l'exercice a été souvent périlleux, a donné lieu de la part des lettrés à d'admirables dévouements ; elle a offert une limite à l'arbitraire, que tend à faire naître la suprême puissance. Nous voyons dans cette institution caractéristique un exemple de cette effort continu de la classe des lettrés pour exercer une action modératrice par rapport au pouvoir impérial, par une réaction régulière de l'opinion publique. Car les observations des censeurs inscrites dans la Gazelle impériale sont reproduites par les gazettes provinciales.
De même, Wen-ti abrogea, par une déclaration expresse, la loi de Thsin-chi-hoang-ti qui défendait de critiquer le gouvernement.
« Aujourd'hui parmi nos lois j'en trouve une qui fait un crime de parler mal du gouvernement; c'est le moyen non-seulement de nous priver des lumières que nous pouvons recevoir des sages qui sont loin de nous, mais encore de fermer la bouche aux officiers de notre cour. Comment donc désormais le prince sera-t-il instruit de ses fautes et de ses défauts ? Cette loi est encore sujette à un autre inconvénient : sous prétexte que les peuples ont fait des protestations publiques et solennelles de fidélité, de soumission et de respect à l'égard du prince, si quelqu'un paraît se démentir en la moindre chose, on l'accuse de rébellion. Les discours les plus indifférents passent chez les magistrats, quand il leur plaît, pour des murmures séditieux contre le gouvernement. Ainsi le peuple, simple et ignorant, se trouve, sans y penser, accusé d'un crime capital. Non, je ne le puis souffrir ; que cette loi soit abrogée. »
L'empereur Khang-hi fit sur cet édit les remarquables réflexions suivantes : « Thsin-chi-hoang-ti avait fait bien des lois semblables. Kao-tsou (le fondateur de la dynastie des Han), eu abrogea un grand nombre. Celle dont il s'agit ici ne fut abrogée que sous Wen-ti. C'est avoir trop attendu. [M.G. Pauthier, De la Chine] ».
L'un des successeurs de Wen-ti fut Wou-ti (l'empereur guerrier, de 140 avant J.-Ch. à 86 avant J.-Ch.), qui non-seulement développa le mouvement intérieur de la Chine, mais encore réagit vigoureusement et heureusement contre les populations barbares environnantes ; de manière à commencer et à poser les bases de cette extension qui, terminée au XVIIIe siècle, devait enfin adjoindre au grand empire oriental, comme élément subordonné, la Tartarie et le Thibet. Sous Wen-ti les études historiques continuent en Chine leur puissant développement. C'est sous son règne que Ssema-thsian (l'Hérodote de la Chine) exécuta son grand ouvrage qui, sous le nom de Mémoires historiques, nous offre une véritable encyclopédie (Voir la notice que lui a consacré M. Abel Résumât dans ses Nouveaux mélanges asiatiques, tome II). C'est sous cette dynastie (65 après J.-Ch.) que le bouddhisme, officiellement introduit en Chine, y acquiert une importance trop souvent funeste, quoique sous la dynastie actuelle il ait été un instrument politique utile par rapport aux populations de la Tartarie et du Tbibet dominées par ces doctrines.
Entre la dynastie des Han et celle des Thang (de 263 après J.-Ch. à 618), nous voyons une longue période souvent d'anarchie et toujours de dispersion politique, qui succède à l'élimination nécessaire de la dynastie des Han.
La dynastie des Thang qui s'étend de 618 après J.-Ch. à 905 est une des plus considérables de l'histoire de la Chine. C'est la dynastie littéraire. Elle vit surgir un grand nombre de productions littéraires, romans, pièces de théâtre. Sous cette dynastie s'accomplit un grand progrès, c'est l'éblissement du système des examens.
C'est là un événement considérable par lequel la classe des lettrés tendit vers sa constitution actuelle. La classe des lettrés s'était énormément développée. Elle fournissait les ministres, les administrateurs, les juges, tous ceux enfin nui étaient appelés à diriger cette industrieuse population.
Le besoin d'acquérir des garanties dans le choix des individus, de manière à régulariser l'action de cette classe, dut se faire sentir. Ce furent donc les besoins essentiels d'une telle situation qui conduisirent à l'établissement du système des examens. Une fois établi, ce système a profondément consolidé la classe correspondante, en lui donnant plus d'unité, et par suite plus de force. Ce n'était plus désormais une classe plus ou moins vague dans laquelle l'empereur pouvait choisir ou ne pas choisir. Ce fut une classe vraiment coordonnée, où les examens subis furent l'échelon légal par lequel on s'élevait graduellement aux plus hautes fonctions de l'État. Un tel progrès donnant plus de consistance à la classe des lettrés, améliore son action sur l'ensemble de la civilisation correspondante. Nous voyons ainsi se continuer dans le même sens l'évolution générale de cette société. Sous cette dynastie, les écoles publiques, les collèges, l'instruction, le culte de Confucius prennent une extension considérable.
L'un des types les plus éminents des Thang fut Taï-tsoung (de 627 après J.-Ch. à 649), chez qui nous pouvons largement constater ce noble idéal de l'empereur, construit par Confucius, et développé par son école. « II ordonna que désormais les empereurs chinois, avant de confirmer la sentence de mort contre les criminels, seraient trois jours en abstinence. » La peine de mort est sanctionnée par l'empereur seulement, sauf les cas d'une repression immédiatement nécessaire. Cette sanction definitive de la peine de mort, se fait à une époque déterminée de l'année ; et nous voyons de quelles nobles précautions morales l'empereur Taï-tsoung a entouré l'acte solennel d'après lequel s'accomplit l'élimination nécessaire d'un membre de la société. Nous sommes loin, comme on voit, du pur arbitraire théocratique, qu'on a si légèrement supposé dans un tel gouvernement.
Taï-tsoung pousse au développement de la piété filiale base de la famille, et finalement de la société. Il organise un vaste système de travaux publics, et des secours pour les vieillards, les infirmes ; ce qui du reste a été continué par ses successeurs. L'établissement d'hospices pour les enfants trouvés, prouve combien sont absurdes les déclamations dont se nourrit la stupidité occidentale sur une prétendue organisation régulière de l'infanticide. Il a composé un livre sur l'art de régner.
« Après avoir, dit-il, donné chaque jour le temps nécessaire à expédier les affaires de mon empire, je me fais un plaisir de donner ce qu'il m'en reste à promener ma vue et mes pensées sur les histoires du temps passé ; j'y examine les moeurs de chaque dynastie, les exemples bons et mauvais de tous les princes, les révolutions et leurs causes ; je le fais toujours avec fruit, et je l'ai tant fait que j'en puis parler. »
Ses recommandations à son fils sont admirables,
« Mon fils, soyez juste, mais soyez bon, régnez sur vous-même, ayez un empire absolu sur vos passions, et vous régnerez sans peine sur les coeurs de vos sujets. Votre bon exemple, mieux que les ordres les plus rigoureux, leur fera remplir avec exactitude tous leurs devoirs ; punissez rarement et avec modération, mais répandez les bienfaits à pleines mains ; ne renvoyez jamais au lendemain une grâce que vous pouvez accorder le jour même ; différez au contraire les châtiments jusqu'à ce que vous soyez assuré par vous-même qu'ils sont justement mérités. »
C'est sous cette dynastie que fut établie la célèbre académie chinoise des Han-lin qui se compose des esprits les plus intelligents et les plus cultivés, et qui concourt à la direction littéraire, politique et morale de la Chine.
Cette puissante dynastie étendit sa puissance sur les Turcs et les Tartares jusque vers la mer Caspienne.
C'est vers 931, sous les Thang postérieurs qu'a lieu l'invention, par le ministre Foung-tao, de l'imprimerie chinoise. Elle n'emploie pas de caractères mobiles, et consiste à graver sur bois. On grave tout le livre sur des planches en bois, et ou imprime ensuite, impression qui se fait du reste très économiquement. Une telle invention était fortement sollicitée par les besoins et la nature de la civilisation correspondante, et il y a lieu de s'étonner qu'elle ait si longtemps tardé à se produire après l'invention du papier et de l'encre, qui en constitue l'indispensable préliminaire. La nécessité de multiplier beaucoup les copies dans un pays où croissait considérablement la classe des lettrés, devait pousser à la découverte d'une typographie qui permît de produire facilement et rapidement les copies des divers ouvrages. La situation poussait donc à une telle invention, et il n'est pas étonnant qu'elle se soit enfin produite chez une population très-industrieuse. Cette imprimerie n'est pas notre imprimerie à caractères mobiles ; elle consiste en planches de bois sur lesquelles sont gravés les caractères qui forment l'ouvrage qu'il faut reproduire. Les Chinois ont néanmoins, au onzième siècle de notre ère, trouvé l'imprimerie à caractères mobiles, mais ils s'en servent peu, et préfèrent l'impression avec planches gravées, non point par un esprit de routine aveugle, comme le suppose la fatuité occidentale, mais d'après des motifs fort rationnels.
Les Chinois se sont peu servis des caractères typographiques mobiles pour deux raisons : l'une sociale tenant à l'état de leur civilisation, l'autre tenant à la nature de leur écriture.
La raison sociale est que les chinois réimpriment beaucoup les mêmes livres. En occident le mouvement révolutionnaire a déterminé une production abusive, consistant le plus souvent dans de médiocres reproductions dégradées d'excellents originaux. La Chine produit sans doute de nombreux commentaires, néanmoins le respect de la continuité sociale amène la reproduction répétée des mêmes ouvrages ; on peut alors, sans inconvénients, en conserver les planches gravées ; d'autant plus que ces planches en bois peuvent être retouchées très-facilement et très-économiquement. Il faut en effet remarquer en passant la supériorité économique de l'impression chinoise sur l'impression occidentale. Ils n'impriment que sur un seul côté de la feuille, et avec une extrême rapidité, Un ouvrier peut tirer deux mille feuilles par jour.
Mais il y a aussi une autre très-bonne raison, pour les Chinois, de préférer leur mode d'impression à nos caractères mobiles, c'est la nature de leur écriture. Chez nous lessons élémentaires sont représentés par un nombre très-limité de caractères, dont les combinaisons reproduisent tous les mots. De là l'emploi des caractères mobiles. En Chine il n'en est pas ainsi. Leur écriture n'est pas une écriture phonétique, ou du moins pour parler plus exactement, ils ne représentent pas par leurs caractères les divers sons élémentaires, et nécessairement peu nombreux, qui servent à exprimer tous les mots quelconques. Quand un caractère joue le rôle de signe phonétique il exprime un mot, et non pas une articulation distincte, et ce signe phonétique n'est jamais employé exclusivement ; il est toujours joint à un signe idéographique. De la le nombre extrême de leurs caractères, susceptible du reste d'une extension indéfinie avec les progrès de leur civilisation. On peut porter le nombre de ces caractères au moins à trente mille. On voit dès lors quel nombre immense il en faudrait faire. Les Chinois n'ont donc pas dû spontanément chercher l'impression à caractères mobiles ; et après l'avoir trouvée ils ont dû préférer l'impression à planches gravées comme vraiment plus commode et plus économique.
Néanmoins un habile sinologue, M.G. Pauthier, a résolu le problème d'une facile impression chinoise avec des caractères mobiles ; il s'est basé sur une ingénieuse décomposition abstraite du plus grand nombre des caractères chinois. Il a trouvé que ces divers caractères résultaient de la combinaison d'un nombre relativement peu étendu de caractères, qui combinés deux & deux formaient les divers caractères chinois. Chaque caractère proprement dit se compose alors d'un premier, ayant une signification idéographique, et d'un second ayant une signification phonétique. On a déjà imprimé à Paris et en Chine d'après ce nouveau système.
A la suite de l'invention de l'imprimerie, s'est développée l'institution des gazettes ; d'abord de la Gazette Impériale, et finalement des Gazettes Provinciales, par le moyen desquelles s'établissent facilement et rapidement les communications entre le gouvernement et la population. Du reste, le procédé des affiches, si utile pour faire appel à l'opinion, est employé à la fois et par le gouvernement et par le public.
Sous la dynastie des Soung (de 960 à 1110 après J.Ch.) le système des examens, déjà institué pour les fonctions civiles, s'applique aux fonctions militaires, c'est une organisation analogue à celle de nos examens d'admission aux écoles militaires, navale ou polytechnique. Nous devons remarquer seulement à ce sujet, la tendance continue à l'élimination de l'arbitraire dans le pouvoir monocratique qui préside aux destinées de ce grand peuple. 0n arrive ainsi aux fonctions publiques, non pas essentiellement par le caprice du maître, mais bien par une série régulière d'épreuves nettement déterminée.
La grande dynastie des Youen ou Mongols gouverne la Chine de 1295 à 1341, après s'être établie par une conquête à laquelle ne purent résister les Chinois, par suite de l'anarchie politique qu'entraîné toujours l'élimination nécessaire d'une dynastie.
L'établissement de la dynastie des Mongols nous offre un exemple capital du rôle que joue la corporation des lettrés comme dépositaire systématique des principaux résultats intellectuels et moraux de cette civilisation, et par suite de la continuité qu'elle lui a imprimée ; ce qui a permis uu développement vraiment homogène.
Ainsi Yeliu-thsou-thsai, principal ministre d'Ogodaï, fils de Tchingkis-kkan, et qui lui succéda en 1229, quoique Tartare était un lettré éminent, initié à la fois à toutes les sciences de la Chine, et aux connaissances astronomiques plus profondes des musulmans. Outre qu'il introduisit de telles connaissances en Chine, il fit comprendre à son maître, l'importance, la nécessité de se servir des lettrés comme juges, administrateurs, et il commença ainsi avec dévouement et habileté l'incorporation des conquérants dans la civilisation chinoise, de manière à assurer la continuité et le progrès de cette civilisation : «Tartare d'origine, et devenu Chinois par la culture de son esprit, il fut l'intermédiaire naturel entre la race des opprimés et celle des oppresseurs ; il se trouva placé près de Tchingkis, et de son successeur, comme une providence protectrice des peuples vaincus, et sa vie se consuma tout entière à plaider auprès de la barbarie triomphante, la cause des lois, du bon ordre, de la civilisation et de l'humanité. Il remplaça le joug de la force par celui de la raison ; la puissance du glaive par celle des institutions, le pillage par un système régulier d'impôts ; la brutale autorité des conquérants tartares par l'influence lente mais irrésistible des lettrés de la Chine. » (Abel Remusat. Nouveaux mélanges asiatiques.) Le fondateur proprement dit de la dynastie des Youen ou Mongols, Khou-bilaï-khan (en chinois Hou-pi-lie) petit-fils de Tchingkis, continua et développa sur une plus grande échelle une telle politique, il se fit définitivement Chinois, poussa activement à l'extension de cette civilisation ; et cette dynastie de conquérants peut compter parmi celles qui contribuèrent à la grandeur de la Chine. Ce fut Hou-pi-lie qui fit de Pé-king la capitale du Grand-Empire. Ce fut sous Hou-pi-lie que, par les Mongols, s'introduisit le lamaïsme, forme particulière du Bouddhisme propre au Thibet, et caractérisée surtout par une organisation cléricale que ne nous offre pas habituellement cette religion. Hou-pi-lie mourut en 1294.
Du reste Hou-pi-lie apporta de nouveaux perfectionnements à l'administration chinoise, outre une fermeté militaire indispensable. En somme cette dynastie maintint la grandeur de l'empire, et contribua à son développement intérieur. Lorsque son incapacité croissante eut rendu nécessaire sa complète élimination, les Chinois l'expulsèrent, et chassèrent en même temps les Mongols ; et à la dynastie des Youen succéda ainsi la dynastie nationale des Ming (1368-1616).
Taï-tsou (le grand aïeul, de 1327-1398) fut le fondateur de la dynastie des Ming. Ming veut dire lumière. Les empereurs chinois ont coutume de donner aux années de leur règne un nom qui désigne l'esprit ou le caractère qu'ils veulent leur imprimer ; et c'est le nom des années du règne que les européens prennent habituellement pour le nom de l'empereur. Ainsi Khang-hi veut dire paix profonde ; on en a fait le nom de l'empereur qui avait choisi ce mot pour le nom des années de son règne. Le nom des années de règne du fondateur de la dynastie des Ming est Houng-Wou (fortune guerrière) et c'est sous ce nom qu'il est habituellement désigné en Europe. Il naquit en 1327 à Sse-tcheou, bourg de la province de Kîang-nan. Fils d'un laboureur on le fit bonze. Au déclin de la dynastie des Mongols, et dans les luttes qui surgirent alors, il quitta son monastère, finit par rattacher autour de lui un nombre considérable de partisans, élimina enfin définitivement les mongols, et commença même à rendre tributaires quelques-unes de leurs tribus. S'appuyant à l'intérieur sur les lettrés, il rétablit l'ordre, développa la prospérité intérieure avec le concours de la classe lettrée qu'il avait su s'attacher, et développa les éléments de cette grande civilisation, pendant qu'il lui donnait par ses expéditions contre les Tartares une suffisante stabilité. Ses successeurs immédiats continuèrent la politique de ce grand homme. Houng-wou, suivant l'usage chinois, usage vraiment social, rendit public le testament dans lequel il motivait le choix fait par lui de son successeur, en même temps qu'il donnait les conseils principaux que comporte celte solennelle manifestation. Cette combinaison d'un choix librement fait dans la famille impériale, et d'une manifestation publique de ce choix et des raisons qui l'ont déterminé, est une institution sociale que l'état normal des sociétés humaines doit adopter et généraliser. Houng-wou, dans l'intérieur de son empire, perfectionna l'administration, développa les travaux publics réellement utiles, institua pour les vieillards et les infirmes des secours nécessaires, poussa au culte des ancêtres, à celui de Confucius, et des hommes éminents, en un mot il développa avec activité pendant une longue carrière, tous ces caractères vraiment sociaux d'un véritable type de l'empereur chinois.
Cette dynastie des Ming après avoir jeté un grand éclat, et avoir rendu d'importants services altéra graduellement son caractère sous les enivrements de la suprême fonction ; au milieu des luttes qu'entraîna nécessairement une telle dégénération surgit par la conquête la dynastie des Mantchous actuellement régnante ; cette conquête ne s'accomplit finalement qu'après la plus extrême résistance, rendue inefficace par l'état d'anarchie intime où se trouvait alors la Chine.
La dynastie actuelle date officiellement de l'an 1616,— elle a contribué de la manière la plus efficace au développement de la Chine, d'un côté en poussant avec autant d'activité que de sagesse à son évolution intérieure, et d'un autre côté en rendant finalement tributaires la Tartane et le Thibet, de manière à donner à cette grande civilisation toute la stabilité nécessaire, avant que n'eussent surgi les contacts perturbateurs avec l'Occident.
Quel était, en effet, l'élément perturbateur de la civilisation chinoise avant ses contacts avec l'Occident ? C'était évidemment les Tartares, c'est-à-dire une population, ou plutôt des groupes de populations nomades ou à demi sédentaires, nécessairement en lutte continuelle avec cette société industrielle, riche et pacifique. Ces luttes ont présenté plusieurs péripéties. Les Tartares souvent repoussés et quelquefois conquis, mais aussi quelquefois conquérants. Mais dans le second cas s'agrégeant et s'incorporant dans la civilisation chinoise, et après une oscillation plus ou moins grande servant à son développement. La conversion des Tartares au Bouddhisme après Thingkis prépara évidemment la soumission définitive qu'a accompli la dynastie actuelle des Mantchous. Khang-hi et Khian-loung, les deux principaux représentants de cette dynastie ont finalement rendu tributaires les Tartares et les Thibétains ; de manière à donner à la civilisation chinoise toute la consolidation possible.
Le plus connu en Europe des empereurs de la Chine fut Khang-hi. contemporain de Louis XIV (il régna de 1662-1723), il accorda à la grande mission des jésuites une protection sage et éclairée ; il comprit avec sagacité l'utilité d'incorporer à la civilisation chinoise les connaissances scientifiques occidentales. Il mit un jésuite à la tête du bureau des astronomes, après avoir, par une judicieuse expérience, constaté la supériorité de l'astronomie occidentale sur l'astronomie chinoise ; l'expérience qu'il imagina fut de faire calculer, pour un jour donné, la longueur de l'ombre d'un gnomon de grandeur déterminée, ce qui suppose la connaissance pour ce jour de la déclinaison du soleil, et la solution d'un triangle rectangle. Les prévisions des jésuites furent conformes à l'expérience, ce qui n'eut pas lieu pour les prévisions des astronomes chinois ; ce qui montre clairement l'état d'enfance d'une telle astronomie. Après avoir rétabli complètement l'ordre dans l'intérieur de son empire, et avoir au dehors empêché en Tartarie, par une sage combinaison de politique et de guerre, la formation d'une nouvelle puissance tartare comparable à celle de Tchingkis, Khang-hi consacra sa longue carrière au développement de la prospérité intérieure de son vaste empire. Khang-hi qui encouragea activement les progrès des lettres dans son empire, fut lui-même un lettré distingué.
Son petit-fils Kao-tsoung, désigné en Europe par le nom des années de son règne, Khian-loung (protection céleste), régna de 1736 à 1796, il soumit définitivement la Tartane, et assura finalement l'assujettissement du Thibet ; au Thibet c'est bien le Dalaï-lama qui gouverne en apparence, mais sous la direction réelle des Mandarins chinois. — Sous ce grand et magnifique empereur, s'accomplirent à l'intérieur des progrès en rapport avec l'importance des expéditions extérieures. Il développa largement les travaux d'utilité publique ; on lui doit de beaux travaux pour empêcher les inondations du fleuve Jaune. — J'emprunte à M. Abel Remuat quelques mots où il caractérise la noble nature de ce prince, et ce sentiment du devoir qui fait concevoir la suprême puissance comme une fonction sociale, assujettissant à d'impérieux devoirs suivant le type construit par la philosophie de Confucius, et que tant de dignes empereurs ont réalisé sous l'impulsion et avec l'aide de la corporation lettrée.
« A mesure que l'empereur avançait en âge, il devenait plus exact à s'acquitter des cérémonies qui font partie des devoirs du souverain, et quand les infirmités qui commençaient à l'assiéger, l'obligeaient à relâcher quelque chose de son exactitude, il s'en justifiait par des déclarations publiques. Il était aussi de plus en plus appliqué aux affaires de l'État, et, à l'âge de 90 ans, il se levait au milieu de la nuit, dans la saison la plus rigoureuse, pour donner ses audiences, ou travailler avec ses ministres.
« II était doué, dit encore M. Abel Rémusat, d'un caractère ferme, d'un esprit pénétrant, d'une rare activité, d'une grande droiture, il aimait ses peuples comme un souverain chinois doit les aimer, c'est-à-dire qu'il était attentif à les gouverner avec sévérité, et qu'à tout prix il maintenait la paix et l'abondance parmi ses sujets. Six fois dans le cours de son regne, il visita les provinces du midi, et chaque fois ce fut pour donner des ordres utiles, pour faire construire des digues sur le bord de la mer, ou punir les malversations des grands, envers lesquels il se montrait inflexible.»
Khian-loung protégea activement le développement littéraire, et la diffusion générale de l'instruction ; il fut lui-même un lettré distingué. Les missionnaires ont donc pu justement mettre en tête des derniers mémoires, publiés par le père Amiot, les vers suivants :
Occupé sans relâche à lous les soins divers
D'un gouvernement qu'on admire,
Le plus grand potentat qui soit dans l'univers,
Est le meilleur lettré qui soit dans son empire.
Voilà donc, messieurs, un aperçu très-général, mais suffisant pour l'objet que nous nous proposons, du développement concret de cette civilisation. Nous avons assisté à l'évolution graduelle d'un double phénomène : développement intérieur d'une société industrielle et pacifique sous la double direction d'une puissance monocratique, et d'une classe administrative recrutée par des examens réguliers dans toutes les classes de sa population ; et d'un autre côté au milieu de luttes continues extension croissante de cette société qui se subordonne finalement les populations extérieures perturbatrices.
Après cette longue appréciation générale, nous devons terminer en en montrant l'aboutissant final, par un résumé très-sommaire de l'état actuel de celte grande civilisation.
État général actuel de la civilisation chinoise, considéré comme aboutissant final de sa longue évolution.
La longue évolution dont j'ai, messieurs, établi la théorie abstraite et ensuite l'appréciation concrète, a finalement abouti à construire dans l'extrême Orient une immense société, produit a une longue élaboration continue de 4'000 ans. C'est cette résultante finale qu'il faut apprécier très-sommairement dans son ensemble. En voyant cette grande société à la fois stable et progressive, ayant obtenu, mieux qu'aucune autre jusqu'ici, cette conciliation tant cherchée entre l'ordre et le progrès, vous comprendrez bien la superficialité des préjugés stupides qui, en Occident, recouvrent à cet égard des sentiments si ignobles.
L'empire chinois se compose de la Chine proprement dite, et des pays tributaires qui sont : le Thibet, la petite Boukharie, la Mongolie, le pays des Mantchous et la Corée, outre un grand nombre d'îles, sur les côtes orientales de la Chine, parmi lesquelles Formnose. L'assujettissement des pays tributaires à la fin du XVIIIe siècle, après des luttes qui remontent à l'origine même de la Chine, et constituent l'histoire de son activité extérieure, donne à cette civilisation sa stabilité essentielle, outre le service rendu à l'humanité par son action civilisatrice sur des populations arriérées dont les redoutables excursions troublèrent jadis si profondément jusqu'à l'Europe occidentale.
La Chine proprement dite est comprise entre le 20° et le 41° de latitude nord, et le 140° et le 95° de longitude, ce qui lui donne une étendue de 525 lieues du nord au sud, et de 600 lieues de l'est à l'ouest, ou environ 300,000 lieues carrées de superficie. Je ne compte pas dans la Chine proprement dite trois provinces prises dans le pays de Liao-toung et des Mantchous, qui y ont été agrégés par Khian-loung, et soumises à un régime différent de celui des peuples tributaires. — La Chine proprement dite se divise en dix-huit provinces. — J'emprunte à M. G. Pauthier le tableau de la population de ces dix-huit provinces, tel qu'il résulte des recensements officiels de 1852 et 1812 :
Provinces Capitales Population en 1812 Population en 1852
1. Tchi-li ou Pe-tchi-li Pe-king 17'990'871 40'000'000
2. Chan-toung Tsi-nan-fou 28'958'764 41'700'621
3. Chan-si Taï-youen-fou 14'004'212 20'166'972
4. Hon-nan Kai-foung-fou 23'037'171 33'173'526
5. Kiang-sou Nan-king 37'843'501 54'494'641
6. Ngan-hoeï Ngan-king-fou 34'168'059 49'201'992
7. Kiang-si Nan-tchan-fou 23'046'999 43'814'866
8. Fo-kien Fou-tcheou-fou 14'777'410 22'699'460
9. Tché-kiang Hang-tcheou-fou 26'256'784 37'809'765
10. Hou-pé Wou-tchang-fou 27'370'098 39'412'940
11. Hou-nan Tchang-cha-fou 18'652'207 26'859'608
12. Chen-si Si-ngan-fou 10'207'256 14'698'499
13. Kan-sou Lan-tcheou-fou 15'193'125 21'878'190
14. Sse-tchouan Tching-tou-fou 21'435'678 30'867'875
15. Kouang-toung Canton 19'174'030 27'610'128
16. Kouang-si Koueï-lin-fou 7'313'895 10'584'429
17. Yun-nan Yun-nan-fou 5'561'430 8'008'300
18. Koueï-tcheou Koueï-Yang-fou 5'288'219 7'615'025
Total 360'279'597 536'909'300
On peut dire que la Chine proprement dite a donc au moins une population de 400,000,000 d'habitants soumis a un système régulier de gouvernement ; ce qui constitue certainement le résultat le plus frappant d'une évolution sociale sans exemple par sa durée et sa continuité.
Voyons d'abord quelle est l'activité générale, essentielle de cette immense population.
Nous assistons là, messieurs, à un grand spectacle une population de 400 millions, livrée à une activité essentiellement pacifique et industrielle ; et chez laquelle, grâce à la soumission de la Tartarie par la dynastie actuelle, l'armée est réduite à la fonction normale de simple gendarmerie. Pour maintenir l'ordre contre les perturbations intérieures, individuelles ou collectives.
La propriété privée est parfaitement respectée dans son acquisition, son emploi et sa transmission ; et ceci s'applique aussi bien aux propriétés mobilières qu'à la possession de la possession de la terre. La securità, sous ce rapport, base essentielle de toute activité, comme de toute civilisation, y est aussi grande que pour les pays les mieux réglés de l’Europe occidentale. [La grande richesse de l’empire, l'industrie infatigable du peuple et son inviolable attachement à son pays, sont autant de circonstances qui prouvent que si le gouvernement est jaloux de ses droits, il ne néglige point ses devoirs. Nous ne sommes pas un admirateur enthousiaste du système chinois, mais nous voudrions expliquer, s'il est possible, les causes qui tendent à la production de biens inappréciables et dont personne ne songe à contester l'existence. Dans la pratique, il se glisse nécessairement un grand nombre d'abus ; mais au total et si l'on considère les résultats définitifs, la machine fonctionne bien, et nous répétons qu'on en trouve d'éclatants témoignages chez la nation la plus gaiement industrieuse, la plus paisible et la plus opulent de l'Asie. Nous appuyongs sur cette qualification de gaiement industrieuse, parce qu'elle est un des premiers traits caractéristique qui frappent les étrangers arrivant en Chine, et qu'elle démontre incontestablement que chaque citoyen possède une bonne part des fruits de son travail. (De la Chine, par J.-F. Davis, ancien président de la Compagnie des Indes en China.)].
La terre y est très-morcelée, la petite propriété y a pris un développement immense. La classe des petits cultivateurs est la plus respectée après celle des lettrés. Lors même que la grande existe, c'est la petite culture qui domine. La grande culture est essentiellement moderne et occidentale. Elle tient au développement abstrait des populations de l'extrême Occident. C'est la grande culture qui sera dans l'avenir, bien plus qu'elle ne l'est dans le présent, la base et la condition delà systématisation de l'industrie agricole. Dès lors, en Chine, la culture pastorale, base de la grande agriculture, n'existe pour ainsi dire pas, surtout dans le midi de la Chine. La culture des céréales et surtout du riz, est le grand objet de l'agriculture chinoise. L'absence de culture pastorale, par suite le manque d'engrais, malgré les soins inouïs des Chinois pour tout utiliser à cet égard, est une cause inévitable d'épuisement du sol. Mais ces inconvénients incontestables, inhérents, du reste, à la nature d'une telle civilisation, sont infiniment compensés par l'existence de l'immense classe des petits cultivateurs, classe libre, énergique, indépendante ; ce qui résulte nécessairement de la vie laborieuse et sobre d'une population dont la propriété personnelle est convenablement respectée.
La culture des plantes potagères, des fleurs, le jardinage ont en Chine un développement inouï et une grande perfection. La culture des arbres (le bambou, l'arbre à thé, etc.) est un des grands objets de cette industrie agricole. La base de la nutrition en Chine est essentiellement végétale. De là l'immense développement de la culture des végétaux. Quant à la nutrition animale, le cochon et la volaille en font les principaux frais. Dans les provinces du nord de la Chine, la Tartarie fournit une grande quantité de bœufs, de moutons, de cerfs, etc., etc... Quant à l'outillage agricole, il est surtout caractérisé par une extrême simplicité. L'adresse et l'actif labeur du cultivateur suppléent à cet égard à l'inévitable imperfection résultant nécessairement du morcellement extrême de la propriété. Du reste, l'agriculture chinoise est favorisée par un vaste système d'irrigation. On conçoit dès lors la grande importance attribuée par le peuple chinois aux perturbations atmosphériques, dont les conséquences peuvent être si graves pour la nourriture d'un si grand peuple. Delà l'immense développement des greniers publics, sur lesquels nous reviendrons plus tard. — Du reste, la base fétichique de cette civilisation a contribué aussi à cet égard à cette préoccupation extrême des phénomènes météorologiques.
L'agriculture est le but essentiel de l'activité de cette population pacifique. L'opinion publique a toujours en Chine consacré la prépondérance de cette base essentielle de toute activité industrielle.
Considérons actuellement la manufacture et le commerce c'est-à-dire le travail d'appropriation des matières premières, et l'établissement des moyeus d'en faciliter l'échange.
Leur industrie est essentiellement empirique, et n'offre pas cet emploi des machines qui résulte de la réaction pratique des sciences abstraites ; mais les Chinois déploient dans leur industrie une activité et une sagacité remarquables, combinées avec une extrême patience et une grande sobriété. On doit remarquer, ce qui se conçoit du reste, que l'industrie chinoise est surtout la petite industrie, comme leur culture est la petite culture ; c'est une conséquence d'une insuffisante concentration de capitaux, et de leur infériorité dans l'emploi dès grandes machines.
L'industrie de la soie a en Chine, et depuis la plus haute antiquité, une importance et une extension considérables. Dans la ville seule de Han-tcheou on comptait plus de 60,000 ouvriers en soie, et plus de 100,000 dans les villages qui l'avoisinent. L'industrie du coton a en Chine une importance analogue, quoique inférieure à celle de la soie ; quant à l'industrie de la porcelaine, sa perfection comme l'immensité de ses produits, sont suffisamment connus sans que j'y insiste. Mais pour donner une idée de l'activité industrielle de cette population utilisant tout avec une application continue, je citerais les paroles suivantes écrites par un missionnaire du 17e siècle (Nouvelle relation de la Chine, composée par le père Gabriel de Magaillans, de la compagnie de Jésus). « Car comme dans ce royaume il n'y a pas un pied de tel inutile, aussi n'y-a-t-il aucun homme ni femme, jeune, vieux, boiteux, manchot, sourd ou aveugle, qui n'ait le moyen de gagner sa vie et qui n'ait quelque art ou quelque emploi. Les Chinois disent en commun proverbe, dans le royaume et la Chine il ny a rien d'abandonné. Quelque vile ou inutile qu'une chose paraisse, elle a son usage et on en tire du profit. Par exemple, dans la seule ville de Pe-kin il y a plus de mile familles qui n'ont point d'autre métier pour subsister que de vendre des allumettes et des mèches pour allumer du feu ; il y en a au moins autant qui ne vivent d'autre chose que de ramasser dans les rues et parmi les balayuresdes chiffons d'étoffes de soie, et de toile de coton et de chanvre, des morceaux de papier et autres choses semblables, qu'ils lavent et nettoient, et les vendent ensuite à d'autres qui les emploient à divers usages, dont ils tirent du profit. »
Enfin pour donner une idée de la sagacité industrieuse de la population chinoise je puis indiquer les services qu'ils ont tiré de la culture du bambou.
Les chinois sont, par une culture systématique, parvenus à produire une extrême variété de bambous ; variétés dans la grosseur et la hauteur, dans la distance des noeuds, dans la couleur du bois, dans la superficie de la tige, dans la substance et l'épaisseur du bois, dans les branches, dans les feuilles, enfin ils déterminent dans les bambous des variétés constantes et qui se perpétuent, comme par exemple la production de loupes ou excroissances charnues et bonnes à manger. Ce bambou perfectionné ainsi par une habile culture est employé à une multitude d'objets.
« Les jeunes rejetons de bambou, lorsqu'ils commencent à sortir de terre, sont aussi tendres et aussi délicats que l'asperge. On les coupe, et ils deviennent un aliment sain et agréable. La consommation de ce comestible est immense, et fournit à un commerce considérable. Ce qui n'est pas mangé sur les lieux se transporte ailleurs, et même jusqu'aux extrémités de l'empire. Pour empêcher les jeunes pousses de se corrompre, on les fend par quartiers, qu'on expose pendant un certain temps à la vapeur de l'eau bouillante, et on les fait ensuite sécher. Ainsi préparés, on les conserve longtemps et l'on peut les transporter au loin. Quoique creux les bambous sont très forts, et peuvent soutenir les plus lourds fardeaux : on les fait quelquefois suppléer au bois de charpente. Leurs troncs, très-durs à couper transversalement, se fendent avec la plus grande facilité suivant leur longueur ; on les divise en filets déliés, dont on fabrique des nattes, des boîtes à compartiments, des peignes, et une foule de jolis ouvrages. Les bambous, naturellement percés en tuyaux, s'emploient sous terre ou hors de terre pour la conduite et la distribution des eaux. On brise les tiges, ou les fait macérer dans l'eau, et de la pâte qui en résulte, on fabrique différentes espèces de papiers. Le bois du bambou, lisse, uni et susceptible d'un beau poli, reçoit de la sculpture tous les ornements qu'on cherche à lui donner, et il admet de même les incrustations d'or, d'argent, d'ivoire. Bouilli dans l'eau de chaux, et mis sous presse, il peut encore se couvrir d'empreintes qu'il conserve toujours... Selon le P. Cibot, il n'y a point d'exagération à dire que les mines de ce grand empire lui valent moins que ses bambous, et qu'après le riz et les soies, il ne possède rien qui soit d'un si grand revenu. » (L'abbé Grosier, De la Chine, tome II, page 381).
Le véritable commerce de la Chine est le commerce intérieur, qui est développé sur la plus grande échelle, ce qui se conçoit facilement vu l'extrême étendue de l'empire et son excessive population. Ce commerce se fait surtout par eau. La Chine est sillonnée de rivières et de canaux ; la navigation intérieure est immense. Le gouvernement veille avec soin à ces communications des diverses provinces entre elles. La Chine est un monde qui peut se suffire, et qui effectivement se suffit à lui-même.
« Je naviguai, dit le père Magaillans, par ordre de l'empereur en l'année 1656, surtout ce grand canal et sur d'autres rivières, depuis Pé-kin jusqu'à Macao pendant plus de 600 lieues, sans aller par terre qu'une seule journée pour traverser une montagne qui divise la province de Kiam-si de celle de Quam-tum. Le 4e de mai de l'année 1642, je partis de la ville de Hâm-cheu, capitale de la province de Che-kiam, et le 28e d'août de la même ville de Chim-tu, capitale de la province de Su-chuen. Durant ces quatre mois, je fis toujours par eau, plus 400 lieues, en comptant les détours des rivières, en sorte toutefois que je naviguai durant un mois sur deux rivières différentes ; mais durant les trois autres, je voyageai continuellement sur le grand fleuve Ki-am, qu'on appolle fils de la mer. Pendant cette longue navigation, je rencontrai chaque jour un si grand nombre de trains ou de radeaux de toutes sortes de bois, que si on les attachait les uns aux autres on ferait un pont de plusieurs journées de longueur. Je voguai le long de quelques-uns attachés contre le rivage pendant plus d'une heure, et quelquefois durant une demijournée. »
Un tel commerce intérieur s'est largement développé du reste depuis l'époque où écrivait le père Magaillans ; aussi le commerce extérieur de la Chine est-il au fond tout à fait insignifiant pour cette population, malgré la grande extension qu'il a pris pendant ce siècle. En réalité il a été plus nuisible qu'utile à la Chine, à laquelle nous ne communiquons guère que nos vices ; outre les dangers spéciaux des contacts avec des gens qui ne se reconnaissent aucune sorte de devoirs quelconques envers les populations orientales.
D'un autre côté le commerce avec l'Occident n'est pas au fond pour la Chine (sauf avec la Russie) un échange d'objets utiles ; il se solde pour la Chine en argent. Il y a deux mille ans déjà, un empereur de la Chine appréciait de la manière la plus judicieuse un tel commerce, en se plaçant dignement au point de vue social :
« L'argent qui entre par le commerce n'enrichit un royaume qu'autant qu'il en sort par le commerce. Il n'y a de commerce longtemps avantageux, que celui des échanges nécessaires ou utiles. Le commerce des objets de faste, de délicatesse ou de curiosité, soit qu'il se fasse par échange ou par achat, suppose le luxe. Or le luxe, qui est l'abondance du superflu chez certains citoyens, suppose le manque du nécessaire chez beaucoup d'autres. Plus les riches mettent de chevaux à leurs chars, plus il y a de gens qui vont à pied ; plus leurs maisons sont vastes et magnifiques, plus celles des pauvres sont petites et misérables ; plus leurs tables se couvrent de mets, plus il y a de gens qui se trouvent réduits uniquement à leur riz. Ce que les hommes en société peuvent faire de mieux, à force d'industrie, de travail et d'économie, dans un royaume bien peuplé, c'est d'avoir tous le nécessaire, et de procurer une aisance commode à quelques-uns. »
Telle est donc, messieurs, l'activité générale de cette industrieuse population. Il nous faut maintenant étudier sa constitution, en appréciant successivement la famille, et la société proprement dite.
La base de la famille en Chine, et finalement comme je l'ai déjà établi, de toute la société, c'est la piété filiale, le respect pour le père, la mère et les ancêtres. La famille ainsi constituée sur sa base essentielle, la puissance du père et le respect des ancêtres, a été l'objet des constantes préoccupations des législateurs et des philosophes.
Le culte des ancêtres et de la tombe, conséquence de l'esprit fétichique, a été systématisé en Chine, de manière à constituer un culte privé qui a profondément consolidé la famille, — les visites régulières à la tombe, et son soigneux entretien constituent des devoirs essentiels de tout Chinois, quelles que soient les doctrines théologiques, bouddhiques ou autres qui sont venues se superposer aux bases fétichiques de son état mental. — Il y a pour chaque famille, quelle que soit souvent l'extrême multiplicité de ses branches, une salle commune des ancêtrès, où se font des cérémonies régulières de commémoration ; la présidence y appartient à l'âge, indépendamment de la situation. Enfin, dans chaque famille spéciale une salle est consacrée à ses ancêtres directs, salle où sont placées les tablettes qui les rappellent, et où l'on va leur communiquer tous les événements quelconques d'une certaine importance qui s'accomplissent dans la famille.
Telle est l'admirable constitution du culte des ancêtres, institution qui est aussi rapprochée que possible de l'état vraiment normal de la famille humaine, dont le caractère essentiel est la continuité. Développer systématiquement un tel sentiment, c'est donc assurer le vrai progrès de la famille en développant sa constitution la plus organique. — Ce respect de la continuité largement développé dans la famille, outre qu'il en assure la stabilité propre, prépare pour la société des natures vraiment organiques, et chez qui, comme en Occident, le mépris du passé ne pousse pas à toutes les perturbations dans le présent. Aussi peut-on regarder comme incontestable le principe chinois qu'un mauvais fils est toujours un mauvais citoyen. Enfin, cette belle constitution de la famille a reçu un perfectionnement caractéristique par l'admirable institution sociale qui fait remonter aux ancêtres la gloire acquise par les descendants, au lieu de la faire parvenir aux successeurs, suivant le mode émané surtout de l'esprit théocratique. Une aussi sainte institution méritera toujours le respect de tout vrai philosophe, et à mesure que, sous l'impulsion de la religion de l'Humanité, l'Occident marchera vers l'état normal, il s'incorporera convenablement cette grande création. Au lieu de l'usage occidental qui, surtout de nos jours, n'assure le plus souvent au successeur d'un homme éminent que la possibilité d'une vie oisive et inutile, l'institution chinoise, prenant son point d'appui dans la piété filiale profondément développée, offre comme principale récompense aux nobles efforts la possibilité d'honorer ses ancêtres, en même temps qu'elle pousse à se préparer des successeurs dignes de glorifier ainsi un jour votre nom.
Quant aux relations fraternelles loin d'être abandonnées à l'anarchique égalité de l'Occident, elles sont moralement réglées d'après la subordination envers l'âge ; ce qui contribue nécessairement, non-seulement à l'ordre et à la stabilité de la famille, mais encore au développement des vrais affections fraternelles. Malgré les préjugés superficiels de l'esprit révolutionnaire, il est incontestable qu'un certain degré de subordination reconnue, qui crée clés devoirs réciproques, contribue bien plus à l'affection réelle qu'une égalité anarchique propre seulement a faire surgir le conflit inévitable des prétentions égoïstes.
Enfin le développement même de la civilisation chinoise a, par une action tout à fait inaperçue, réagi pour la consolidation et le perfectionnement delà famille. Cette réaction est due à l'influence nécessaire sur la famille du fait seul de l'existence d'une longue évolution sociale dont la continuité n'a jamais été vraiment rompue. Un Chinois quelque loin, qu'il remonte dans la série de ses ancêtres, se trouve toujours avec eux en sympathie naturelle d'opinion ; dès lors le respect pour les ancêtres reçoit toujours, de la considération du passé, une réelle consolidation, au lieu d'en éprouver un amoindrissement. En Occident au contraire la continuité a été souvent rompue. Comment, par exemple, le respect pour les ancêtres peut-il, chez le chrétien, acquérir une profonde consistance, lorsqu'on remontant suffisamment la série des âges il arrive à des ancêtres qu'il doit nécessairement maudire : une doctrine qui s'établit en maudissant les prédécesseurs, doit réagir nécessairement d'une manière fâcheuse sur le respect des ancêtres. Aussi le culte clés ancêtres et de la tombe, que le fétichisme légua au polythéisme, a-t-il été méconnu et négligé par le monothéisme. Dans le grand chef-d'œuvre de Corneille, Pauline païenne respecte l'ordre paternel, chrétienne elle devient suivant son expression : ... Saintement rebelle aux lois de la naissance.
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