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1861.1

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Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].

INTRODUCTION.
Je publie les leçons consacrées à Confucius et à la civilisation chinoise, dans le cours public et gratuit que j'ai professé en 1859 et eu 1860 sur l'Histoire générale de l'humanité.
Mon but, en détachant cette partie d'une vaste exposition, est surtout d'appeler l'attention des esprits et des cœurs élevés, sur la nécessité d'instituer une politique à la fois rationnelle et morale pour régler les relations de l'Occident avec le reste de la Planète. Ces relations sont dominées de plus en plus par un ignoble mercantilisme, ou par un prosélytisme étroit, qui du reste n'est le plus souvent qu'un prétexte à des opérations politiques ou commerciales. J'espère aussi que l'exemple d'une conception politique, basée sur une appréciation philosophique approfondie de la situation qu'il s'agit de modifier, pourra persuader les esprits réfléchis de la nécessité d'apporter dans l'étude des phénomènes sociaux au moins le degré d'attention et de persévérance qu'exigé l'élude des phénomènes plus simples de la vie ou du monde. Du reste, l'institution d'une politique vraiment planétaire, outre sa hante importance en elle-même, se lie aussi, directement et indirectement, aux nécessités les plus urgentes de la réorganisation occidentale ; car la vraie doctrine propre à instituer l'état normal de l'Humanité, doit se caractériser au début par son aptitude à construire une politique embrassant réellement l'ensemble des affaires terrestres. C'est ce que le Positivisme fait réellement ; ce que ne tarderont pas à comprendre les esprits vraiment dignes de sentir la valeur d'une telle doctrine, destinée à produire enfin le ralliement général des âmes d'élite.
Mais pour que le groupe des populations avancées puisse adopter une politique convenable par rapport au reste de la Planète, il faut qu'il s'opère systématiquement un changement dans la manière dont il se conçoit lui-même ; ce changement réagira du reste heureusement sur la politique intérieure de l'Occident.
Ce changement consiste essentiellement dans la substitution définitive de la notion d’occidentalité à celle de chrétienté. Une telle substitution n'étant que l'énoncé systématique d'un fait, sera susceptible d'être adoptée par tous les esprits sérieux et réfléchis ; il ne pourra y avoir de résistance que de la part d'un fanatisme désormais singulièrement exceptionnel.
J'applique, d'après Auguste Comte, la dénomination d'occidentalité ou république occidentale au groupe des cinq populations avancées, française au centre, italienne et espagnole au midi, britannique et germanique au nord, qui sont restées toujours solidaires depuis Charlemagne.
La dénomination d'occidentaitlé est plus rationnelle que celle de chrétienté. D'abord elle est plus précise, car elle élimine d'un tel groupe et la Russie et les populations chrétiennes de l'Orient qui ne peuvent songer sérieusement à en faire partie. D'un autre côté, elle a l'avantage de pouvoir représenter l'ensemble de tous les antécédents qui ont servi à produire ce groupe mémorable. Le mot de crrétien ne désigne qu'un seul des antécédents, respectable et important sans doute, mais au fond le moins décisif de tous. L'occidentalité doit sa constitution surtout à la conquête romaine, complétée par la politique de Charlemagne, par la domination catholique, par l'incomparable influence de la féodalité, et par l'évolution révolutionnaire des cinq derniers siècles. Celte dénomination a l'avantage de faire ainsi la part à tous nos ancêtres, en ne méconnaissant pas les plus importants au profit exclusif de l'un d'entre eux.
Mais la substitution de l'occidentalité à la chrétienté, outre sa plus grande rationalité, doit déterminer dans les vues des hommes d'Etat, et finalement des populations, un changement capital eu les plaçant à un point de vue vraiment civique, qui cache depuis César et Trajan sous la couche chrétienne, a sans doute transpiré dans les grands types des Henri IV et des Richelieu, mais qui n'a pu néanmoins se dégager complètement que dans Frédéric, le plus éminent des hommes d'État dont l'Occident puisse s'honorer depuis Charlemagne. Sans que le génie de Frédéric soit ici indispensable, la situation est tellement lumineuse qu'un véritable homme d'État doit la comprendre. Si Frédéric a pu gouverner en se plaçant au point de vue purement civique d'un grand dictateur, ce qui était alors possible pour un tel homme, est maintenant nécessaire. Le devoir d'un homme d'Etat est donc maintenant de gouverner en dehors de toutes préoccupations théologiques, qui désormais doivent être renvoyées exclusivement dans le domaine de la vie privée. Du reste, c'est là, en France, l'état strictement légal, tel qu'il résulte de la proclamation même de la liberté des cultes. Si la loi est athée, suivant l'exacte expression d'un légiste contemporain, on peut dire avec plus de vérité encore qu'en France l'État n'a pas de religion. C'est donc aux hommes d'État et aux populations à mettre leurs idées et leurs sentiments au niveau de la situation.
Cette substitution de l’occidentalité à la chrétienté, si capitale pour l'état intérieur de l'Occident, parce qu'elle désigne le seul terrain commun sur lequel tous peuvent s'entendre, aura une équivalente efficacité pour la politique extérieure. Le but de l'Occident ne pourra dès lors plus consister à imposer à l'Orient une synthèse en complète décomposition à son foyer même. C'est en dehors de toutes les synthèses provisoires que devra être cherchée la conception susceptible de devenir la religion universelle. Ce point de vue chrétien qui vicie si profondément l'appréciation des autres populations de la Planète, ne viendra plus empêcher de les concevoir. On pourra dès lors les apprécier rationnellement en dehors des préjugés rétrogrades ou révolutionnaires.
Ces vues générales sont susceptibles d'être acceptées en Occident dès à présent par tous les esprits d'élite, par tous ceux en un mot qui se préoccupent dignement des questions sociales. Il est vrai de dire qu'à cet égard les opinions sont au-dessous des besoins de la situation à un degré peut-être unique dans l'histoire.
J'espère avoir fait suffisamment ressortir la supériorité de l'esprit religieux, en comparant l'admirable mission organisée par les Jésuites avec l'oppression, tantôt hypocrite, tantôt violente, instituée par un mercantilisme ignoble.
J'ose espérer enfin que les natures vraiment religieuses, surtout catholiques, donneront leur appui à une politique rationnelle et morale qui réprouve l'emploi de la force publique mis au service de la cupidité privée, et qui vient, au nom de l'Humanité, demander un respect convenable des civilisations surgies en dehors de l'Occident sur le reste de la Planète. Toute religion sérieuse, quelle que soit sa base dogmatique, doit hautement protester contre l'emploi de la violence comme préambule ou appui d'une prédication quelconque. La noble mission des Jésuites en Chine peut servir d'exemple à cet égard.
Enfin nous pouvons espérer qu'un jour une saine opinion surgie en Occident, déterminera sous le nom de marine occidentale l'institution d'une force publique employée, outre la protection d'un commerce utile, surtout à garantir les populations retardées des tentatives d'oppression que produira de plus en plus une cupidité, désormais de moins en moins réglée.
Dans le travail que je publie aujourd'hui, je me suis non-seulement inspiré des principes fondamentaux de la philosophie positive, mais aussi de la vue spéciale, aussi profonde que lumineuse, posée par Auguste Comte au sujet de la civilisation chinoise.
"Un concours spécial d'influences surtout sociales, disposa la civilisation chinoise à développer le Fétichisme au delà de tout ce qui fut possible ailleurs. Mieux systématisé qu'en aucun autre cas, il y prévalut sur le Théologisme, et préserva le tiers de notre espèce du régime des castes, malgré l'hérédité des professions, etc." (Auguste Comte, Synthèse subjective, tome Ier, Introduction).
C’est sous une telle inspiration que j’ai, dans mon cours public sur l'Histoire générale de l'Humanité, apprécié la civilisation chinoise et son plus éminent représentant, Confucius.
J’ose espérer qu’un tel travail contribuera à propager la conviction que la religion démontrée peut seule embrasser l'ensemble des affaires terrestres par une politique à la fois rationnelle et morale.


Première Leçon
APPRECIATION ABSTRAITE DES BASES ESSENTIELLES DE LA CIVILISATION CHINOISE ET DES ELEMENTS MODIFICATEURS DE CETTE CIVILISATION
Messieurs,
Nous allons commencer aujour’hui l’appréciation générale de l’ensemble de la civilisation chinoise. Vu l'importance d’une telle étude, en elle-même et quant à son application sociale, nous lui consacrerons trois séances.
Il existe au fond de l’extrême Orient une civilisation considérable, se développant d'une manière constante, avec une pleine activité, quoi qu'on en dise, et dont les contacts avec l'Occident augmentent chaque jour. Cette civilsation, si mal appréciée à tant d'égards, c'est la civilisation chinoise. Son étude est très-importante au point de vu philosophique, à cause de l'étrangeté apparente qu'elle a eue pour presque tous les observateurs qui s'en sont occupés jusqu'ici, même avec les documents les plus complets et avec les dispositions les plus satisfaisantes ; d'un autre côté, elle sera extrêmement utile pour fournir sa base à une politique vraiment rationnelle de l'Occident.
La civilisation chinoise, depuis la grande mission des jésuites, a donné lieu à des études nombreuses et importantes. Jusqu'à eux les récits de Marco-Polo avaient été traités de fables. C'est aux jésuites que nous devons finalement une première connaissance sérieuse de la Chine ; et, depuis cette époque, les études sur ce sujet ont continué avec beaucoup d'ardeur, de dévouement, et en général avec une sympathie réelle pour la civilisation correspondante. Néanmoins on peut dire que, malgré des aperçu très-ingénieux, malgré des observations spéciales intéressantés, il manque encore de cette civilisation une appréciation générale et systématique.
Cela n'a rien d'étonnant, car une telle appréciation pouvait surgir qu'après la découverte, faite par Auguste Comte, des lois abstraites de l'évolution intellectuelle. Avant cela, il était impossible de se mettre à un point de vue vraiment relatif, et de se placer par suite, dans une complète indépendance mentale, par rapport aux états antérieurs de l'esprit humain.
Toutes les intelligences qui ont abordé l'étude de la Chine étaient dominées, ou par la théologie, ou par la métaphysique, ou par la science pure. Or aucune de ces trois dispositions n'est convenable pour une appréciation définitive et complète de la civilisation chinoise.
Pour l'esprit théologique, cela est évident. Il s’agit ici d'une civilisation dont la base fondamentale n'est point la théologie, d'un peuple qui n'a pas eu de développement théologique propre et spontané, et chez qui un tel esprit fut importé de l'étranger, à une époque où sa civilisation avait reçu sa constitution essentielle, Par conséquent, des gens comme les jésuites par exemple, s'occupant avec ardeur de la civilisation chinoise, ne pouvaient en comprendre que les détails, mais jamais l'ensemble ni l'esprit essentiel et, par suite, prêtaient aux penseurs chinois des conceptions qui au fond leur étaient complètement étrangères.
Pour l'esprit métaphysique, la chose est encore plus incontestable ; la métaphysique n'étant qu'une modification graduelle et dissolvante de la théologie, comment des intelligences dominées par un tel esprit pourraient-elles juger sainement, dans son ensemble, une civilisation encore plus étrangère à la métaphysique qu'à la théologie ? Cela est tellement impossible, qu'on a vu un homme aussi distingué que M. Abel Rémusat, qui s'est occupé de la Chine d'une manière si remarquable et si approfondie, regarder la philosophie de Lao-Tseu comme représentant la pensée primitive de la Chine, le point de départ de sa civilisation. Or cette philosophie de Lao-Tseu entièrement métaphysique n'est, comme je l'établirai, qu'un élément perturbateur, ou au moins un simple modificateur de la civilisation chinoise, et, certainement, une importation étrangère. C'est un exemple frappant de ce que peuvent les préoccupations du moment, chez des intelligences distinguées d'ailleurs, et fort compétentes comme érudition. Au temps où écrivait M. Abel Rémusat, une métaphysique qui a jeté un éclat éphémère, et qui aujourd'hui est bien déchue, occupait la scène philosophique. Involontairement dominé par une telle situation, M. Abel Rémusat pensait mieux faire goûter cette Chine qu'il avait tant étudiée, en y faisant apercevoir, dans son plus lointain berceau, ces divagations métaphysiques qui préoccupaient alors les lettrés de l'Occident.
Quant à la science proprement dite, elle n'était pas plus apte que la théologie et la métaphysique à constituer une théorie réelle de cette civilisation. L'esprit scientifique a néanmoins des points de contact nombreux et réels avec le véritable esprit de cette civilisation ; en ce sens que l'un et l'autre admettent l'activité spontanée de la matière. Néanmoins, la science n'était ni assez dégagée de la métaphysique, ni à un point de vue assez général, pour aborder un tel problème ; d'autant plus que la science occidentale, essentiellement abstraite, ne se trouvait guère par là même en disposition de comprendre l'esprit réel, mais concret, de la Chine. Il fallait donc la découverte des lois intellectuelles, faite par Auguste Comte, pour qu'il fût possible d'aborder l'étude systématique de ce grand problème. Il est certain que cette théorie constitue une application difficile et caractéristique des principes de la vraie philosophie de l'Histoire.

Considérations préliminaires sur la différence entre le fetichisme et le théologisme.
Avant d'aborder cette étude, je dois donner quelques explications préliminaires sur la différence essentielle qui existe entre le fétichisme et le théologisme, et montrer que le théologisme ne constitue qu'une évolution transitoire entre le Fétichisme primitif et le Positivisme définitif.
Il n'y a dans l'évolution de toute société que deux états complètement normaux, susceptibles de durée et de consistance, et n'offrant pas l'instabilité nécessaire de l'état théologique ; c'est, d'un côté l'état fétichique point de départ fondamental de la raison humaine et de toute sociabilité quelconque, et, d'un autre côté, l'état positif, qui en est l'aboutissant final.
Après avoir indiqué rapidement la distinction essentielle entre le Fétichisme et le Théologisme, j'insisterai surtout sur cette notion capitale, que le théologisme constitue une simple transition.
Intellectuellement, le Fétichisme consiste à concevoir les corps, non-seulement comme actifs, mais encore comme vivants ; à se représenter les divers modes d'activité qu'ils nous manifestent comme dus aux passions et aux penchants qui les animent ; en un mot, à assimiler le monde à l'homme. Il n'y a qu'une simple exagération dans une pareille appréciation, dont la base est incontestable. Il est certain (la science l'adopte de plus en plus, et le Positivisme l'a mis hors de doute) que la matière est réellement active. Mais outre l'activité propre à la matière en général, il y a un mode d'activité qui appartient à certains corps seulement, et qui constitue la vitalité : tous les corps sont actifs, mais tous ne sont pas vivants. La seule erreur commise par le Fétichisme, sous ce rapport, est d'avoir donné à tous les corps un mode d'activité qui ne convient qu'à quelques-uns. Il consiste donc à concevoir tous les corps non-seulement comme doués d'une activité spontanée, ce qui est incontestable, mais aussi comme vivants, ce qui constitue une exagération, nécessaire au début.
On peut dire en effet qu'une pareille théorie constitue le point de départ inévitable de l'esprit humain. Quelle est la loi fondamentale d'après laquelle agit notre intelligence ? C'est d'assimiler les phénomènes les moins connus à ceux que nous connaissons le mieux ; ce qui revient à dire que la tendance essentielle de notre esprit est de faire l'hypothèse la plus simple en rapport avec l'ensemble des renseignements obtenus. Cette loi capitale de la philosophie première n'est que la constatation systématique d'un grand fait général de notre intelligence. Or ce que nous connaissons le plus et le mieux au début, c'est l'homme. Nous nous sentons, nous sentons que nos actes se produisent en vertu d'un ensemble de passions particulières, d'impulsions distinctes : la colère, la bonté, l'amour, etc. Par conséquent, en voyant les corps extérieurs agir avec une intensité bien autrement grande que les corps vivants eux-mêmes ; en voyant les mouvements des fleuves, les perturbations des tempêtes, tous ces grands phénomènes météorologiques qui prouvent dans la matière une activité si caractéristique et si puissante, il est tout à fait inévitable de supposer que les corps qui manifestent une telle activité, veulent cette activité et la produisent en vertu de passions et de penchants analogues à ceux qui déterminent les actes de l'homme ; le fétichisme est donc un état tout à fait inévitable de l'intelligence humaine, et résulte nécessairement d'une tendance fondamentale de notre esprit, et des notions ou renseignements que nous possédons au début.
Le dernier terme de l'état fétichique, c'est l'astrolâtrie proprement dite. Lorsque sous l'influence de ce fétichisme spontané, favorisée par des conditions cosmologiques convenables, une société est arrivée à un état sédentaire, que des moyens suffisants ont été fournis à un certain nombre d'individus d'observer les astres, et de se livrer à une activité directement spéculative, alors au-dessus du Fétichisme populaire spontané se superpose un Fétichisme plus systématique, consistant à accorder une puissance directrice à ces êtres éloignés, dont une observation attentive nous démontre bientôt l'influence prépondérante. — En résumé, le Fétichisme est le point de départ nécessaire de l'esprit humain ; et le dernier élément de l'état fétichique, le plus systématique, c'est l'Astrolâtrie.
Quels sont les services rendus à l'esprit humain par le Fétichisme ? Outre qu'il est inévitable, puisqu'il est la seule théorie qui surgisse spontanément des conditions primitives de notre nature et de notre situation, on lui doit l'institution régulière et développée de l'observation concrète ou observation des êtres. En effet, le Fétichisme conçoit chaque phénomène comme produit par la volonté même de l'être qui le présente ; cet être a ainsi des passions, des sentiments, des dispositions morales qui le lient parfaitement à l'observateur correspondant. Par suite, il est clair que l'image de chacun de ces êtres apparaît avec une force, une netteté, une intensité qu'elle ne peut avoir chez des observateurs pour lesquels ces corps sont tout à fait inertes, et n'ont avec eux aucune sorte de relation affective. Il est bien évident que cette intime relation de haine, de bienveillance, de colère, etc., etc., entre l'être observé et l'observateur doit nécessairement produire une image plus nette et une représentation plus vive. Le Fétichisme institue donc l'observation concrète, c'est-à-dire l'observation des êtres, avec une puissance qui lui est propre, et fournit ainsi les images concrètes qui servent ensuite de base à la contemplation abstraite ou observation des phénomènes. — Le Fétichisme amasse ainsi les matériaux de toutes nos spéculations quelconques, et il joue ce rôle capital dans le développement de l'individu comme dans celui de l'espèce.
Quant au Théologisme, dont la phase caractéristique est le Polythéisme, il surgit de l'observation abstraite par l'intervention nécessaire d'un sacerdoce. Je dois sommairement développer cette proposition importante.
Quand l'esprit humain en est venu à constater des propriétés communes à divers corps et à les considérer isolément, la nécessité de représenter ces propriétés indépendamment des corps auxquels elles appartiennent le pousse, en vertu de la disposition primitive ci-dessus expliquée à tout assimiler à l'homme, à charger un être particulier de la direction et de la production de chacun de ces phénomènes. — Ainsi, par exemple, quand on s'élève de la notion d'un arbre individuel à la notion plus abstraite de forêt, on institue le Dieu de la forêt, c'est-à-dire un être présidant à l'ensemble des phénomènes communs aux divers arbres de la foret.
Le Polythéisme, ou la création d'êtres distincts des corps et qui produisent dans chacun d'eux les divers phénomènes qu'ils manifestent, surgit de l'observation abstraite ; et, une fois que l'artifice logique consistant à imaginer des dieux pour représenter les phénomènes, au lieu de les attribuer aux êtres, a été institué, cet artifice susceptible d'un immense développement, consolide l'abstraction et lui permet de se renouveler à l'infini.
Mais cette institution systématique de l'abstraction par la création des dieux, est une opération intellectuelle d'une haute difficulté qui ne peut plus émaner spontanément de la raison vulgaire : elle est toujours due à une classe spéculative distincte, ou à un sacerdoce ; et, une fois établie, elle sert au développement même de ce sacerdoce.
Ainsi, au Fétichisme succède, par l'intervention d'un sacerdoce, le Polythéisme ou théologisme, qui émané de l'abstraction la consolide et l'étend.
Si nous considérons ce second état caractéristique de la raison humaine, nous serons immédiatement frappés de la profonde consistance mentale du Fétichisme comparée a l'instabilité inévitable du Polythéisme.
Le Fétichisme, réduit à l'observation des êtres, comporte véritablement peu de divagations. D'où peuvent provenir les divagations de l'esprit humain ? De l'institution de l'abstraction, ou de la considération des phénomènes indépendamment des corps qui les manifestent. Il résulte de là, en effet, la possibilité de concevoir le phénomène dans une infinité de conditions autres que celles qui ont lieu dans la réalité. Ainsi, si l'on étudie le phénomène de la locomotion en lui-même, au lieu de n'apprécier que des êtres réels en mouvement, on arrive bientôt à imaginer la locomotion dans une infinité de cas que l'observation concrète n'a jamais fait connaître ; ou arrive à concevoir la locomotion sur l'eau, dans l'air, pour tous les êtres quelconques ; on arrive à la concevoir abstraction faite du temps, c'est-à-dire avec une vitesse infinie. En un mot, l'étude abstraite des phénomènes permet la conception d'une infinité de cas possibles, tandis que l'observation concrète ne fait connaître que les cas réels.
L'institution de l'abstraction, due au Polythéisme, établit donc pour l'intelligence une situation active, mais instable, et constamment exposée à d'intimes divagations. Le Fétichisme, au contraire, réduit à l'observation des êtres, ne considérant que les cas réels, et non pas les cas possibles que l'abstraction permet d'imaginer, offre un état mental moins actif sans doute, mais d'une grande consistance et d'une parfaite rectitude.
Le Fétichisme est naturellement synthétique, car il ne considère jamais les phénomènes isolément, mais toujours dans leurs dépendances mutuelles ; mais il n'est pas systématique : la systématisation suppose toujours l'abstraction. L'état fétichique ne comporte pas le développement caractéristique des divers aspects essentiels de notre nature. Ainsi, il ne permet pas le développement de la grande science, c'est-à-dire de la science abstraite, qui a pour but de découvrir les lois réelles de succession ou de similitude des divers phénomènes. Ce n'est que dans les phénomènes considérés isolément que nous pouvons espérer de découvrir les lois qui les régissent. Le développement scientifique réel suppose donc nécessairement l'établissement de l'abstraction. Voilà un des grands aspects de notre nature dont le développement ne peut se produire pendant l'état fétichique. Ainsi, le Fétichisme est un état synthétique susceptible de durée, de consistance, mais qui ne facilite pas la culture spéciale des divers éléments de la nature humaine, et qui ne comporte pas leur véritable systématisation.
Le Positivisme satisfait seul à ces deux conditions : il est synthétique ; mais d'un autre côté, profondément abstrait, il est systématique, et coordonne les diverses facultés spéciales de la nature humaine après leur développement actif.
Entre le Fétichisme primitif et le Positivisme définitif synthétique et systématique, s'intercale donc le Théologisme, qui constitue une transition nécessaire au développement des forces humaines, car le Positivisme ne peut les régler qu'après leur développement préalable. Il faut donc concevoir le théologisme comme ayant pour but de présider à l'évolution spéciale des diverses forces élémentaires de la nature humaine, mais aussi comme nécessairement instable, par l'impossibilité où il est de les régler ; et, par suite, le théologisme n'est qu'une transition plus ou moins rapide entre l'état primitif et l'état final.
Cette proposition capitale a été établie par Auguste Comte pour les trois grandes transitions grecque, romaine et féodale. L'évolution révolutionnaire, commencée en Occident depuis le XIVe siècle, ne comportant pas le nom de transition, mais plutôt celui de crise, à cause du caractère de plus en plus anarchique qu'elle manifeste, à mesure qu'on approche de la terminaison finale. Chacune de ces trois transitions a présidé plus spécialement à l'évolution d'un des aspects de notre nature : l'intelligence, l'activité, le sentiment.
Eh bien, je crois qu'il faut étendre une telle conception à la Théocratie elle-même, de manière à concevoir tout état théologique comme une transition plus ou moins stable.
D'une manière générale, on peut dire que le théologisme est plus ou moins révolutionnaire et qu'il ne peut être que transitoire : car il institue l'abstraction sans pouvoir la régler.
En effet, l'esprit théologique institue les abstractions qu'il représente par des dieux, dont les volontés sont nécessairement plus ou moins arbitraires. Cette abstraction, ne comportant ainsi aucune limite pousse à d'infinies divagations qui ne sont arrêtées que par les nécessités de la vie pratique. Le théologisme est donc un état mental continuellement exposé à d'imminentes divagations, état qui n'a jamais été suffisamment réglé, et qui a toujours troublé plus ou moins profondément l'ensemble des institutions au milieu desquelles il a surgi. — L'abstraction ne peut être réglée que par l'esprit scientifique, qui conçoit tous les phénomènes comme assujettis à d'invariables lois de succession et de similitude.
Ainsi, tout état théologique quelconque est nécessairement instable. — Si nous considérons maintenant la théocratie proprement dite, première phase de l'état Théologique, nous allons voir surgir la vérification spéciale de notre proposition.
Ce qui caractérise la Théocratie, c'est le régime des castes, et la coordination des diverses castes entre elles par la prépondérance de la caste sacerdotale. Il est certain que le régime des castes institue très-bien les diverses professions, leur donne une consistance inébranlable, consolide la division du travail, et permet d'importants développements de notre activité. Mais la coordination des diverses castes par le sacerdoce est insuffisante. — On peut dire en effet, à rencontre des préjugés vulgaires, que la théocratie n'institue pas un gouvernement suffisant ; c'est un régime qui n'est pas assez gouverné. — Dans une véritable théocratie, dont la base est nécessairement polythéique, il n'y a jamais une condensation unique du sacerdoce, comme dans le régime juif ou dans la Papauté. Il y a des familles sacerdotales distinctes, correspondantes aux diverses divinités ; et cela était indispensable, sans quoi un tel régime aurait offert une intensité d'oppression inimaginable. — Mais les divers éléments de la caste sacerdotale n'étant pas groupés autour d'un seul prêtre dominateur, il en résulte que la caste sacerdotale ne gouverne pas suffisamment. Elle institue des règles pour la nutrition, le vêtement, etc., etc.; elle consolide la division du travail, elle consacre religieusement l'hérédité, mais elle n'organise pas un ralliement suffisant des diverses castes. Ainsi, l'organisation intérieure d'un tel régime n'est pas suffisamment stable. C'est donc le contraire du préjugé ordinaire, qui conçoit l’excès de gouvernement comme en étant le principal inconvénient.
D'un autre côté, par rapport aux sociétés extérieures, le régime théocratique proprement dit n'offre pas une puissance de réaction suffisante, ou si cette puissance de réaction se développe suffisamment, par l'avènement graduel des militaires, le régime théocratique lui-même se trouve compromis ; les militaires l'emportent sur les prêtres, assez pour les subordonner, mais pas assez pour amener la prépondérance du caractère franchement militaire, comme celui de la civilisation romaine. On obtient alors un régime bâtard, celui de la Perse, par exemple, qu'on a pris superficiellement pour le vrai type de la théocratie, et qui n'est qu'un régime théocratique dégradé.
Ainsi donc, le régime théocratique en lui-même, outre les inconvénients propres à tout théologisme, manque d'un gouvernement suffisant et d'une puissance de réaction assez énergique contre les perturbations extérieures, de manière à ne constituer qu'un état trop instable et vraiment transitoire.
Une telle proposition a une véritable importance historique, puisqu'elle apporte une netteté plus grande dans 1'appréciation des divers états sociaux surgis à la surface de notre Planète. Elle a de plus une haute valeur sociale, parce qu elle établit une relation plus intime entre les deux seules religions qui ont été et peuvent être universelles le Fétichisme et le Positivisme.
Le Fétichisme est la seule religion qui ait été spontanément universelle. C'est l'état mental par lequel ont débuté toutes les intelligences, c'est le point de départ de tous les états sociaux. De plus, la raison concrète ou pratique est restée fétichique, même dans les civilisations passées à l'état monothéique. Les gens même qui admettent un Dieu unique gouvernant toutes choses, expliquent dans la vie ordinaire les divers phénomènes par la volonté correspondante plus ou moins claire, plus ou moins nette, des êtres qu'ils observent. Cette raison concrète, restée fétichique, est la raison générale, universelle, qui domine toutes les intelligences. La raison abstraite qui systématise et coordonne n'a eu jusqu'ici qu'une action modificatrice. On peut donc dire que les classes populaires, dans tous les régimes, ont conservé le Fétichisme comme base de leur état mental. — Le Fétichisme étant encore dans tous les états sociaux la religion vraiment universelle, puisqu'il est la base de la raison concrète ou pratique, il y a donc une importance capitale à établir le caractère de stabilité qui lui est propre, et, au contraire, le caractère d'instabilité inhérent au théologisme qui institue l'abstraction sans la régler. — Cette proposition essentielle nous fera mieux comprendre la relation qui doit exister et qui existera nécessairement de plus en plus entre le Fétichisme religion spontanément universelle, et le Positivisme religion systématiquement universelle. Aussi le Positivisme rend seul une justice caractéristique au Fétichisme, il le développe, et se l'incorpore finalement. Il y avait donc utilité réelle à placer tout l'ensemble du théologisme dans sa véritable position, comme un intermédiaire transitoire entre les deux états fondamentaux de la raison humaine.
Depuis la fin du siècle dernier, le théologisme dominant de moins en moins les intelligences, les esprits cultivés eux-mêmes tendent à revenir vers le fétichisme. Cette tendance se manifeste clairement par le développement de la poésie fétichique ; et les extravagances panthéistiques elles-mêmes sont une forme confuse, mais certaine, de cette disposition spontanée des esprits cultivés vers le fétichisme. De sorte qu'en lui rendant justice, en se l'incorporant convenablement, le Positivisme en même temps qu'il vient répondre aux besoins fondamentaux de la raison populaire, vient systématiser aussi une disposition générale des intelligences cultivées.
On comprendra d'après cela l'importance de l'étude de la civilisation chinoise, civilisation essentiellement fétichique, qui s'est développée dans ce sens avec une stabilité, une force, une grandeur vraiment admirables. Cette étude a donc une haute utilité historique. Mais elle a aussi une grande importance politique et morale. Les relations de l'Occident avec la Chine, comme du reste avec toutes les autres parties de la Planète, ont un caractère d'immoralité anarchique et perturbatrice. Il est nécessaire que la Religion qui vient établir le règlement des forces humaines, la prépondérance de la Morale sur la Politique, fasse apprécier une telle civilisation. Le Positivisme montrera ainsi son aptitude exclusive à la direction des affaires terrestres. J'espère, messieurs, que cette conviction résultera pour vous de l'étude sommaire que nous allons entreprendre.
Je commencerai par une appréciation générale de l'ensemble de la civilisation chinoise, d'abord dans ses éléments essentiels, puis dans son développement concret.
J'apprécierai ensuite le type le plus élevé de cette civilisation, au point de vue intellectuel et moral, celui en qui se résume son esprit fondamental, l'éminent Confucius ; objet de la profonde vénération des habitants du grand empire.
Dans la troisième partie j'examinerai ce qu'ont été historiquement les relations de l'Occident avec la Chine, et ce qu'elles doivent être finalement.

Base mentale de la civilisation chinoise.
Le fétichisme, systématisé par l’adoration du Ciel, est la base mentale de la civilisation chinoise : telle est la proposition capitale qu'il faut mettre dans tout son jour pour faire comprendre le véritable esprit de cette grande civilisation. Nous avons établi que toute société quelconque débute nécessairement par le Fétichisme. Cet état a reçu en Chine une véritable systématisation, qui lui a donné une consistance et un développement immenses, de manière à devenir la base de l'évolution sociale de cette grande population. Dans les autres pays, le Fétichisme a laissé des traces nombreuses et incontestables, en Chine il s'est conservé, il a persisté, et s'est développé.
Si nous considérons, en effet, les divers temples, les autels nombreux élevés dans ce vaste empire, nous les voyons dédiés aux fleuves, aux montagnes, aux constellations, aux principales planètes, au Ciel, à la Terre. Le culte des mânes y est très-développé ; familier à tout le monde, il est organisé par des gens qui ne croient pas à la vie future. Or que sont les mânes, sinon des fétiches résultés de nos dépouilles mortelles, et qui, d'après un tel point de vue, conservent un mode d'activité et de vitalité qui leur est propre ? La mort, au sens où la conçoivent la théologie et la métaphysique, n'existe pas pour le Fétichiste ; elle n'est rien à ses yeux qu'un mode de vitalité substitué à un autre. De là, ce mépris de la mort constaté par les théologiens occidentaux, chez des gens qui, d'un autre côté, méconnaissaient complètement ce que nous appelons la vie future ; contradiction apparente que la théologie a constatée sans pouvoir la résoudre.
En Chine, le Fétichisme a été systématisé par le culte du Ciel, et cette systématisation remonte à l'origine même de la civilisation de cet empire.
Le Ciel y est effectivement le Fétiche prépondérant ; c'est l'être puissant dont l'action coordonne l'activité de tous les autres. Mais cette domination est prépondérante sans être absolue, et c'est là un caractère essentiel à remarquer. Dans le théologisme, surtout monothéique, la puissance surnaturelle a un caractère absolu et une volonté arbitraire ; il n'en est pas de morne dans le Fétichisme ; il y a une volonté prépondérante, en contact, en rapport avec d'autres volontés spontanées, ayant leur loi, une manière d'être distincte. Ici, l'être prépondérant dont l'activité coordonne et domine celle de tous les autres, c'est le Ciel. C'est sur cette grande notion que les philosophes et les législateurs de la Chine se sont appuyés pour régler la civilisation correspondante. On peut se faire une idée de la marche suivie par les législateurs chinois pour arriver à cette conception systématique du Ciel.
Le Ciel est le siège commun, évident et visible de tous les corps célestes. Ces corps célestes ont une activité intense, incontestable. Il est certain que l'ensemble de la vie humaine se trouve réglé par la marche du plus puissant de ces corps, le Soleil ; à tel point qu'il est devenu le fétiche prépondérant dans un grand nombre d'États sociaux. Mais, si les corps célestes ont une activité si grande, il est évident que le Ciel, leur siège commun, doit être le plus puissant de tous les êtres. M. Rémusat a dit à ce sujet : On ne peut imaginer que les philosophes chinois, de même que la population correspondante, adorent ce Ciel visible que nous apercevons. (Ceci est tellement vrai, que les philosophes chinois qui désignent le ciel proprement dit par le mot thian, désignent le dieu chrétien par le mot de thian-tchu, maitre du ciel, de manière à bien montrer que la conception chrétienne diffère de la conception chinoise, en ce que les chrétiens conçoivent en dehors du ciel un être distinct et qui le dirige.) Pourquoi pas ? n'est-ce pas plus raisonnable que d'adorer des êtres subjectifs qu'on n'a jamais vus, qu'on ne verra jamais ? Cet être n'a-t-il pas sur nous une puissance extrême, puisqu'il est le siège des êtres qui influent le plus sur notre existence ? Est-il donc étonnant qu'on l'adore, qu'on considère son activité comme prépondérante, quand l'observation la plus immédiate nous prouve que c'est la vérité ? C'est la disposition créée en nous par l'état théologico-métaphysique, appuyé sur la prétendue inertie de la matière, qui rend des intelligences distinguées du reste à tant d'autres égards, absolument inaptes à comprendre le fétichisme, qui est, au fond, bien plus près de la science que le théologisme, puisque son unique erreur est de ne pas distinguer suffisamment la vie proprement dite de l'activité.
Le second grand fétiche de la Chine, subordonné au premier, c'est la Terre. A ce second élément systématique du fétichisme chinois se rattache l'adoration des fleuves, des montagnes, comme à celui du Ciel, celle de la Lune, des Planètes, des Constellations.
La Terre est un être puissant et actif dominant l'activité des êtres qui sont à sa surface. Il était donc naturel primitivement d'adorer cet être chez lequel au début on n'avait fait, ni pu faire, la séparation de l'activité et de la vie, et chez qui il était inévitable de supposer que l'activité était due, comme chez l'homme, à un ensemble de penchants déterminés.
On trouve cette adoration de la Terre à l'origine de toutes les civilisations. Dans ce qui nous reste de la théologie grecque on en voit des traces évidentes : «cette Terre, mère de tous les hommes, protectrice de tous les êtres, cette mère commune.»
II est resté dans le langage une foule d'expressions qui rappellent cette adoration primitive. Il y a une disposition morale très-réelle et très-universelle qui est essentiellement fétichique, et qui résulte de cette consécration de la Terre : c'est l'amour du sol natal, cet amour qui fait aimer le lieu même, qui nous y attache profondément; il est clair que c'est un sentiment fétichique, et auquel il est bon d'obéir ; car il peut être d'une haute efficacité morale, et même mentale sous une convenable direction. Ces tendances spéciales qui nous attachent à certaines portions de la terre, à des reliques, etc., etc., qui font que nous leur prêtons des penchants, des affections en rapport avec les nôtres, ce sont des dispositions fétichiques, et qui sont la preuve bien évidente de cette profonde tendance à concevoir la Terre non-seulement comme active, ce qui est trop évident malgré l'hallucination métaphysique, mais aussi comme vivante, animée de sentiment et de volonté, en relation morale avec nous. Aussi l'adoration de la Terre chez les Chinois se lie à un amour profond du sol natal. Du reste, la conception fétichique du Ciel à la manière chinoise a laissé elle-même, comme l'adoration la Terre, des traces évidentes dans les langues occidentales.
Les preuves de cette systématisation, en Chine, du cult fétichique par l'adoration du Ciel et de la Terre, sont tellement nombreuses, que nous n'avons que l'embarras du choix pour nos citations à cet égard. A Pé-King, par example, parmi neuf grands autels en plein air, nous trouvons, suivant l'ordre de prééminence : autel du Ciel, autel de la Terre, autel de la prière pour obtenir les fruits de la Terre en abondance ; autel du Soleil levant, autel de la Lune nocturne, etc., etc.
Dans toutes les parties de la Chine, nous trouvons des autels consacrés au Ciel et à la Terre; c'est là la base du culte de l'État, du culte officiel. Les autres cultes sont tolérés, celui-là est le culte officiellement institué. Il y a en outre des autels consacrés aux Planètes, aux Constellations, aux divers modes d'activité de la Terre, aux fleuves, etc., etc. Le culte fétichique est donc le culte officiel, régulièrement organisé par l'État. — A certaines époques l'année fixées par les rites, surtout à l'époque des solstices et des équinoxes, l'empereur, les mandarins, font les actes officiels de culte au Ciel, à la Terre, etc., etc., dans des locaux consacrés à un tel usage. Le grand sacrifice au Ciel est fait par l'empereur lui-même, avec une extrême solennité, à l'époque du solstice d'hiver. Le labourage accompli par l'empereur a pour but de produire le grain nécessaire à l'accomplissement du grand sacrifice. On lu dans le Li-Ki : «C'est pour le Tsi (sacrifice au Ciel) que l'empereur laboure lui-même dans le Kiao du sud ; c'est pour offrir les grains qu'on en recueille.» Outre des temples spéciaux propres à chaque localité, les chefs-lieux de chaque province, département et canton doivent avoir officiellement les temples suivants : autel à la Terre, autel dédié aux vents, aux nuages, au tonnerre, à la pluie, aux montagnes et aux rivières ; un autel dédié au premier agriculteur ; un temple dédié à la littérature ; un temple dédié à la suite des empereurs qui ont gouverné la Chine ; un temple à la constellation de la Grande-Ourse ; un temple dédié aux fossés d'enceinte gardiens de la cité ; un temple dédié au démon qui cause les maladies ; un temple honorifique dédié aux ministres d'État renommés pour les services qu'ils ont rendus à leur pays ; un temple honorifique dédié aux sages des villages ; un temple honorifique dédié aux hommes qui ont été des modèles de fidélité, de sincérité, de droiture et de piété filiale ; un temple honorifique dédié aux jeunes filles qui se sont distinguées par leur éminente chasteté ; aux femmes mariées qui se sont distinguées aussi par leurs vertus et leur pudeur. — Voilà le culte officiel. Néanmoins, outre les temples consacrés au culte officiel, il y a en Chine un nombre immense de monastères et d'édifices religieux appartenant aux Tao-sse et aux bouddistes. — Il est donc évident que la civilisation chinoise a pour base mentale le Fétichisme systématisé par l'adoration du Ciel et de la Terre.
Comme cette proposition est très-importante et qu'il faut lui donner toute la netteté possible, je dois ajouter à ce sujet quelques considérations indirectes.
J'ai déjà fait observer que l'amour du sol natal, sentiment essentiellement fétichique, était très-développé chez les Chinois ; mais il y a de plus chez eux un penchant caractéristique à cet égard, c'est l'amour profond de la nature. — Cette disposition, qui est contradictoire, et antipathique à tout esprit théologique, au monothéisme surtout, est éminemment développée chez les Chinois ; et cela est parfaitement en rapport avec la prépondérance fondamentale du Fétichisme conservée chez cette population. —
Les preuves abondent à ce sujet. Je me bornerai à citer quelques lignes de M. d'Hervey-Saint-Denys, qui a caractérisé cela de la manière la plus heureuse et la plus nette ; «Chez nous, dit M. d'Hervey-Saint-Denys, on aime les fleurs ; chez les Chinois, on se passionne pour elles. Ce qui nous plaît dans un jardin, c'est la variété du coup d'œil, la richesse des couleurs, la beauté ou la variété des espèces; pour les Chinois, chaque plante est l'objet d'un culte véritable, d'une espèce d'amour mystique, qui inspire à lui seul une grande partie de leurs poésies ; dans les romans, dans l'histoire, jusque dans l'habitude de leur vie privée, on trouve des exemples de cet amour naïf et passionné. De graves magistrats s'invitent mutuellement à venir admirer leurs pivoines et leurs chrysanthèmes. Il est même question, dans les monuments de la littérature chinoise, d'une sorte d'extase que nos mœurs ne nous permettent pas de comprendre, et qui consiste à s'enivrer de la vue des plantes en cherchant à saisir, par une attention continue, les progrès de leur développement.» Ce que dit M. d'Hervey-Saint-Denys est incontestable. Dans un intéressant roman de mœurs, dont nous devons la traduction à M. Abel Rémusat, Iu-kiao-li ou les Deux cousines, cet amour des fleurs, de la nature, comme habitude intime de la vie privée, se montre de la manière la plus naïve. On y voit en même temps le caractère heureux et affectueux que la conservation de cet esprit fétîchique tend à développer en nous. Il y a en effet dans cet attachement pour le monde extérieur, les fleurs, etc., etc., une source d'adoucissement profond dans les mœurs chinoises ; cela est certain. Cette disposition morale renaît en Occident de plus en plus en plus à mesure que le théologisme décline ; l'esprit théologique y avait apporté obstacle sans la détruire.
Enfin, cette prépondérance du fétichisme systématisé par le culte du Ciel et de la Terre, se montre encore dans les habitudes de la vie chinoise par la théorie familière des jours heureux et malheureux ; théorie fétichique dont des traces nombreuses existent encore parmi nous.
En résumé donc de cette longue démonstration, nous pouvons établir cette proposition capitale :
"La civilisation chinoise a pour base mentale le fétichisme systématisé par l'adoration du Ciel, dont la volonté prépondérante et régulière gouverne toutes les autres existances".

Conséquences, intellectuelles et morales, de la base mentale de la civilisation chinoise.
Il s’agit d'étudier maintenant les conséquences intèllectuelles et morales de la base fondamentale de la civilisation chinoise.
Il résulte nécessairement de cette prépondérance du Fétichisme un grand développement de l'observation concrète. De là une extrême sagacité, une précision et l'on peut même dire une vraie minutie, dans l'observation des êtres. Ces caractères se montrent dans toutes leurs productions scientifiques ; productions consistant essentiellement dans des descriptions et non pas dans des théories abstraites analogues à celles de l'Europe occidentale. — Du reste, cet esprit d'observation se montre dans leurs peintures de plantes et de fleurs, si remarquables par leur extrême cachet de réalité.
Un second caractère, conséquence inévitable de l’esprit général de cette civilisation, c'est l'absence de fables chez les penseurs chinois. Chez toutes les populations théologiques on voit les législateurs, et les philosophes mêmes, recourir plus ou moins aux interventions surnaturelles, et cela spontanément sous l'influence prépondérante du milieu social qui les domine. Rien de pareil chez les Chinois ; et c'est un caractère qui a frappé les observateurs judicieux qui ont étudié une telle civilsaton, sans qu'ils soient remontés à la source de ce phénomène. Ni Confucius, ni Meng-tseu, ni leurs successeurs, n'ont recours à ces influences surnaturelles si communes chez les populations théologiques. Ils éliminent ces influences arbitraires des dieux et des génies ; ils observent les êtres, constatent les conditions de leur évolution, et les expliquent par l'influence d'êtres visibles et réels.
Mais il faut maintenant le remarquer, cet état mental où l'abstraction n'a pas été systématiquement instituée, a produit dans cette civilisation une double lacune : ni la science proprement dite, ni l'art élevé, n'ont pu s'y développer.
La science est nécessairement abstraite. La science consiste en effet à découvrir les lois des divers phénomènes distincts, géométriques, physiques, chimiques, biologiques, considérés en eux-mêmes, et indépendamment des corps qui les manifestent ; la science réelle, celle qui seule comporte la découverte de lois véritables, suppose nécessairement l'abstraction.
Il en est de même de l'art. Le grand art est inconnu à la civilisation chinoise ; car l'art éminent, élevé, repose sur l'idéalisation. Or toute idéalisation suppose l'abstraction d'après laquelle, on élimine certaines circonstances, et l'on peut exagérer ou amoindrir les propriétés considérées isolément des êtres. L'idéalisation ne peut jamais résulter de l'observation concrète ou de l'observation pure des êtres ; observation qui ne dépasse jamais les étroites limites de la réalité. C'est par l'abstraction, mais l'abstraction réelle, qu'on peut concevoir des types vraiment idéaux, et néanmoins possibles. — Par conséquent, ni les grandes créations de la science, ni les grandes créations esthétiques n'ont pu émaner de cette civilisation. Un tel phénomène a frappé plusieurs observateurs, sans qu'ils puissent remonter, faute d'une théorie générale, à la source de ce fait. — Aussi, en Chine, les œuvres littéraires sont frappantes par un grand caractère de réalité. On y trouve des romans de mœurs, des pièces de théâtre recommandables par une peinture naïve et vraie de la vie réelle. Mais les grandes œuvres idéales à la façon d'Homère et de Dante leur ont toujours manqué.
Leur développement scientifique est tout à fait élémentaire ; ce qu'ils ont de science leur vient surtout des Indous, des musulmans, des chrétiens ; sauf cette ébauche qui résulte toujours d'une première évolution spontanée de l'esprit positif.
La profonde imperfection, qui résulte de la base mentale de la civilisation chinoise, est donc l'impossibilité d'un grand développement scientifique et esthétique.
La persistance du Fétichisme a développé en Chine, au point de vue moral, le sentiment de la Fatalité et de l'ordre, en même temps qu'une disposition à la soumission, non pas absolue mais relative, avec un caractère qui la rapproche de la véritable subordination scientifique.
L'observation des êtres, surtout lorsqu'on arrive, comme pour les corps célestes, à constater leur marche régulière, développe nécessairement les sentiments de la subordination et de l'ordre; [l'abstraction théologique au contraire institue la notion du progrès, mais d'un progrès primitivement auarchique ;] on se soumet à l'ordre extérieur représenté par les volontés régulières des Fétiches prépondérants ; mais cette soumission, base de toute morale, n'a pas un caractère absolu, parce que les êtres correspondants n'ont qu'une puissance limitée. Ceci se comprendra mieux encore en comparant sous ce rapport le Fétichisme et le théologisme.
En Chine ni les chefs ni les sujets n'ont éprouvé l'influence, à beaucoup d'égards démoralisatrice, du type de l'arbitraire divin.
Quel est en effet le type divin ? C'est celui de l'arbitraire ; un être tout-puissant ne peut avoir que des caprices. Le véritable dévouement, comme la vraie sagesse, supposent toujours une certaine soumission.
Un être tout-puissant peut imposer des obligations, mais ces obligations ne sont de sa part que de simples fantaisies, qu'il motive par sa seule volonté. Un tel type a dû à la longue exercer une influence plus ou moins démoralisatrice sur les chefs et les sujets. Sur les chefs en les poussant à imiter ce type de l'arbitraire. La suprême puissance consistant à n'avoir pas de limites à ses volontés, Je suprême bonheur de l'homme ne sera-ce donc pas de n'avoir aucune limite à ses fantaisies ? Les observateurs attentifs n'ont-ils pas constaté l'égoïsme profond que développe la toute-puissance, chez les chefs consacrés par l'esprit théocratique ?
Mais cette influence se montre aussi chez les sujets, en agissant de la même manière, en les poussant à se rapprocher comme type du bonheur, non pas d'une soumission active et réglée, mais d'une situation qui permette la plus complète évolution de nos fantaisies. D'un autre côté, le théologisme tend à développer chez les sujets la subordination, avec un caractère plus ou moins grand de platitude, parce qu'elle est absolue, et qu'elle consiste à se soumettre à des caprices par le fait seul qu'ils émanent d'un supérieur. Ce qui, d'un autre côté, donne un caractère profondément anarchique à l'indépendance, qui se présente alors comme une révolte. C'est la sagesse des divers clergés théologiques qui a réparé autant que possible ces inconvénients inhérents à leurs doctrines.
La Chine a évité les inconvénients moraux d'un pareil type, précisément parce que les êtres qui font la base de son culte sont, non pas des dieux, mais des fétiches, c'est-à-dire des êtres réels ayant une puissance plus ou moins grande, mais non absolue; puissance réglée d'ailleurs, comme nous le voyons dans la marche habituelle des corps célestes. On peut constater les heureux effets de cette persistance du Fétichisme. Chez les Chinois, la soumission réellement positive, ne pousse ni à l'aplatissement ni au dérèglement théologiques. C'est peut être une des influences les plus importantes, et les plus inaperçues, de la domination du Fétichisme dans cette civilisation.
Le plus grand nombre des observateurs a considéré les Chinois comme un peuple soumis à une domination arbitraire ; en assimilant sous ce rapport leur régime au gouvernement islamique en décrépitude. C'est là une grave erreur. Une profonde soumission se combine chez eux avec un sentiment très-réel d'indépendance. Les philosophes chinois ont toujours établi que les empereurs gouvernaient en vertu d'un mandat du Ciel, mandat qui pouvait être retiré ; ce qui se constate par la persistance prolongée d'un mauvais gouvernement ; et l'histoire entière de la Chine, la succession de ses nombreuses dynasties, prouve suffisamment que cette théorie ne constitue pas une simple formalité.
Le roi de Thsi s'informant près de Meng-tseu des événements qui s'étaient passés à des époques déjà anciennes alors, lui parlait du dernier prince de la première dynastie, détrôné par Tching-thang, et du dernier prince de la seconde dynastie, mis à mort par Wou-wang, fondateur de la troisième.
« Ces faits sont-ils réels? demanda-t-il à Mencius,
« L'histoire en fait foi, répondit celui-ci.
« Un sujet mettre à mort son souverain ! cela se peut-il ? répliqua le prince.
« Le rebelle, répartit Meng-tseu, est celui qui outrage l'Humanité. Le brigand est celui qui se révolte contre la justice. Le rebelle, le brigand n'est qu'un simple particulier. J'ai ouï dire que le châtiment était, dans la personne de Cheou, tombé sur un particulier. Je ne vois pas qu'on ait en lui fait périr un prince. » (Abel Rémusat, Notice sur Meng-tseu, Nouveaux mélanges asiatiques, t, II).
L'esprit révolutionnaire de l'Occident confond trop la soumission volontaire, émanée d'une réelle vénération, avec une soumission absolue. Le type de la dignité humaine ne consiste pas, comme le pensent ces docteurs, à ne se soumettre qu'à la force.
Les Chinois se rapprochent, on peut le dire, spontanément du type normal de la vraie sagesse; car ils sentent et comprennent que toute sagesse, active, spéculative ou morale, a pour base la soumission, comme condition préalable, non pas de l'inertie, mais bien d'une activité convenablement réglée. Comparez sous ce rapport les résultats de l'évolution scientifique, qui n'a pour but que de reproduire la réalité, en s'y subordonnant, avec une puérile métaphysique qui veut la construire à priori. Tels sont les effets moraux inaperçus que la persistance fétichique a produits dans cette grande population.

Mentioned People (1)

Laffitte, Pierre  (Beguey, Gironde 1823-1903 Paris) : Philosoph, Positivist, Professeur d'histoire générale des sciences, Collège de France

Subjects

History : China : General / Philosophy : Europe : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1861 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l'ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l'Occident avec la Chine. (Paris : Dunod, 1861). [Leçons professé en 1859 en 1860 sur l'histoire générale de l'humanité].
http://catalog.hathitrust.org/Record/001871525.
Publication / Laf1