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1861.2

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Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine [ID D20371].
Caractère général de la famille en Chine.
Après avoir apprécié l'influence, sur l'intelligence et le sentiment, de la base mentale de la civilisation chinoise, nous devons étudier son action sur la Famille, et finalement sur la Société, en nous tenant toujours, bien entendu, au point de vue le plus général.
La Famille, élément essentiel de toute société, s'établit et se consolide pendant l'âge Fétichique. Mais il s'agit ici de voir quelle action la systématisation et la persistance du Fétichisme en Chine ont eue sur la constitution de la Famille, quel caractère spécial elles lui ont imprimé.
On doit au Fétichisme l'institution de la tombe, privilège admirable de la nature humaine suivant la belle remarque de Vico, et l'établissement du culte des mânes, du culte des ancêtres. Ce culte des ancêtres, si profondément développé chez des lettrés qui ne croient nullement à la vie future, a été pour les Jésuites un sujet d'étonnement, une sorte de phénomène paradoxal dont il ne leur était pas possible de trouver la clef. Il faut nous arrêter quelques instants sur cette notion importante, et si peu comprise à cause de la persistance inaperçue de l'esprit théologico-métaphysique même chez les meilleurs esprits.
Le Fétichisme institue spontanément les mânes ; notion capitale qui a persisté sous la domination du théologisme, surtout polythéique, et que la sagesse sociale de la civilisation romaine sut dignement conserver.
Pour le fétichiste tous les corps sont, non-seulement spontanément actifs, mais encore doués de volonté, de passions, de sentiments ; dès lors la mort n'est pas pour lui, comme pour le théologiste, le passage à un état inerte : c'est le passage d'un mode de vitalité à un autre mode. Le cadavre de ceux que nous avons aimés n'est pas, comme pour le théologiste, un objet d'horreur ou tout au moins de répulsion ; c'est un être vivant, mais vivant d'une autre manière, ayant encore des penchants, des sentiments, s'intéressant encore aux affaires terrestres. On conçoit dès lors, que le respect des restes du corps humain résulte inévitablement de l'état fétichique. Ce cadavre, c'est encore celui que vous avez aimé et vénéré, qui a, non pas perdu la vie suivant la conception théologique, mais pris une autre forme de vitalité ; vous devez encore avoir envers lui ces sentiments d'affection que vous lui montriez pendant la première forme de son existence. ,
La Terre est conçue par le fétichiste, malgré son apparente immobilité, comme susceptible d'être aimée et adorée, comment n'en serait-il pas de même, à plus forte raison, de ce corps que vous avez vu agissant comme vous, vivant de votre vie ?
Ainsi donc l'institution de la tombe, l'établissement du culte des mânes résultent nécessairement de l'état fétichique de la raison humaine.
Vous voyez aussi, messieurs, comment il découle, de cette théorie primitive, la non-croyance à la vie future. Pour le fétichiste il n'y a pas d'autre monde que celui-ci ; seulement sur cette terre nous sommes susceptibles de deux modes d'existence : avec, ou sans locomotion. Dans les deux cas il y a affection, sentiment, dans les deux cas nous nous intéressons aux affaires réelles. Dans le second cas nous avons le mode d'existence vitale propre aux corps inorganiques qui nous entourent ; seulement, nous devons avoir alors une affection plus spéciale pour ceux que nous avons déjà aimés. Le culte des mânes est donc en corrélation naturelle avec la non-croyance à la vie future. Ce qui paraissait paradoxal aux esprits théologiques est au contraire une chose parfaitement naturelle.
Du reste, on a pu constater en Occident qu'à mesure que la croyance à la vie future diminue, le culte de la tombe augmente ; plus un pays est dominé par l'esprit théologique, plus le culte de la tombe est négligé, plus la répulsion qu'inspiré la dépouille mortelle est considérable. Paris offre sous ce rapport un exemple incontestable. Cette capitale de l'émancipation n'est-elle pas la ville ou le culte de la tombe se développe le plus?
Aussi le culte des mânes est devenu un élément capital, essentiel de la Famille chinoise. Le culte des ancêtres en est le grand caractère. Dans chaque maison, quand elle est complète, on trouve toujours un endroit consacré aux tablettes des ancêtres. Toute maison chinoise vraiment normale a son temple domestique, une salle consacrée où l'on va périodiquement faire les offrandes aux ancêtres, les informer de tous les actes importants qui s'accomplissent dans le sein de la Famille, les décès, les mariages, etc., etc. Par suite, comme conséquence de cette grande et admirable institution, le respect de l'âge, l'obéissance et la vénération filiales ont reçu en Chine un développement immense. Ce culte des ancêtres, ce respect des mânes, ancré profondément dans les mœurs, se caractérise par la préoccupation extraordinaire du cercueil. Un homme s'occupe de la construction de son cercueil comme de l'une des choses les plus essentielles de son existence ; c'est tout à fait décisif. Comme conséquence de cette conception des mânes, on peut remarquer l'horreur du Chinois pour la mutilation proprement dite ; couper la tête est un mode d'exécution redouté parce qu'il mutile. Leurs romans de mœurs en montrent des traces curieuses.
Ainsi donc le culte des ancêtres, le respect de l'âge, l'obéissance et la vénération filiales, tels sont les caractères généraux que la base mentale de la civilisation chinoise a développés dans la famille, de manière à mériter ; de la part des Occidentaux bien plutôt une respectueuse admiration qu'un mépris stupide.

Caractère général de la société chinoise.
Nous allons examiner maintenant quelle a été l'influence de l'esprit fétichique au point de vue social.
Le caractère général de la société chinoise, c'est l'absence, et du régime des castes, et de l'esprit de ce régime. Il n'y a pas en Chine, non-seulement de castes proprement dites analogues à celles de l'Inde, il n'y a pas même d'aristocratie héréditaire. La famille impériale ne constitue pas une véritable caste royale ; quoique cette unique exception, justifiée par d'importantes considérations sociales, n'altérât au fond en rien la généralité de notre proposition.
Pour les empereurs la fonction est héréditaire, mais non pas d'une manière absolue. L'empereur choisit dans sa famille le membre le plus digne de lui succéder, et ce n'est pas le plus souvent l'aîné qu'il choisit ; ce qui est contradictoire avec l'esprit de la caste. De sorte que l'hérédité nécessaire de la fonction suprême est réduite à sa plus simple expression, et cette hérédité ne résulte nullement de l'esprit de caste. L'empereur est conçu comme gouvernant en vertu d'un mandat du Ciel, ce qui le rend responsable, non-seulement des perturbations sociales, mais même des perturbations cosmologiques ; et la persistance continue d'un état de désordre est conçu comme le signe décisif de la nécessité de transmettre à une autre famille la fonction suprême. On peut donc dire que jamais population ne fut autant étrangère, que la population chinoise, au régime et à l'esprit de caste. Il est certain que le Fétichisme n'est pas propre à constituer le régime des castes.
Le Fétichisme adorant des êtres réels ne peut fournir cette consécration absolue qui émane naturellement d'êtres surnaturels. Le tbéologisme au contraire institue spontanément les castes, en sanctionnant d'une manière absolue l'hérédité naturelle des fonctions. Pendant l'époque polythéique, le régime des castes surgit de ce que les individus des classes supérieures peuvent être considérés comme descendants des dieux eux-mêmes, Homère nous fournit un tableau naïf d'une telle situation mentale. Le monothéisme donne à cette consécration un caractère plus absolu encore, et la concentre davantage d'après sou esprit plus systématique. De là surgit le type des chefs irresponsables, si ce n'est devant Dieu, agissant parce que telle est leur volonté ou leur bon plaisir. Caractère que le monothéisme avait tendu à donner en Occident à la dictature royale, tendance heureusement combattue, d'un côté par l'esprit militaire, et de l'autre par l'évolution graduelle d'un régime industriel et scientifique. Je régime des castes atteint sa complète organisation là où le sacerdoce théologique atteint et conserve une pleine suprématie sociale ; ce qui montre nettement l'aptitude naturelle de l'esprit théologique à le constituer.
On se rend ainsi raison pourquoi la grande civilisation chinoise est restée étrangère au régime des castes. Sous ce rapport une relation s'établit par là entre la Chine et l'Occident, dans la situation où celui-ci tend à se placer,
L'Occident tend à se dégager de plus en plus du régime des castes, sous la double impulsion prépondérante de l'esprit scientifique et de l'activité industrielle ; et même, il faut le dire, comme l'esprit révolutionnaire a seul été jusqu'ici l'organe systématique d'une telle tendance générale, il en résulte qu'elle a pris entre ses mains un caractère trop absolu, et par suite anarchique. La caste consiste en une consécration absolue de la tendance naturelle des fonctions sociales, privées ou publiques, à l'hérédité. Cette tendance recevant une consécration absolue, et non pas relative, il en résulte que, théoriquement, la part nécessaire du mérite ne peut être faite. Mais quoique la civilisation occidentale élimine de plus en plus cette consécration absolue, ou cet esprit de caste, il ne faudrait pas néanmoins en venir à méconnaître la disposition réelle et capitale qui lui sert de base. L'esprit positif seul peut substituer une consécration relative à une consécration absolue, eu faisant la part légitime d'une tendance naturelle. Quoi qu'il en soit, l'évolution occidentale vers l'élimination graduelle de l'esprit de caste, nous rapproche spontanément de la civilisation chinoise où il n'a pas surgi.
Il résulte d'un pareil esprit chez les Chinois, un grand sentiment d'indépendance, et par suite d'activité personnelle et d'initiative. De là, chez cette population, une activité industrielle intense, inouïe : à tel point qu'Auguste Comte a pu la considérer comme la race active par excellence. — Aussi, chez un tel peuple, la propriété privée parfaitement respectée, constitue une des bases de cette civilisation. La conception théorique d'après laquelle la terre appartient à l'autorité suprême, ne peut y avoir cours. Leurs philosophes ont profondément senti que la propriété privée est une base capitale de moransation, — «C'est pourquoi un prince éclairé, en constituant comme il convient-la propriété privée du peuple, obtient pour résultat nécessaire, en premier lieu, que les enfants aient de quoi servir leurs père et mère, en second lieu que les pères aient de quoi entretenir leurs femmes et leurs enfants... — Dans dételles extrémités, le peuple ne pense qu'à éviter la mort, ou, craignant de manquer du nécessaire, comment aurait-il le temps de s'occuper de doctrines morales pour se conduire suivant les principes de l'égalité et de la liberté? » (Meng-tseu).
Sans doute il y a eu là, comme dans tout organisme social, d'inévitables perturbations ; mais néanmoins on peut dire que la propriété individuelle, la liberté de transmission, y sont respectées ; et c'est là une conséquence inévitable de l'absence du régime de castes, et de l'indépendance naturelle d'esprits accoutumés à ne pas se soumettre à des pouvoirs absolumeut indiscutables, au moins en principe.
Voyons maintenant quel est le type gouvernemental de cette société. Le gouvernement, condition absolument nécessaire de toute société, et qui surgit en effet partout inévitablement, reçoit un caractère spécial de la théorie qui le consacre ; quoique jusqu'ici aucune théorie quelconque n'a pu, par une insuffisance inévitable, représente tous les éléments qui entrent dans la constitution des pouvoirs directeurs qui ont surgi dans les diverses sociétés humaines.
En Chine, le type gouvernemental est emprunté à la Famille. Non-seulement la Famille est la base essentielle de cette société, comme de toutes les autres, mais le gouvernement est construit sur le type de la Famille. Il ne faul pas croire que ce soit chose propre à toute civilisation. Il n'appartient qu'aux populations fétichiques de prendre, comme dans l'état patriarcal, pour type du gouvernement, une généralisation du type de la Famille. Qu'est-ce en effet que l'empereur, d'après les penseurs chinois ? C'est le père et la mère de tous ses sujets. Son caractère essentiel, c'est le caractère paternel. Le type gouvernemental des sociétés théologiques n'est pas emprunté à la famille, mais bien la Divinité. Le type chinois a une supériorité morale incontestable sur le type théologique. D'après la conception théologique le gouvernement a une autorité, à quelques égards indiscutable ; cette autorité est conçue dans son essence comme plus ou moins arbitraire, capricieuse. La Divinité peut bien l'assujettir à des conditions particulières d'exercice, mais ces conditions apparaissent toujours au fond comme des caprices. Dans la réalité, ce caractère absolu se trouve nécessairement limité par le milieu sociologique correspondant ; quand les rois de France indiquaient leur bon plaisir comme source finale de leurs décisions, il n'en est pas moins vrai qu'en réalité il y avait des limites qu'ils n'auraient pas impunément dépassées, et qu'ils n'auraient même pas songé à enfreindre. Néanmoins, le pouvoir étant conçu avec un caractère absolu, il est poussé à des divagations, à des actes d'arbitraire auxquels ne pense nullement celui qui se conçoit comme le père d'une grande Famille sociale, et pour laquelle il doit inoutrer les dispositions du père pour les enfants. — Cette notion a influé profondément sur l'évolution de la civilisation chinoise et d'une manière heureuse. Nous trouvons en effet, dans un grand nombre de ses empereurs, des types touchants, admirables, de dévouement comme de fermeté paternelles.
Il est résulté de cette conception une disposition générale très-heureuse, la disposition du gouvernement, quelque soit son origine, fût-elle militaire, à pousser au développement de la vie industrielle, tendance tout à fait conforme du reste à l'esprit de cette civilisation, mais qu'ici l'action gouvernementale consolide au lieu de la contrarier. C'est une conséquence du caractère paternel d'un pareil gouvernement ; de là aussi tendance du gouvernement chinois à étendre les dispositions pacifiques et industrielles de sa population.
En résumé, il résulte de cette difficile appréciation abstraite, que la civilisation chinoise a pour base mentale le Fétichisme systématisé par le culte du Ciel, d'où résulte comme élément essentiel de la société, la famille constituée par le respect filial, la puissance paternelle et le culte des ancêtres ; d'où enfin tendance fondamentale à un régime purement pacifique d'une population sans caste, qui conçoit la puissance gouvernementale d'après le type de l'autorité paternelle.

DES ÉLÉMENTS MODIFICATEURS DE LA CIVILISATION CHINOISE.
(Philosophie de Lao-tseu. — Bouddhisme.— Catholicisme.)

Après avoir apprécié l'esprit général de la civilisation chinoise et en avoir déduit les conséquences les plus essentielles, nous devons en étudier maintenant d'une manière sommaire les éléments modificateurs.
La société chinoise s'est développée en effet, en contact avec d'autres civilisations plus ou moins militaires, plus ou moins théologiques. Il était impossible qu'il n'en résultât pas des influences modificatrices. Les Chinois n'ont nullement cette prétendue disposition haineuse pour les étrangers qu'on leur attribue communément. Ils se tiennent en garde contre les Occidentaux, et ils ont raison, on ne peut qu'approuver une telle sagesse. Ils n'ont pu voir en eux jusqu'ici que de vrais barbares, poursuivant l'or et le lucre par tous les moyens possibles. Mais les Chinois se sont trouvés en contact avec des populations valant mieux pour eux que les Occidentaux ; de ces contacts sont résultés les deux éléments modificateurs les plus importants de cette civilisation : la philosophie de Lao-tseu et le Bouddhisme. Néanmoins les Occidentaux ont secondairement, par le catholicisme, et essentiellement par la grande mission des Jésuites, introduit un troisième élément modificateur, à tous égards le moins important des trois.
En thèse générale, cette influence d'éléments modificateurs, émanés de milieux théologiques, a été plus fâcheuse qu'utile ; il en est bien résulté quelque utilité secondaire par l'introduction de notions scientifiques dues au Bouddhisme et au Catholicisme, mais ces notions, qui ont très-peu changé l'esprit fondamental de la civilisation chinoise, ont été accompagnées d'un autre côté de tels ravages intellectuels et moraux dus au dévergondage de l'esprit théologique, qu'il eût été réellement utile que la Chine ne fût pas infestée de cette peste, pour me servir de l'énergique expression sur ce sujet d'un philosophe chinois, Quoi qu'il en soit, il s'agit ici de constater historiquement l'existence de ces trois éléments modificateurs, et d'en apprécier sommairement l'influence.

Premier élément modificateur de la civilisation chinoise : Philosophie de Lao-tseu ; Tao-sse ou sectateurs de la raison.
Le premier élément modificateur de la civilisation chinoise est la philosophie de Lao-tseu, dont les sectateurs, fort répandus en Chine, ont pris le nom de Tao-sse ou sectateurs de la raison.
Lao-tseu naquit 604 avant Jésus-Christ (54 avant Cou-fucius) dans le royaume de Tsou (provinces actuelles de Hou-pe et du Hou-nan) près le fleuve Bleu. C'est entre le fleuve Bleu et le fleuve Jaune, et au nord du fleuve Jaune que s'est formé le grand noyeau de la civilisation chinoise.
Voyons d'abord en quoi consiste la philosophie de Lao-tseu.
Elle consiste en un système métaphysique ayant pour but de tout déduire d'un principe suprême, la Raison, et à tout expliquer par des propriétés abstraites, de manière à présenter finalement, comme toute métaphysique, de simples combinaisons verbales pour de véritables explications scientifiques. De telles notions n'ont pas plus de valeur réelle que celle des néo-platoniciens, par exemple ; ce n'est donc qu'à titre historique que j'en parle, en en montrant seulement l'esprit général.
« Avant le chaos qui a précédé la naissance du Ciel et de la Terre, un seul être existait, immense et silencieux, dit Lao-tseu, immuable et toujours agissant, sans jamais s'altérer. On peut le regarder comme la mère de l'univers. J'ignore son nom, mais je le désigne par le mot de Raison. » La raison est l'essence intime de toutes choses ; elle n'a ni commencement ni fin. L'univers a une fin, mais cette Raison n'en a pas. Invariable avant la naissance de l'univers, elle était sans nom et toujours existante. Le nom de Raison est le seul que puisse lui donner le saint ; il l'appelle encore esprit, parce qu’il n’y a pas de lieu où elle soit, et pas de lieu où elle ne soit pas ; Vérité, parce qu’il n’y a rien de faux en elle ; Principe, par opposition à ce qui est produit ou secondaire. Cet être est véritablement un. Il soutient le Ciel et la Terre, et n'a par lui-même aucune qualité sensible. On le dit pur quant à sa substance; Raison quant à l'ordre qu'il a établi ; Nature sous le rapport de la force qu'il a donnée à l'homme, et qui est en ce dernier; esprit quant à son mode d'action sans terme et sans fin, etc., etc. (Voir pour plus de détails sur cette école métaphysique : Abel Rémusat, Mélanges posthumes d'histoire et de littérature orientales ; G. Pauthier, Chine modeme ; Stanislas Julien, traduction du Tao-te-king). Nous sommes là en présence d'un véritable système métaphysique, c'est-à-dire d'une explication générale par des abstractions indéterminées et arbitraires. La métaphysique proprement dite consiste toujours à partir du type théologique en le rendant graduellement de plus en plus abstrait, de manière à ne conserver pour base de toute explication qu'une notion générale de force une et indéterminée. Etat vraiment maladif de la Raison humaine, et qui constitue l'abus de l'abstraction lorsque cette abstraction se dégage ainsi de toute base scientifique. C'est un état mental qui n'a pas plus d'utilité sociale que d'utilité intellectuelle.
Un premier caractère de cette philosophie de Lao-tseu, c'est le mépris du passé, des antécédents ; caractère profondément contraire à l'esprit même de la civilisation chinoise, A l'inverse de Confucius, jamais il ne cite les anciens.
Le second caractère de cette philosophie, c'est d'être une philosophie métaphysique et abstraite, contrairement à l’esprit concret de la civilisation chinois.
D'où vient Lao-tseu ? Évidemment il a une origine étrangère ; il est probable que sa philosophie est une importation indoue, quoiqu'il nous manque des documents directs pour démontrer rigoureusement une telle filiation. M. Abel Rémusat a primitivement soutenu l'opinion de l'origine étrangère de la philosophie de Lao-tseu. Il l'a abandonnée, et il a soutenu finalement qu’une telle philosophie était la base primitive, le point de départ de la civilisation chinoise. Cette conception, profondément irrationnelle, méconnaît les lois élémentaires du travail intellectuel. Il est tout à fait impossible que l'intelligence débute par de telles abstractions métaphysiques. Mais une analyse direct mentre encore plus l'irrationnalité de cette opinion. La philosophie de Lao-tseu est tellement peu chinoise au fond, qu'elle méconnaît précisément les deux grand caractères de cette civilisation : respect du passé, des antécédent, prépondérance de l’esprit concret. D’un autre côté, cette doctrine était si peu en rapport avec la situation correspondante, que ses sectateurs n'ont pas tardé à dégénérer complètement, de manière à devenir de simples jongleurs, magiciens, vendant le breuvage d'immortalité. Ce rapprochement décisif n'aurait pas échappé certainement à un esprit aussi judicieux, aussi sagace que celui de M. Abel Rémusat, s'il n’avait subi une sorte de fascination métaphysique. Au moment où évrivait cet éminent sinologue, une métphysique aujourd'hui discréditée, jetait un éclat éphémère M. Abel Rémusat s’est involontairement laissé entraîner à représenter comme base de la civilisation chinoise une doctrine tout à fait analogue à celle que soutenaient alors en France les docteurs en questions insolubles, aux grands applaudissements des lettrés occidentaux. Au fond Lao-tseu, sous l'impulsion de contacts indous, a fait une tentative, honorable en elle-même, d'introduire l'abstraction et des théories abstraites en Chine. Cette tentative a dû échouer, parce qu'ayant un caractère purement métaphysique, n'ayant pas pour point d'appui un développement scientifique correspondant, ces abstractions ont rapidement dégénéré en d'arbitraires divagations, analogues à celles que nous voyons dans le honteux spectacle mental que nous offrent les alexandrins. Les disciples de Lao-tseu poursuivant ces divagations abstraites dans un milieu qui leur était contraire, n'ont pas tardé à dégénérer en une secte de magiciens, de jongleurs qui, au moyen d'une théologie qui n'a pas plus de valeur sociale que de valeur mentale, s'adapte à des côtés infimes de notre nature. De sorte que les sectateurs de la raison, les Tao-sse, sont nombreux, souvent consultés, et néanmoins méprisés. Spectacle que nous offre souvent aussi l'Occident, où nous voyons d'indignes charlatans séduire momentanément l'opinion publique en exploitant la crainte de la mort. Les Tao-sse sont fort répandus en Chine, quoique moins que les Bouddhistes ; mais ils ont néanmoins de nombreux monastères.
Du reste, il faut remarquer que cette doctrine a été protégée par le révolutionnaire Thsin-chi-hoang-ti, sur lequel nous reviendrons dans la prochaine séance. Ce rapprochement résultait nécessairement du mépris des sectateurs de Lao-tseu pour le passé, pour les antécédents.
Tel est le premier élément modificateur de la civilisation chinoise, qui a introduit des éléments théologiques subalternes dans cette population profondément fétichique.

Second élément modificateur de la civilisation chinoise : Buddhisme.
Le second élément modificateur de la civilisation chinoise, c'est le Bouddhisme ; il vaut peut-être mieux que la doctrine des sectateurs de Lao-tseu, néanmoins il a exercé au fond une action essentiellement perturbatrice.
Le Bouddhisme a été introduit en Chine sous la dynastie des Han, 65 ans après Jésus-Christ ; il est extrêmement répandu en Chine. Il a été protégé par un grand nombre d'empereurs. Il a une certaine action sur presque tous les Chinois, mais action purement modificatrice, et au fond secondaire. Le Bouddhisme est en général méprisé de la classe des lettrés, qui représente les véritables tendances de la civilisation chinoise. Les monastères bouddhistes sont très-nombreux. Les Bouddhistes ont organisé un culte tout à fait analogue au culte catholique. L'analogie de doctrine a produit l'analogie d'effet, puisque certainement il n'y a pas eu communication réciproque. Ils ont une vie monastique parfaitement organisée, des litanies, des reliques, etc., etc.
Le Bouddhisme a eu en Chine de grands inconvénients, en introduisant l'esprit théologique avec toutes les divagations qui lui sont propres ; divagations d'autant plus intenses que le Bouddhisme proprement dit n'offre pas la coordination intérieure hiérarchique du catholicisme; coordination qui a remédié à tant d'inconvénients propres à la doctrine.
Néanmoins cet élément de perturbation n'a pas produit d'aussi graves déviations qu'on pourrait le croire à priori; le Fétichisme avait été si profondément coordonné dans la société chinoise, ce Fétichisme avait si profondément attaché la population au culte des ancêtres, du Ciel, de la Terre, au moment de l'apparition du Bouddhisme, que celui-ci n'a pu que modifier cette large base de la civilisation correspondante ; aussi un mandarin quoique bouddhiste effectuera néanmoins les rites du culte officiel ; se dispensera nullement du culte de la famille. Ainsi l'illustre empereur Khan-hi, si justement loué par les Jésuites, était bouddhiste, ce qui ne le dispensait pas des cérémonies du culte officiel. Le Bouddhisme a été très-justement apprécié par des lettrés ou des empereurs placés au vrai point de vue de la civilisation chinoise. Ainsi l'empereur Wo-tsou, de la dynastie des Tang, mort l'an 846 de notre ère, écrivait, à propos de la nécessité de restreindre le développement du Bouddhisme, les lignes suivantes (abbé Grosier, t. V, p. 51) :
« Sous nos trois fameuses dynasties, jamais on n'entendit parler de Fo (Bouddha) ; c'est depuis la dynastie des Han et des Weï que cette secte, qui a introduit les statues, a commencé à se répandre à la Chine. Dans les deux cours, dans toutes les villes, dans les montagnes, ce n'est que bonzes des deux sexes, ouvriers occupés mal à propos à faire leurs statues. Nos anciens tenaient pour maxime que s'il y avait un homme qui ne labourât point, et une femme qui ne s'occupât point aux soieries, quelqu'un s'en ressentirait dans l'Etat. Que sera-ce donc aujourd'hui qu'un nombre infini de bonzes, hommes et femmes, vivent et s'habillent des sueurs d'autrui, et occupent une infinité d'ouvriers à bâtir de tous côtés et à orner à grands frais de superbes édifices ?»
On ne peut mieux dire. C'était là le préambule d'un décret ayant pour but de supprimer un grand nombre de bonzeries ou couvents bouddhistes.
Cependant le Bouddhisme a introduit en Chine quelques connaissances astronomiques et mathématiques ; ce que n'ont pas fait les sectateurs de Lao-tseu. Ce léger avantage est plus que compensé par les immenses inconvénients d'un esprit théologique arbitraire, divagateur, poussant à une vie monastique complètement oisive.

Troisième élément modificateur de la civilisation chinois : Catholicisme.
Quant au catholicisme, dernier élément modificateur de la civilisation chinoise, il n'y eu en Chine qu'une influence très-secondaire. Néanmoins il y a introduit, à l'époque de la grande mission des Jésuites, quelques notions scientifiques qui ont été utiles. Mais, je le répète, ce n'est là qu'une influence minime et tout à fait secondaire, et je ne cite que pour mémoire cette troisième influence modificatrice.
Voilà terminée l'appréciation abstraite de la civilisation chinoise, appréciation vraiment difficile qui servira de base à notre étude concrète. Nous consacrerons la prochaine séance à la théorie du développement concret de cette société, depuis son origine jusqu'à nos jours.

Seconde leçon (et la quinzième du cours.) Vendredi 13 Homère 72. 10 Février 1860.
THEORIE GENERALE DU DEVELOPPEMENT DE LA CIVILISATION CHINOISE.
Théorie sommaire des deux forces qui ont dirigé le développement de la civilisation chinoise ; Empereur, classe des lettrés.

Messieurs,
Dans la dernière séance nous nous sommes occupés de l’appréciation abstraite de la civilisation chinoise, c'est-à-dire que nous avons établi quels en étaient les caractères fondamentaux, communs à toutes les classes, et à tous les âges de cette longue évolution.
Nous avons vu que la base mentale de cette civilisation c'était le Fétichisme systématisé par le culte du ciel ; et nous avons établi ensuite quels étaient les éléments modificateurs de cette civilisation ; éléments résultés de la réaction des sociétés environnantes sur la Chine.
De cette base fondamentale, nous avons ensuite déduit les caractères généraux de la Famille et de la société.
Nous avons constaté comment la Famille fondée sur le respect filial et le culte des ancêtres était la base de cette société, comme de tout autre du reste, mais à ce point néanmoins, que le gouvernement lui-même était conçu d'après le type de la Famille, et non d'après le type divin ; distinction capitale à laquelle se rattachent les principaux caractères du gouvernement correspondant, — Nous avons vu l'absence complète du régime des castes dans une telle société, et qui, au fond, n'a pas même de caste royale, malgré l'hérédité nécessaire de la fonction suprême ; — de là une combinaison admirable d'indépendance et de soumission, l'obéissance étant filiale et le commandement paternel, — au lieu de l'obéissance absolue et du commandement arbitraire que la conception théologique tend à faire surgir. —Voilà le résumé très-sommaire de l'appréciation abstraite que nous avons accompli dans la séance précédente ; il faut maintenant aborder la théorie de l'évolution concrète de cette civilisation. — Car cette société, dont nous avons déterminé abstraitement les bases essentielles, s'est développée effectivement, et au milieu d'un certain nombre de circonstances particulières. Ce sont les phases principales de cette évolution concrète que nous allons étudier, et nous en déduirons comme aboutissant final, une conception systématique de la situation actuelle de la Chine.
Mais avant d'aborder la théorie même de cette évolution je dois faire l'analyse sommaire des deux forces élémentaires distinctes, dont l'action et la combinaison mutuelles ont présidé au développement social auquel je dois vous faire assister aujourd'hui.
Ces deux forces élémentaires sont : 1. une famille impériale, représentée par un individu unique qui en est le chef ; 2. une classe particulière, que je désignerais sous le nom de classe des lettrés, qui n'a atteint sa vraie constitution qu'après Confucius, mais dont les fondements existaient bien avant. Telles sont les deux forces qui ont présidé au développement graduel de cette civilisation, et qui se sont développées avec elle.
Étudions d'abord la première force élémentaire de la civilisation chinoise, et qui en constitue le moyen d'unité, à savoir un individu unique, empereur, en qui se concentre la direction générale de la société. L'empereur appartient toujours à une famille particulière ; de telle sorte que l'hérédité sert de base à cette fonction suprême de l'organisme social, par une exception trop motivée pour qu'il ne soit pas facile de s'en rendre immédiatement raison. Mais cette hérédité n'a pas le caractère absolu de l'hérédité théocratique. L'empereur choisit son successeur, non-seulement dans les enfants de l'impératrice proprement dite, mais aussi parmi les fils des concubines légitimes que permet la loi chinoise ; de manière que la succession suprême puisse arriver, dans une famille habituellement nombreuse, véritablement au plus digne. —L'hérédité théocratique au contraire a un caractère absolu ; le fils aîné succède alors nécessairement au père ; ici, au contraire, l'hérédité a un caractère d'ordre public, de manière à combiner, autant que possible dans une telle situation, les avantages naturels de l'hérédité avec ceux du choix. L'existence de cette première force élémentaire dans tout le cours de l'histoire de la Chine est incontestable, et nous voyons depuis l'époque des plus antiques traditions jusqu'à nos jours, un individu unique appartenant à une famille particulière, gouvernant la Chine, et choisissant son successeur parmi ses fils.
Parmi les impulsions fondamentales qui dominent tout empereur de la Chine, il faut considérer deux éléments distincts, et correspondants à deux ordres de fonctions : l'élément ou l'impulsion militaire, et l'élément pacifique, industriel, administratif, paternel en un mot. Ces deux sortes d'impulsions intimes se retrouvent toujours dans tout empereur chinois, quelle que soit son origine ou sa situation. Occupons-nous d'abord de l'élément militaire ; l'existence de cet élément est inévitable; toute espèce de civilisation se développant en contact avec d'autres civilisations, a besoin de pouvoir se défendre ; d'un autre côté la nécessité de réprimer les luttes, les perturbations intérieures, en un mot, de maintenir l'ordre, développe aussi cet élément militaire. Il est clair que pour cette destination, plus que pour toute autre, la concentration du pouvoir doit se faire et se fait effectivement entre les mains de l'empereur. Aussi l'empereur de la Chine a-t-il toujours eu à un degré plus ou moins développé un caractère militaire. Cet élément est, comme on le voit, essentiel à la constitution du pouvoir monocratique qui a toujours dirigé la Chine.
A ce caractère militaire, caractère nécessité par la situation, se joint toujours une disposition pacifique, industrielle, administrative qui émane de la nature même de la civilisation correspondante. J'ai expliqué déjà comment le type du gouvernement Chinois était emprunté à la famille, et non au type d'arbitraire divin. Il suit de là que l'empereur a toujours été conçu, suivant l'expression chinoise, comme le père et la mère de son peuple, comme représentant, en effet, toutes les aspirations et tous les devoirs des chefs de la famille, la fermeté de l'un et la tendresse de l'autre, ce qui est, comme nous l'avons résumé, la conséquence nécessaire de la persistance de la Civilisation fétichique.
Ces deux éléments de la constitution intime du pouvoir monocratique ont joué un rôle plus ou moins grand. Tantôt l'élément militaire a prédominé, tantôt au contraire l'élément pacifique, industriel, administratif. Néanmoins la tendance générale de la civilisation chinoise est au fond de faire prévaloir de plus en plus le caractère industriel et pacifique.
Mais d'où est venue la famille primitive qui a fourni, le point de départ de cette succession ininterrompue de familles impériales ? — Il est évident que la coordination des familles en une société émane toujours d'un individu, ou pour mieux dire d'une famille prépondérante. Les situations posent les problèmes sociaux, mais la solution en appartient toujours à un organe individuel, quoi qu'en disent de vagues penseurs humanitaires. Ainsi c'est donc un individu unique qui a primitivement réuni les cent familles, dont prétend descendre la population chinoise [« La population native de la Chine est désignée par les Chinois eux-mêmes sous le nom de P-sing (les cent familles), vraisemblablement d'après une tradition qui fixait le nombre de celles qui avaient formé le premier noyau de la nation. » (Abel Rômusat, Mélanges asiatiques.)], et qui les a réunies en apportant un premier degré de systématisation astrolatrique à leur fétichisme spontané. L'individu qui a institué le premier groupe de cette civilisation, qui a réuni les cent familles, a dû être le fondateur nécessaire de la première famille impériale, en plaçant naturellement sa famille à la tête de cette civilisation ; et a fourni ainsi le premier type à cet égard.
Quel a été le rôle du pouvoir impérial dont je viens d'expliquer la composition intime et l'origine ?
En premier lieu le pouvoir impérial a été un élément indispensable d'unité, de stabilité et d'ordre. C'est par cette concentration et cette transmission héréditaire que l'union, l'ordre, ont pu être maintenus, que la société a pu être vraiment fondée, par le concours de toutes les aspirations vers un centre unique qui les représente et les rallie. En second lieu le pouvoir impérial ayant un caractère militaire est devenu le moyen d'extension et de défense tout à la fois de là société correspondante. C'est à ce pouvoir que revevait naturellement la fonction de repousser les attaques extérieures, et d'adjoindre par un mélange de force et d'action civilisatrice, les populations environnantes, de manière à donner à la civilisation chinoise à la fois toute son extension et toute sa stabilité.
Il faut ajouter enfin que le pouvoir impérial a été aussi un élément de progrès intérieur. Le progrès préparé par le travail des prédécesseurs a toujours reçu sa sanction et sa consolidation définitives de la part des empereurs éminents de la Chine, qui, en effet proclament les progrès et les incorporent définitivement.
Ainsi donc le pouvoir impérial a été en Chine l'élément nécessaire d'unité, de consolidation, d'extension, et même de progrès de la civilisation correspondante,
Étudions actuellement la seconde force élémentaire qui a présidé aux destinées de cette civilisation, la classe des lettrés.
La nature de la civilisation chinoise repoussait le régime des castes, ainsi que nous l'avons établi, et c'est là un point essentiel. Mais cette civilisation faisait nécessairement surgir une classe éclairée, administrative, lettrée, cultivée, à qui devait revenir la direction des fonctions sociales sous la suprématie impériale. L'accumulation des capitaux rend inévitable, en permettant une culture intellectuelle directe, l'avènement d'une classe distincte. Cette classe ne s'étant pas constituée en caste, par l'absence en Chine de l'esprit théologique, il en est résulté une classe éclairée, ayant nécessairement de l'influence, et à qui a été dévolue naturellement l'administration de la Chine.
Cette classe surgie dès le début de cette civilisation, s'est développée dans une population de plus en plus industrieuse ; mais cette classe n'est devenue la classe des lettrés, ne s'est systématiquement constituée que sous l'impulsion de Confucius et de son école. [Ainsi on voit dans le Tcheou-li ou rites des Tchéou, le tableau complet de l'organisation administrative de la Chine entre le XIIe et le VIIIe siècles avant notre ère. Et ce document, outre ce que nous apprend plus directement mais plus brièvement le Chou king, donne la preuve décisive de l’existence de la classe directrice avec les caractères généraux que j'indique].
Jusqu'à lui, nous voyons bien des ministres, des administrateurs, des généraux, etc., etc., émaner, non pas de castes distinctes, mais de la partie la plus cultivée de la population, mais sans règles fixes, et sans une doctrine coordonnée qui serve de drapeau et de point de ralliement. C'est dans Confucius que cette classe a trouvé son docteur, son organisateur. Aussi je consacrerai une partie de la séance prochaine a l'appréciation systématique de la grande école dont cet éminent philosophe est le fondateur. Quel a été le rôle de la classe des lettrés dans l'ensemble de la civilisation chinoise ?
Cette classe a été l'organe régulier du progrès, parce qu'elle pouvait se livrer à une activité industrielle, scientifique, sociale, que le régime des castes ne tendait pas à comprimer et à restreindre dans des limites invariables ; persistant au milieu de la disparition successive des dynasties chinoises, elle était en même temps l'organe de la véritable continuité sociale. D'un autre côté cette classe a agi comme moyen de réaction par rapport à la puissance impériale, pour limiter spontanément cette puissance, diminuer en elle l'élément militaire et pousser au développement de l'élément pacifique et industriel. La classe des lettrés a développé dans l'empereur le caractère paternel, elle en a construit le type et a poussé lentement, mais d'une manière continue, à la réalisation d'un tel type. C'est sous son impulsion que s'est graduellement réalisé un admirable système d'administration générale. Enfin cette classe est l'organe régulier de l'opinion publique contre les écarts inévitables de la fonction suprême, et elle fournit ainsi une force modificatrice de l'élément directeur.
Telles sont donc, empereur et classe des lettrés, les deux forces générales qui ont présidé à l'évolution de la civilisation chinoise.
Nous avons donc ainsi terminé l'appréciation abstraite des bases de cette civilisation, nous en avons déterminé ensuite les forces directrices, nous tenons ainsi le fil qui va nous guider dans la théorie de ce grand phénomène sociologique, si mal apprécié encore dans son ensemble, malgré de nombreux et intéressant travaux de détail.

Décomposition de l’ensemble de l’évolution chinoise en ses phases essentielles.
Il faut d’abord éliminer une erreur très-répandue sur la prétendue immobilité de la civilisation chinoise, D'après une manière de voir, que l'ignorance occidentale a rendue très-persistante, la population chinoise aurait atteint dès la plus haute antiquité un certain état, et depuis ne l'aurait pas dépassé, Cette conception constitue un vrai mystère, où l'on s'interdit même la ressource d'une révélation. Car on admet, sans révélation quelconque, l'avènement spontané d'une civilisation très-étendue ; ce qui est évidemment absurde ; on ne saurait, en effet, expliquer par quel mystère deux mille ans avant Jésus-Christ un état social aussi développé aurait ainsi apparu tout d'un coup devenant ensuite parfaitement immobile, Des érudits, fort distingués du reste, préoccupés de donner à cette civilisation une date aussi reculée que possible, ont appuyé cette conception. Ils ont pris au pied de la lettre te rêve d'âge d'or des lettrés chinois. Les lettrés, nécessairement placés à un point de vue absolu, ont dû naturellement reporter dans le passé le type idéal de leur civilisation ; de telle sorte que pour eux tout nouveau progrès fût un retour à une sorte d'âge d'or primitif ; procédé de l'esprit absolu pour sanctionner les innovations nécessaires sans rompre néanmoins la continuité ; procédé logique que nous retrouvons partout, et que l'esprit scientifique peut seul remplacer en vertu de son caractère relatif. Ce rêve d'un âge d'or placé au début de la civilisation chinoise, pris trop au sérieux par d'honorables érudits, a donné de la consistance aux absurdes préjugés de l'ignorance occidentale. Mais cette opinion est tout à fait irrationnelle ; la civilisation chinoise a débuté comme les autres par l'état le plus grossier. Les traditions primitives nous peignent leurs premières peuplades ayant à peine des cabanes, vivant d'herbes, de glands, etc., etc., enfin l'état que nous retrouvons à l'origine de toutes les sociétés. La civilisation chinoise est donc partie comme toutes les autres d'un état tout à fait inférieur, et est arrivée par un long développement graduel à une immense extension, sociale autant que territoriale.
Mais il y a néanmoins dans l'ensemble de cette civilisation un grand caractère, qui a pu donner une certaine apparence à l'absurde opinion que nous venons de réfuter ; c'est que l'évolution de la civilisation chinoise, toujours continue, a consisté simplement à développer les germes de son organisation primitive ; mais ce grand caractère, que je ferai ressortir, est un admirable titre au respect de tout vrai philosophe, bien loin d'être un signe d'infériorité, comme le suppose l'anarchie occidentale.
C'est là un beau phénomène, que l'état normal pourra seul réaliser pour toutes les sociétés, que ce développement prolongé de civilisation, mais toujours néanmoins avec le même caractère ; au lieu de ces changements plus ou moins brusques, et plus ou moins hétérogènes, que nous présente la succession des phases de la civilisation occidentale. Nous voyons, en effet, en Occident, à partir de l'état théocratique, une succession d'états sociaux hétérogènes, quoique liés entre eux, qui constituent les évolutions grecque, romaine, catholico - féodale, dont aucune ne sait rendre justice convenable à la précédente, et habituellement même ne sait que la maudire. L'évolution révolutionnaire commencée au XIVe siècle, a, à beaucoup d'égards, aggravé un tel état mental. Nous avons vu se succéder une suite de changements brusques, ayant en réalité entre eux une véritable liaison, mais inaperçue. Les lettrés occidentaux ont systématisé un tel état, ils ont pris le type de la maladie pour le type de la santé, et ils ont subordonné à cette étrange conception l'appréciation de toutes les autres civilisations. En effet, la Chine ne nous présente rien de parail à cette évolution occidentale. C'est toujours la même civilisation, civilisation astrolâtrique, prenant un accroissement continu, mais conservant toujours le même caractère ; civilisation dans laquelle les contemporains bénissent leurs ancêtres, au lieu de mettre leur stupide grandeur à les maudire et à les méconnaître, C'est la un spectacle consolant que nous offre la Chine ; on peut y voir un développement vraiment organique, où le progrès incessant ne méconnaît pas la continuité, caractère suprême de toute sociabilité.
Si en Chine nous voyons une succession continue dans l'évolution, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de revolutions, si par révolution on entend seulement un changement de dynastie, et non pas un changement dans le caractère même de la civilisation correspondante. La Chine nous présente en effet dans sa longue histoire de nombreuses commotions intérieures ; mais à quoi étaient-elles dues ? Elles résultaient de la nécessité de changer, de temps en temps, la famille impériale, l'élément directeur, la force central de la société. Il est clair que la situation prépondérante de la puissance impériale, malgré les limites spontanées que l'opinion et la corporation des lettrés lui opposent, tend a troubler au bout d'un certain temps l'intelligence et la moralité des natures trop peu éminentes qui arrivent quelquefois à la suprême fonction. Aussi les perturbations intérieures viennent de ces changements dynastiques rendus nécessaires. Or ces changements sont graves. Il s'agit en effet de remplacer l'organe fondamental, celui qui maintient l'unité, le ralliement des populations, et qui se trouve par suite rattaché à toutes les habitudes dans la population correspondante. Aussi ces changements sont accompagnés de rudes commotions ; mais ces commotions n'altèrent pas le caractère fondamental de la civilisation. C'est un organe qu'on élimine après qu'il a rempli sa fonction dans l'organisme social, suivant un travail analogue à celui qui s'accomplit normalement dans l'organisme individuel, avec accompagnement néanmoins d'une perturbation pathologique transitoire ; mais ces révolutions ne méconnaissent pas la continuité sociale. On en est venu en Occident, d'après une conception, aussi absurde qu'immorale, à sanctifier l'état de maladie, bien loin de le déplorer, et à considérer comment un état vraiment normal un développement sans règle et sans limite. Aussi ces tristes dispositions pathologiques expliquent pourquoi le développement organique et normal d'une grande civilisation a-t-il été pris comme un signe d'infériorité par des intelligences hébétées par l'esprit anarchique, qui domine trop, même ceux qui se croient les plus conservateurs.
Si nous considérons l'ensemble de la civilisation chinoise, nous voyons qu'elle s'étend d'une manière suffisamment authentique de l'an 2500 avant J.Ch. jusqu'à nos jours. Il ne faut pas attacher une trop grande importance à ce nombre 2500. Cependant les chiffres ont toujours une véritable utilité logique, surtout en sociologie, quand ils se rapportent aux époques primitives, pour limiter des divagations très-naturelles. Mais leur importance scientifique pour les époques primordiales n'est pas aussi grande que pour les époques plus rapprochées, vu l'extrême lenteur de l'évolution social à ses débuts. C'est donc pendant une période de plus de 4000 ans que se développe d'une manière continue cette grande civilisation.
L'histoire de l'évolution chinoise se partage en grandes périodes distinctes. La première s'étend de l'an 2500 avant J.Ch. jusqu'à l'an 200 avant J.Ch., c'est-à-dire jus-qu'à Thsin-chi-hoang-ti. C'est la période de fondation. Elle se trouve séparée de la seconde période par le règne caractéristique de Thsin-chi-hoang-ti, qui fut un homme d'État d'une puissante énergie, d'une individualité fortement accusée, et qui constitua l'empire chinois proprement dit.
La seconde période s'étend de l'an 200 avant J.Ch. jusqu'à nos jours. C'est la période de développement. L empire chinois finalement constitué nous présente alors une évolution continue, dont l'étude systématique nous conduira enfin à l'appréciation de la situation actuelle de ce grand empire.

Appréciation générale de la première phase de la civilisation chinoise. De l'an 2500 avant J.-Ch. jusqu'en l'an 200 avant J.-Ch.
Cette phase générale de la civilisation chinoise est la phase d'installation. De l'origine jusqu'à Confucius cette civilisation s'établit avec tous les caractères que nous avons vus la constituer : fétichisme systématisé par le culte astrolâtrique, absence de castes, mais existence d'une classe élevée, administrant et gouvernant sous la direction d'un chef unique, enfin famille fortement établie sur le culte des ancêtres et le respect filial. Confucius vers 550 avant J.Ch., construit la philosophie qui systématise une telle civilisation, et pose ainsi les bases de l'organisation régulière de la classe des lettrés ; cette phase se termine par l'énergique action militaire de Thsin-chi-hoang-ti, qui constitua enfin l'empire chinois. A partir de ce moment la civilisation chinoise définitivement fondée se développera par une action graduelle et continue. Les philosophes et historiens chinois dominés par un louable sentiment de continuité, ont voulu mettre dans l'histoire de leur société une unité que la nature des choses ne permet pas. Ils ont imaginé dans la plus haute antiquité toute leur civilisation ultérieure. Ce sont là des rêves d'âge d'or ; mais ce qu'il y a de vrai c'est que les germes de cette civilisation remontent effectivement à la plus haute antiquité ; mais ce ne sont que des germes qu'une longue évolution a seule pu développer. Les traditions placent le berceau de la civilisation chinoise sur les rives du Hoang-ho ou fleuve Jaune, et vers la partie nord du cours de ce fleuve, c'est-à-dire vers les provinces de Chen-sî et de Chan-si. C'est en ce point que s'est formé le groupe qui deviendra par une extension graduelle l'empire chinois. La civilisation chinoise descend ensuite ce grand fleuve, s'étend sur les deux rives, rayonne vers le nord et le sud, et finit enfin par atteindre son immense extension actuelle. Les traditions, conformes du reste aux lois mêmes de toute formation sociale, nous représentent le premier groupe comme très-restreint, puisqu'on le conçoit comme formé de cent familles, et que toute la population chinoise estime descendre de ces cent familles ; de plus ce noyau nous est représenté comme étant primitivement à un état complètement sauvage. Mais une fois formé, lié par un culte astrolâtrique, par l'adoration systématique du ciel surgi de l'initiative d'une famille prépondérante, ce noyau, dis-je, rayonne alors sur les populations environnantes de deux manières différentes, par une action conquérante, et par l'action naturelle d'une civilisation plus avancée sur des populations non constituées, et qui n'offrent pas, par conséquent, d'éléments de résistance à une influence civilisatrice. Nous voyons alors cette société acquérir une constitution plus fixe, étendre davantage son action ; mais son caractère prépondérant primitif n'étant pas le caractère militaire, les conquêtes ne sont que momentanées, et au lieu de former un empire unique, forment autour de la population initiatrice, un grand nombre de groupes ou royaumes distincts, soumis à une même civilisation, mais ne présentant pas une réelle subordination politique. Les historiens chinois qui ont voulu mettre dans l'évolution de leur civilisation une complète unité, présentent une telle situation comme une sorte de décomposition d'un empire unique. Ainsi jusqu'à Confucius, nous voyons se produire le phénomène général suivant : développement de la civilisation astrolâtrique avec les caractères généraux que je lui ai assignés, formation d'un grand nombre de petits États dominés par une telle civilisation. Il faut voir maintenant quel a été dans cette situation le rôle spécial de Confucius, sur lequel je reviendrai du reste d'une manière approfondie, mais qu'il faut apprécier sommairement, pour bien indiquer les pas essentiels de cette longue évolution. Le rôle de Confucius a été de construire pour la classe éclairée, administrative, dont le développement s'était produit conformément à l'esprit de la civilisation chinoise, une doctrine philosophique qui fut l'expression systématique de la nature même de cette civilisation. Ce rôle est immense, et jamais peut-être un homme n'a exercé une action plus grande, plus profonde et plus régulière dans le développement d'une société. La doctrine de Confucius, comme nous le verrons plus tard, établissait le type idéal de la civilisation correspondante. Cette doctrine systématique construisant le type à réaliser, fournissait la conception autour de laquelle ont pu et dû se grouper les théoriciens, les administrateurs, tous ceux en un mot qui faisaient partie de la classe éclairée. Cette doctrine a donné à cette classe une véritable constitution, une réelle unité ; elle a fondé finalement la classe des lettrés : c'est à partir de Confucius que cette classe se constitue. Dès ce moment anssi la civilisation chinoise se développe avec une intensité et une régularité extrêmes, parce qu'elle a acquis enfin une première coordination de son second élément directeur. La première force fondamentale, élément d'ordre, d'unité, de consolidation c'est-à dire la puissance impériale, avait dû être établie dès le début, mais l'élément modificateur, quoique surgi dès l'origine, de la nature même de cette société, n'arrive à se coordonner qu'à partir de Confucius. Cela se conçoit. La concentration était dans la nature même du premier élément qui a dû, dès le début, être plus ou moins systématique, mais le second élément, l'élément modificateur, dispersif par sa nature, n'a pu arriver que plus tard à conquérir la doctrine qui lui a donné une coordination, et qui lui a permis ainsi d'exercer une action plus complète et plus caractéristique. De Confucius à Thsin-chi-hoang-ti (de 550 avant J.Ch. à 221 avant. J.Ch. ) que voyons-nous ? La situation politique de la Chine, situation dispersive, reste la même, mais la civilisation proprement dite marche graduellement. La classe des lettrés acquiert de jour en jour dans chacune des petites dynasties une importance croissante. Nous voyons en effet les lettrés aller d'un royaume à l'autre porter leurs conseils, leur connaissance des affaires. Tel philosophe de la secte de Confucius, né dans un royaume, devient mandarin, ministre dans un autre. Ainsi s'établit par la classe des lettrés des relations de plus en plus régulières entre des royaumes politiquement distincts, de manière à préparer l'avènement de l'unité politique réalisée par Thsin-chi-hoang-ti. La similitude des moeur, des habitudes, se développe de plus en plus sous l'influence de la classe des lettrés, en même temps que cette classe pousse activement au développement industriel et pacifique de ces diverses populations. Nous arrivons ainsi à à Thsin-chi-hoang-ti, (de 221 avant J.Ch. à 209). Nous allons voir quel a été le rôle de ce grand homme, l'importance capitale de son impulsion, malgré les graves déviations dont elle fut accompagnée. Thsin-chi-hoang-ti appartenait à la dynastie des Thsin, dont le siège était au nord de la Chine dans les provinces actuelles de Chen-si, et il était chef d'une des huit dynasties qui composaient alors le peuple chinois. Il parvint à conquérir tous les autres royaumes, réunit tous les autres États sous une seule domination, et fonda véritablement l'empire chinois. Le royaume de Thsin-chi-hoang-ti se trouvant en contact avec les Tartares, l'activité militaire avait dû s'y développer davantage que dans les royaumes placés vers l'embouchure du fleuve Jaune où l'activité pacifique devait avoir plus de prépondérance, il n'est pas étonnant d'après cela, que la conquête soit venue de cette dynastie. Thsin-chi-hoang-ti parvint à réunir sous une même domination politique des royaumes liés entre eux, du reste, par la plus extrême analogie de civilisation. Une fois l'empire chinois vraiment constitué, Thsin-chi-hoang-ti étendit sa domination au delà du fleuve Yang-tseu kiang ou fleuve Bleu, jusqu'au Tonquin, dans cette région qui constitue actuellement la Chine méridionale. Il agrégea ainsi à l'empire des populations qui n'étaient pas réellement chinoises, c'est-à-dire chez qui n'était pas développée la civilisation dont j'ai décrit les traits fondamentaux. Mais ces populations après avoir été conquises par les armes de Thsin-chi-hoang-ti furent ensuite graduellement conquises par la civilisation chinoise. Ces deux parties de la Chine ont pu quelquefois nous présenter des luttes, mais le retour à l'unité politique a toujours fini par se faire. Par conséquent la conquête de Thsin-chi-hoang-ti a été au fond décisive pour la consolidation et l'extension de l'empire chinois. Thsin-chi-hoang-ti repousse et contient les Tartares. Il y a toujours eu lutte entre la civilisation chinoise se développant constamment, s'étendant sans cesse et les nomades qui la circonscrivaient au nord et à l'ouest. Thsin-chi-hoang-ti en triompha, et parvint à les contenir suffisamment. On lui doit la construction de la fameuse muraille, destinée à défendre la Chine contre les Tartares. Mais cette immense construction fut plutôt un monument d'orgueil qu'un efficace moyen de défense. La Chine a été, malgré la fameuse muraille, conquise deux fois, par les Mongols et les Mantchoux. Mais leur conquête s'est réduite, comme on l'a justement observé, à leur conférer le droit de monter la garde dans l'intérieur du vaste empire. Thsin-chi-hoang-ti développa fortement dans le gouvernement chinois l'élément militaire ; de là l'extrême opposition des lettrés. Néanmoins cette action militaire fut utile pour constituer réellement l'empire chinois ; mais la classe des lettrés avait une trop forte consistance et était trop enracinée dans les fondements de cette civilisation, pour que le mouvement opéré par Thsin-chi-hoang-ti pût être autre chose qu'une dictature militaire passagèrement nécessaire à la fondation suffisamment stable de ce grand empire. Cette œuvre capitale, Thsin-chi-hoang-ti l'accomplit, il faut le dire, avec une extrême violence, On a voulu souvent justifier de telles violences par une prétendue nécessité ; ce sont là des exagérations de l'esprit absolu. Ces violences proviennent toujours d'une véritable infériorité morale, dans des natures éminentes du reste à beaucoup d'autres égards. Les lettrés dominés par le sentiment de la continuité, préoccupés du caractère administratif et paternel qu'ils voulaient faire prévaloir dans le gouvernement chinois, méconnurent complètement ce qu'avait d'utile, de nécessaire la politique de Thsin-chi-hoang-ti pour fonder réellement l'empire chinois, et lui donner une base suffisante de stabilité contre les attaques extérieures. Ils ne surent pas se dégager suffisamment du type antique, et firent à Thsin-chi-hoang-ti et à son ministre Li-sse une opposition vive et continue. Cette opposition conduisit Thsin-chi-hoang-ti à une mesure d'une violence et d'une brutalité extrêmes. Il ordonna la destruction de tous les livres, et défendit à qui que ce soit d'en conserver, sous peine de mort, un exemplaire, surtout des livres antiques, et vénérés de la population. Cet ordre, d'une barbarie inouïe, fut exécuté avec une cruauté extrême ; quoique par sa nature il ne pût avoir une complète réussite, il provoqua de la part des lettrés des dévouements admirables. Ils montrèrent un noble courage à défendre ces livres où se condensait toute la sagesse des siècles antérieurs. Voilà quelle fut surtout la mesure extrême, injustifiable de Thsin-chi-hoang-ti, qui brisa ainsi avec une violence impardonnable une opposition bien naturelle, et qu'il aurait pu facilement vaincre, dans ce qu'elle avait de déraisonnable, sans recourir à d'aussi sauvages expédients. Mais, on doit le remarquer, Thsin-chi-hoang-ti, si profondément ennemi de la classe des lettrés ou des sectateurs de Confucius, fut au contraire partisan déclaré des sectateurs de la raison, des Tao-sse. Cela se conçoit, les Tao-sse, comme tous les métaphysiciens quelconques, plus ou moins, avaient le mépris du passé ; ils devaient se trouver sympathiques à un révolutionnaire comme Thsin-chi-hoang-ti. Les sectateurs de Confucius au contraire, véritables représentants de la civilisation chinoise, avaient pour l'antiquité le plus profond respect. — Du reste, il faut remarquer que chez les empereurs chinois la protection accordée aux Tao-sse ou aux bouddhistes est en général un signe de rétrogradation. Cela se conçoit, vu le caractère inférieur de ces doctrines qui poussent, plus ou moins, à d'indéfinies divagations mentales. Telle est l'analyse sommaire de cette première phase de la civilisation chinoise. Cette civilisation est constituée quant à ses bases essentielles, et l'empire chinois est enfin établi. Il pourra éprouver des commotions, des luttes, des déchirements, mais les divers éléments s'en rapprocheront toujours leurs habitudes antérieures, et par l'action de la classe des lettrés de plus en plus systématiquement organisée. — Nous assisterons maintenant dans la seconde phase au développement continu de cette civilisation désormais solidement assise.

Mentioned People (1)

Laffitte, Pierre  (Beguey, Gironde 1823-1903 Paris) : Philosoph, Positivist, Professeur d'histoire générale des sciences, Collège de France

Subjects

History : China : General / Philosophy : Europe : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1861 Laffitte, Pierre. Considérations générales sur l'ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l'Occident avec la Chine. (Paris : Dunod, 1861). [Leçons professé en 1859 en 1860 sur l'histoire générale de l'humanité].
http://catalog.hathitrust.org/Record/001871525.
Publication / Laf1