Gobineau, Joseph Arthur de. Essai sur l'inégalité des races humaines [ID D20711].
Livre troisième : Chapitre V : Les Chinois. (2)
La philosophie, et surtout la philosophie morale, objet d'une grande prédilection, ne consiste qu'en maximes usuelles, dont l'observance parfaite serait assurément fort méritoire, mais qui, par la manière puérilement obscure et sèchement didactique dont elles sont exposées et déduites, ne constituent pas une branche de connaissances très dignes d'admiration. Les gros ouvrages scientifiques donnent lieu à plus d'éloges.
À la vérité, ces compilations verbeuses manquent de critique. L'esprit de la race jaune n'est ni assez profond, ni assez sagace pour saisir cette qualité réservée à l'espèce blanche. Toutefois, on peut encore beaucoup apprendre et recueillir dans les documents historiques. Ce qui a trait aux sciences naturelles est quelquefois précieux, surtout par l'exactitude de l'observation et la patience des artistes à reproduire les plantes et les animaux connus. Mais il ne faut pas s'attendre à des théories générales. Quand la fantaisie vague d'en créer passe par l'esprit des lettrés, ils tombent aussitôt au-dessous de la niaiserie. On ne les verra pas, comme les Hindous ou les peuples sémitiques, inventer des fables qui, dans leur incohérence, sont du moins grandioses ou séduisantes. Non : leur conception restera uniquement lourde et pédantesque. Ils vous conteront gravement, comme un fait incontestable, la transformation du crapaud en tel ou tel animal. Il n'y a rien à dire de leur astronomie. Elle peut fournir quelques lueurs aux travaux difficiles des chronologistes, sans que sa valeur intrinsèque, corrélative à celle des instruments qu'elle emploie, cesse d'être très médiocre. Les Chinois l'ont reconnu eux-mêmes par leur estime pour les missionnaires jésuites. Ils les chargeaient de redresser leurs observations et de travailler même à leurs almanachs.
En somme, ils aiment la science dans sa partie d'application immédiate. Pour ce qui est grand, sublime, fécond, d'une part, ils ne peuvent y atteindre, de l'autre, ils le redoutent et l'excluent avec soin. Des savants très appréciés à Pékin auraient été Trissotin et ses amis.
Pour avoir eu, trente ans, des yeux et des oreilles ;
Pour avoir employé neuf à dix mille veilles
À savoir ce qu'ont dit les autres avant eux.
Le sarcasme de Molière ne serait pas compris dans un pays où la littérature est tombée en enfance aux mains d'une race dont l'esprit arian s'est complètement noyé dans les éléments jaunes, race composite, pourvue de certains mérites qui ne renferment pas ceux de l'invention et de la hardiesse.
En fait d'art, il y a moins à approuver encore. Je parlais, tout à l'heure, de l'exactitude des peintres de fleurs et de plantes. On connaît, en Europe, la délicatesse de leur pinceau. Dans le portrait, ils obtiennent aussi des succès honorables, et, assez habiles à saisir le caractère des physionomies, ils peuvent lutter avec les plats chefs-d’œuvre du daguerréotype. Puis, c'est là tout. Les grandes peintures sont bizarres, sans génie, sans énergie, sans goût. La sculpture se borne à des représentations monstrueuses et communes. Les vases ont les formes qu'on leur connaît. Cherchant le bizarre et l'inattendu, leurs bronzes sont conçus dans le même sentiment que leurs porcelaines. Pour l'architecture, ils préfèrent à tout ces pagodes à huit étages dont l'invention ne vient pas complètement d'eux, ayant quelque chose d'hindou dans l'ensemble ; mais les détails leur en appartiennent, et, si l'œil qui ne les a pas encore observées peut être séduit par la nouveauté, il se dégoûte bientôt de cette uniformité excentrique. Dans ces constructions, rien n'est solide, rien n'est en état de braver les siècles. Les Chinois sont trop prudents et trop bons calculateurs pour employer à la construction d'un édifice plus de capitaux qu'il n'est besoin. Leurs travaux les plus remarquables ressortent tous du principe d'utilité : tels les innombrables canaux dont l'empire est traversé, les digues, les levées pour prévenir les inondations, surtout celles du Hoang-ho. Nous retrouvons là le Chinois sur son véritable terrain. Répétons-le donc une dernière fois : les populations du Céleste Empire sont exclusivement utilitaires ; elles le sont tellement, qu'elles ont pu admettre, sans danger, deux institutions qui paraissent peu compatibles avec tout gouvernement régulier : les assemblées populaires réunies spontanément pour blâmer ou approuver la conduite des magistrats et l'indépendance de la presse. On ne prohibe, en Chine, ni la libre réunion, ni la diffusion des idées. Il va sans dire, toutefois, que lorsque l'abus se montre, ou, pour mieux dire, que si l'abus se montrait, la répression serait aussi prompte qu'implacable, et aurait lieu sous la direction des lois contre la trahison.
On en conviendra : quelle solidité, quelle force n'a pas une organisation sociale qui peut permettre de telles déviations à son principe et qui n'a jamais vu sortir de sa tolérance le moindre inconvénient !
L'administration chinoise a atteint, dans la sphère des intérêts matériels, à des résultats auxquels nulle autre nation antique ou moderne n'est jamais parvenue ; instruction populaire partout propagée, bien-être des sujets, liberté entière dans la sphère permise, développements industriels et agricoles des plus complets, production aux prix les plus médiocres, et qui rendraient toute concurrence européenne difficile avec les denrées de consommation ordinaire, comme le coton, la soie, la poterie. Tels sont les résultats incontestables dont le système chinois peut se vanter.
Il est impossible ici de se défendre de la réflexion que, si les doctrines de ces écoles que nous appelons socialistes venaient jamais à s'appliquer et à réussir dans les États de l'Europe, le nec plus ultra du bien serait d'obtenir ce que les Chinois sont parvenus à immobiliser chez eux. Il est certain, dans tous les cas, et il faut le reconnaître à la gloire de la logique, que les chefs de ces écoles n'ont pas le moins du monde repoussé la condition première et indispensable du succès de leurs idées, qui est le despotisme. Ils ont très bien admis, comme les politiques du Céleste Empire, qu'on ne force pas les nations à suivre une règle précise et exacte, si la loi n'est pas armée, en tout temps, d'une complète et spontanée initiative de répression. Pour introniser leur régime, ils ne se refuseraient pas à tyranniser. Le triomphe serait à ce prix, et une fois la doctrine établie, l'universalité des hommes aurait la nourriture, le logement, l'instruction pratique assurés. Il ne serait plus besoin de s'occuper des questions posées sur la circulation du capital, l'organisation du crédit, le droit au travail et autres détails.
Il y a, sans doute, quelque chose, en Chine, qui semble répugner aux allures des théories socialistes. Bien que démocratique dans sa source, puisqu'il sort des concours et des examens publics, le mandarinat est entouré de bien des prérogatives et d'un éclat gênant pour les idées égalitaires. De même, le chef de l'État, qui, en principe, n'est pas nécessairement issu d'une maison régnante (car, dans les temps anciens, règle toujours présente, plus d'un empereur n'a été proclamé que pour son mérite), ce souverain, choisi parmi les fils de son prédécesseur et sans égard à l'ordre de naissance, est trop vénéré et placé trop haut au-dessus de la foule. Ce sont là, en apparence, autant d'oppositions aux idées sur lesquelles bâtissent les phalanstériens et leurs émules.
Cependant, si l'on consent à y réfléchir, on verra que ces distinctions ne sont que des résultats auxquels M. Fourrier et Proudhon, chefs d'État, seraient eux-mêmes amenés bientôt. Dans des pays où le bien-être matériel est tout et où, pour le conserver, il convient de retenir la foule entre les limites d'une organisation stricte, la loi, immuable comme Dieu (car si elle ne l'était pas, le bien-être public serait sans cesse exposé aux plus graves revirements), doit finir, un jour ou l'autre, par participer aux respects rendus à l'intelligence suprême. Ce n'est plus de la soumission qu'il faut à une loi si préservatrice, si nécessaire, si inviolable, c'est de l'adoration, et on ne saurait aller trop loin dans cette voie. Il est donc naturel que les puissances qu'elle institue pour répandre ses bienfaits et veiller à son salut, participent du culte qu'on lui accorde ; et comme ces puissances sont bien armées de toute sa rigueur, il est inévitable qu'elles sauront se faire rendre ce qu'elles ne seront pas les dernières à juger leur être dû.
J'avoue que tant de bienfaits, conséquences de tant de conditions, ne me paraissent pas séduisants. Sacrifier sur la huche du boulanger, sur le seuil d'une demeure confortable, sur le banc d'une école primaire, ce que la science a de transcendantal, la poésie de sublime, les arts de magnifique, jeter là tout sentiment de dignité humaine. abdiquer son individualité dans ce qu'elle a de plus précieux : le droit d'apprendre et de savoir, de communiquer à autrui ce qui n'était pas su auparavant, c'est trop, c'est trop donner aux appétits de la matière. Je serais bien effrayé de voir un tel genre de bonheur menacer nous ou nos descendants, si je n'étais rassuré par la conviction que nos générations actuelles ne sont pas encore capables de se plier à de pareilles jouissances au prix de pareils sacrifices. Nous pouvons bien inventer des alcorans de toutes sortes ; mais cette féconde variabilité, à laquelle je suis loin d'applaudir, a les revers de ses défauts. Nous ne sommes pas gens capables de mettre en pratique tout ce que nous imaginons. À nos plus hautes folies d'autres succèdent, qui les font négliger. Les Chinois s'estimeront encore les premiers administrateurs du monde, qu'oublieux de toutes propositions de les imiter, nous aurons passé à quelque nouvelle phase de nos histoires, hélas ! si bariolées !
Les annales du Céleste Empire sont uniformes. La race blanche, auteur premier de la civilisation chinoise, ne s'est jamais renouvelée d'une manière suffisante pour faire dévier de leurs instincts naturels des populations immenses. Les adjonctions qui se sont accomplies, à différentes époques, ont généralement appartenu à un même élément, à l'espèce jaune. Elles n'ont apporté presque rien de nouveau, elles n'ont fait que contribuer à étendre les principes blancs en les délayant dans des masses d'autre nature et de plus en plus fortes. Quant à elles-mêmes, trouvant une civilisation conforme à leurs instincts, elles l'ont embrassée volontiers et ont toujours fini par se perdre au sein de l'océan social, où leur présence n'a, cependant, pas laissé que de déterminer plusieurs perturbations légères, qu'il n'est pas impossible de démêler et de constater. Je vais l'essayer en reprenant les choses de plus haut.
Lorsque les Arians commencèrent à civiliser les mélanges noirs et jaunes, autrement dit malais, qu'ils trouvèrent en possession des provinces du sud, ils leur portèrent, ai-je dit, le gouvernement patriarcal, forme susceptible de différentes applications, restrictives ou extensives. Nous avons vu que cette forme, appliquée aux noirs, dégénère rapidement en despotisme dur et exalté, et que, chez les Malais, et surtout chez les peuples plus purement jaunes, si le despotisme est entier, il est, au moins, tempéré dans son action et forcé de s'interdire les excès inutiles, faute d'imagination chez les sujets pour en être plus effrayés qu'irrités, pour les comprendre et les tolérer. Ainsi s'explique la constitution particulière de la royauté en Chine.
Mais un rapport général de la première constitution politique de ce pays avec les organisations spéciales de tous les rameaux blancs, rapport curieux que je n'ai pas encore fait ressortir, c'est l'institution fragmentaire de l'autorité et sa dissémination en un grand nombre de souverainetés plus ou moins unies par le lien commun d'un pouvoir suprême. Cette sorte d'éparpillement de forces, nous l'avons vue en Assyrie, où les Chamites, puis les Sémites, fondèrent tant d'États isolés sous la suzeraineté, reconnue ou contestée, suivant les temps, de Babylone et de Ninive ; dissémination si extrême, qu'après les revers des descendants de Salomon il se créa trente-deux États distincts dans les seuls débris des conquêtes de David, du côté de l'Euphrate . En Égypte, avant Ménès, le pays était également divisé entre plusieurs princes, et il en fut de même du côté de l'Inde, où le caractère arian s'était toujours mieux conservé. Une complète réunion territoriale de la contrée n'eut jamais lieu sous aucun prince brahmanique.
En Chine, il en alla autrement, et c'est une nouvelle preuve de la répugnance du génie arian pour l'unité dont, suivant l'expression romaine, l'action se résume dans ces deux mots : reges et greges.
Les Arians, vainqueurs orgueilleux dont on ne fait pas facilement des sujets, voulurent, toutes les fois qu'ils se trouvèrent maîtres des races inférieures, ne pas laisser aux mains d'un seul d'entre eux les jouissances du commandement. En Chine, donc, comme dans toutes les autres colonisations de la famille, la souveraineté du territoire fut fractionnée, et sous la suzeraineté précaire d'un empereur une féodalité, jalouse de ses droits, s'installa et se maintint depuis l'invasion des Kschattryas jusqu'au règne de Tsin-chi-hoang-ti, l'an 246 avant J.-C., autrement dit, aussi longtemps que la race blanche conserva assez de virtualité pour garder ses aptitudes principales. Mais, aussitôt que sa fusion avec les familles malaise et jaune fut assez prononcée pour qu'il ne restât pas de groupes même à demi blancs, et que la masse de la nation chinoise se trouva élevée de tout ce dont ces groupes jusque-là dominateurs avaient été diminués pour être rabaissés et confondus avec elle, le système féodal, la domination hiérarchisée, le grand nombre des petites royautés et des indépendances de personnes, n'eurent plus nulle raison d'exister, et le niveau impérial passa sur toutes les têtes, sans distinction.
Ce fut de ce moment que la Chine se constitua dans sa forme actuelle . Cependant la révolution de Tsin-chi-hoang-ti ne faisait qu'abolir la dernière trace apparente de la race blanche, et l'unité du pays n'ajoutait rien à ses formes gouvernementales, qui restaient patriarcales comme ci-devant. Il n'y avait de plus que cette nouveauté, grande d'ailleurs en elle-même, que la dernière trace de l'indépendance, de la dignité personnelle, comprises à la manière ariane, avait disparu à jamais devant les envahissements définitifs de l'espèce jaune .
Autre point encore. Nous avons d'abord vu la race malaise recevant dans le Yun-nan les premières leçons des Arians en s'alliant avec eux ; puis, par les conquêtes et les adjonctions de toute nature, la famille jaune s'augmenta rapidement et finit par ne pas moins neutraliser, dans le plus grand nombre des provinces de l'empire, les métis mélaniens, qu'elle ne transformait, en la divisant, la vertu de l'espèce blanche. Il en résulta pendant quelque temps un défaut d'équilibre manifesté par l'apparition de quelques coutumes tout à fait barbares.
Ainsi, dans le nord, des princes défunts furent souvent enterrés avec leurs femmes et leurs soldats, usages certainement empruntés à l'espèce finnoise. On admit aussi que c'était une grâce impériale que d'envoyer un sabre à un mandarin disgracié pour qu'il pût se mettre à mort lui-même. Ces traces de dureté sauvage ne tinrent pas. Elles disparurent devant les institutions restées de la race blanche et ce qui survivait encore de son esprit. À mesure que de nouvelles tribus jaunes se fondaient dans le peuple chinois, elles en prenaient les mœurs et les idées. Puis, comme ces idées se trouvaient désormais partagées par une plus grande masse, elles allaient diminuant de force, elles s'émoussaient, la faculté de grandir et de se développer leur était ravie, et la stagnation s'étendait irrésistiblement.
Au XIIIe siècle de notre ère, une terrible catastrophe ébranla le monde asiatique. Un prince mongol, Témoutchin, réunit sous ses étendards un nombre immense de tribus de la haute Asie, et, entre autres conquêtes, commença celle de la Chine, terminée par Koubilaï. Les Mongols, se trouvant les maîtres, accoururent de toutes parts, et l'on se demande pourquoi, au, lieu de fonder des institutions inventées par eux, ils s'empressèrent de reconnaître pour bonnes les inspirations des mandarins ; pourquoi ils se mirent sous la direction de ces vaincus, se conformèrent de leur mieux aux idées du pays, se piquèrent de se civiliser à la façon chinoise, et finirent, au bout de quelques siècles, après avoir ainsi côtoyé plutôt qu'embrassé l'empire, par se faire chasser honteusement.
Voici ce que je réponds. Les tribus mongoles, tatares et autres qui formaient les armées de Djinghiz-khan, appartenaient, en presque totalité, à la race jaune. Cependant comme, dans une antiquité assez lointaine, les principales branches de la coalition, c'est-à-dire les mongoles et les tatares, avaient été pénétrées par des éléments blancs, tels que ceux venus des Hakas, il en était résulté un long état de civilisation relative vis-à-vis des rameaux purement jaunes de ces nations, et, comme conséquence de cette supériorité, la faculté, sous des circonstances spéciales, de réunir ces rameaux autour d'un même étendard et de les faire concourir quelque temps vers un seul but. Sans la présence et la conjonction heureuse des principes blancs répandus dans des multitudes jaunes, il est complètement impossible de se rendre compte de la formation des grandes armées envahissantes qui, à différentes époques, sont sorties de l'Asie centrale avec les Huns, les Mongols de Djinghiz-khan, les Tatares de Timour, toutes multitudes coalisées et nullement homogènes.
Si, dans ces agglomérations, les tribus dominantes possédaient leur initiative, en vertu d'une réunion fortuite d'éléments blancs jusque-là trop disséminés pour agir, et qui, en quelque sorte, galvanisaient leur entourage, la richesse de ces éléments n'était pourtant pas suffisante pour douer les masses qu'ils entraînaient d'une bien grande aptitude civilisatrice, ni même pour maintenir, dans l'élite de ces masses, la puissance de mouvement qui les avait élevées à la vie de conquêtes. Qu'on se figure donc ces triomphateurs jaunes animés, je dirai presque enivrés par le concours accidentel de quelques immixtions blanches en dissolution dans leur sein, exerçant dès lors une supériorité relative sur leurs congénères plus absolument jaunes. Ces triomphateurs ne sont pas cependant assez rehaussés pour fonder une civilisation propre. Ils ne feront pas comme les peuples germaniques, qui, débutant par adopter la civilisation romaine, l'ont transformée bientôt en une autre culture tout originale. Ils n'ont pas la valeur d'aller jusque-là. Seulement, ils possèdent un instinct assez fin qui leur fait comprendre les mérites de l'ordre social, et, capables ainsi du premier pas, ils se tournent respectueusement vers l'organisation qui régit des peuples jaunes comme eux-mêmes.
Cependant, s'il y a parenté, affinité entre les nations demi-barbares de l'Asie centrale et les Chinois, il n'y a pas identité. Chez ces derniers, le mélange blanc et surtout malais se fait sentir avec beaucoup plus de force, et, par conséquent, l'aptitude civilisatrice est bien autrement active. Au sein des autres, il y a un goût, une partialité pour la civilisation chinoise, toutefois moins pour ce qu'elle a conservé d'arian que pour ce qui est corrélatif, en elle, au génie ethnique des Mongols. Ceux-ci sont donc toujours des barbares aux yeux de leurs vaincus, et plus ils font d'efforts afin de retenir les leçons des Chinois, plus ils se font mépriser. Se sentant ainsi isolés au milieu de plusieurs centaines de millions de sujets dédaigneux, ils n'osent pas se séparer, ils se concentrent sur des points de ralliement, ils ne renoncent pas, ils n'osent pas renoncer à l'usage des armes, et comme cependant la manie d'imitation qui les travaille les a poussés en plein dans la mollesse chinoise, un jour vient où, sans racines dans le pays, bien que nés de ses femmes, un coup d'épaule suffit pour les pousser dehors. Voilà l'histoire des Mongols. Ce sera également celle des Mantchous.
Afin d'apprécier la vérité de ce que j'avance, touchant le goût des dominateurs jaunes de l'Asie centrale pour la civilisation chinoise, il suffit de considérer ces nomades dans leurs conquêtes, autres que celles du Céleste Empire. En général, on a beaucoup exagéré leur sauvagerie. Ainsi, les Huns, les Hioung-niou des Chinois, étaient loin d'être ces cavaliers stupides que les terreurs de l'Occident ont rêvés. Placés assurément à un degré social peu élevé, ils n'en avaient pas moins des institutions politiques assez habiles, une organisation militaire raisonnée, de grandes villes de tentes, des marchands opulents, et même des monuments religieux. On pourrait en dire autant de plusieurs autres nations finnoises, telles que les Kirghizes, race plus remarquable que toutes les autres, parce qu'elle fut plus mêlée encore d'éléments blancs. Cependant ces peuples qui savaient apprécier le mérite d'un gouvernement pacifique et des mœurs sédentaires, montrèrent constamment des sentiments très hostiles à toute civilisation quand ils se trouvèrent en contact avec des rameaux appartenant à des variétés humaines différentes de l'espèce jaune. Dans l'Inde, jamais Tatare n'a fait mine d'éprouver la moindre propension pour l'organisation brahmanique. Avec une facilité qui accuse le peu d'aptitude dogmatique de ces esprits utilitaires, les hordes de Tamerlan s'empressèrent, en général, d'adopter l'islamisme. Les vit-on conformer aussi leurs mœurs à celles des populations sémitiques qui leur communiquaient la foi ? En aucune façon. Ces conquérants ne changèrent ni de mœurs, ni de costumes, ni de langue. Ils restèrent isolés, cherchèrent très peu à faire passer dans leur idiome les chefs-d'œuvre d'une littérature brillante plus que solide, et qui devait leur sembler déraisonnable. Ils campèrent en maîtres, et en maîtres indifférents, sur le sol de leurs esclaves. Combien ce dédain est éloigné du respect sympathique que ces mêmes tribus jaunes laissaient éclater lorsqu'elles s'approchaient des frontières de la civilisation chinoise !
J'ai donné les raisons ethniques qui me paraissaient empêcher les Montchous, comme elles ont empêché les Mongols, de fonder un empire définitif en Chine. S'il y avait identité parfaite entre les deux races, les Mantchous, qui n'ont rien apporté à la somme des idées du pays, recevraient les notions existantes, ne craindraient pas de se débander et de se confondre avec les différentes classes de cette société, et il n'y aurait plus qu'un seul peuple. Mais, comme ce sont des maîtres qui ne donnent rien et qui ne prennent que dans une certaine mesure ; comme ce sont des chefs qui, en réalité, sont inférieurs, cette situation présente une inconséquence choquante et qui ne se terminera que par l'expulsion de la dynastie.
On peut se demander ce qui arriverait, si une invasion blanche venait remplacer le gouvernement actuel et réaliser le hardi projet de lord Clive.
Ce grand homme pensait n'avoir besoin que d'une armée de trente mille hommes pour soumettre tout l'empire du Milieu, et on est porté à croire son calcul exact, à voir la lâcheté chronique de ces pauvres gens, qui ne veulent pas qu'on les arrache à la douce fermentation digestive dont ils font leur unique affaire. Supposons donc la conquête tentée et achevée. Dans quelle position se seraient trouvés ces trente mille hommes ? Suivant lord Clive, leur rôle aurait dû se borner à garnisonner les villes. Comme le succès se serait accompli dans un simple but d'exploitation, les troupes auraient occupé les principaux ports, peut-être auraient poussé des expéditions dans l'intérieur du pays pour maintenir la soumission, assurer la libre circulation des marchandises et la rentrée des impôts ; rien de plus.
Un pareil état de choses, tout convenable qu'il peut être, ne saurait jamais se prolonger longtemps. Trente mille hommes pour en dominer trois cents millions, c'est trop peu, surtout quand ces trois cents millions sont aussi compacts de sentiments et d'instincts, de besoins et de répugnances. L'audacieux général aurait fini par augmenter ses forces et les aurait portées à un chiffre mieux proportionné à l'immensité de l'océan populaire dont sa volonté aurait voulu contenir les orages. Ici je commence une sorte d'utopie.
Si je continue à supposer lord Clive simple et fidèle représentant de la mère patrie, il apparaît toujours, malgré l'augmentation indéfinie de son armée, fort isolé, fort menacé, et, un jour, lui-même ou ses descendants seront expulsés de ces provinces qui reçoivent tous les vainqueurs en intrus. Mais changeons d'hypothèse : laissons-nous aller au soupçon qui fit repousser, dit-on, par les directeurs de la Compagnie des Indes, les somptueuses propositions du gouverneur général. Imaginons que lord Clive, sujet peu loyal de la couronne d'Angleterre, veut régner pour son compte, repousse l'allégeance de la métropole et s'installe, véritable empereur de la Chine, au milieu des populations soumises par son épée. Alors les choses peuvent se passer bien différemment que dans le premier cas.
Si ses soldats sont tous de race européenne ou si un grand nombre de cipayes hindous ou musulmans sont mêlés aux Anglais, l'élément immigrant s'en ressentira, de toute nécessité, dans la mesure de sa vigueur. À la première génération, le chef et l'armée étrangère, fort exposés à être mis dehors, auront encore entière leur énergie de race pour se défendre et sauront traverser, sans trop d'encombre, ces moments dangereux. Ils s'occuperont à faire entrer de force leurs notions nouvelles dans le gouvernement et dans l'administration. Européens, ils s'indigneront de la médiocrité prétentieuse de tout le système, de la pédanterie creuse de la science locale, de la lâcheté créée par de mauvaises institutions militaires. Ils feront au rebours des Mantchous, qui se sont pâmés d'admiration devant de si belles choses. Ils y mettront courageusement la hache et renouvelleront, sous de nouvelles formes, la proscription littéraire de Tsin-chi-hoang-ti.
À la seconde génération, ils seront beaucoup plus forts au point de vue du nombre. Un rang serré de métis, nés des femmes indigènes, leur aura créé un heureux intermédiaire avec les populations. Ces métis, instruits, d'une part, dans la pensée de leurs pères, et, de l'autre, dominés par le sentiment des compatriotes de leurs mères, adouciront ce que l'importation intellectuelle avait de trop européen, et l'accommoderont mieux aux notions locales. Bientôt, de génération en génération, l'élément étranger ira se dispersant dans les masses en les modifiant, et l'ancien établissement chinois, cruellement ébranlé, sinon renversé, ne se rétablira plus ; car le sang arian des kschattryas est épuisé depuis longtemps, et si son œuvre était interrompue, elle ne pourrait plus être reprise.
D'un autre côté, les graves perturbations infusées dans le sang chinois ne conduiraient certainement pas, je viens de le dire, à une civilisation à l'européenne. Pour transformer trois cents millions d'âmes, toutes nos nations réunies auraient à peine assez de sang à donner, et les métis, d'ailleurs, ne reproduisent jamais ce qu'étaient leurs pères. Il faut donc conclure :
1° Qu'en Chine, des conquêtes provenant de la race jaune et ne pouvant ainsi qu'humilier la force des vainqueurs devant l'organisation des vaincus, n'ont jamais rien changé et ne changeront jamais rien à l'état séculaire du pays ;
2° Qu'une conquête des blancs, dans de certaines conditions, aurait bien la puissance de modifier et même de renverser pour toujours l'état actuel de la civilisation chinoise, mais seulement par le moyen des métis.
Encore cette thèse, qui peut être théoriquement posée, rencontrerait-elle, en pratique, de très graves difficultés, résultant du chiffre énorme des populations agglomérées, circonstance qui rendrait fort difficile, à la plus nombreuse émigration, d'entamer sérieusement leurs rangs.
Ainsi, la nation chinoise semble devoir garder encore ses institutions pendant des temps incalculables. Elle sera facilement vaincue, aisément dominée ; mais transformée, je n'en vois guère le moyen.
Elle doit cette immutabilité gouvernementale, cette persistance inouïe dans ses formes d'administration, à ce seul fait que toujours la même race a dominé sur son sol depuis qu'elle a été lancée dans les voies sociales par des Arians, et qu'aucune idée étrangère n'a paru avec une escorte assez forte pour détourner son cours.
Comme démonstration de la toute-puissance du principe ethnique dans les destinées des peuples, l'exemple de là Chine est aussi frappant que celui de l'Inde. Ce pays, grâce à la faveur des circonstances, a obtenu, sans trop de peine et sans nulle exagération de ses institutions politiques, au contraire, en adoucissant ce que son absolutisme avait en germe de trop extrême, le résultat que les brahmanes, avec toute leur énergie, tous leurs efforts, n'ont cependant qu'imparfaitement touché. Ces derniers, pour sauvegarder leurs règles, ont dû étayer, par des moyens factices, la conservation de leur race. L'invention des castes a été d'une maintenue toujours laborieuse, souvent illusoire, et a eu cet inconvénient, de rejeter hors de la famille hindoue beaucoup de gens qui ont servi plus tard les invasions étrangères et augmenté le désordre extrasocial. Toutefois, le brahmanisme a atteint à peu près son but, et il faut ajouter que ce but, incomplètement touché, est beaucoup plus élevé que celui au pied duquel rampe la population chinoise. Celle-ci n'a été favorisée de plus de calme et de paix, dans son interminable vie, que parce que, dans les conflits des races diverses qui l'ont assaillie depuis 4000 ans, elle n'a jamais eu affaire qu'à des populations étrangères trop peu nombreuses pour entamer l'épaisseur de ses masses somnolentes. Elle est donc restée plus homogène que la famille hindoue, et dès lors plus tranquille et plus stable, mais aussi plus inerte.
En somme, la Chine et l'Inde sont les deux colonnes, les deux grandes preuves vivantes de cette vérité, que les races ne se modifient, par elles-mêmes, que dans les détails ; qu'elles ne sont pas aptes à se transformer, et qu'elles ne s'écartent jamais de la voie particulière ouverte à chacune d'elles, dût le voyage durer autant que le monde.
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