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1853-1855.2

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Gobineau, Joseph Arthur de. Essai sur l'inégalité des races humaines [ID D20711].
Livre troisième : Chapitre V : Les Chinois. (1)
Je me trouve, d'abord, en dissentiment avec une idée assez généralement répandue. On incline à considérer la civilisation chinoise comme la plus ancienne du monde, et je n'en aperçois l'avènement qu'à une époque inférieure à l'aurore du brahmanisme, inférieure à la fondation des premiers empires chamites, sémites et égyptiens. Voici mes raisons. Il va sans dire que l'on ne discute plus les affirmations chronologiques et historiques des Tao-sse. Pour ces sectaires, les cycles de 300 000 années ne coûtent absolument rien. Comme ces périodes un peu longues forment le milieu où agissent des souverains à têtes de dragons, et dont les corps sont contournés en serpents monstrueux, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est d'en abandonner l'examen à la philosophie, qui pourra y glaner quelque peu, mais d'en écarter, avec grand soin, l'étude des faits positifs.

La date la plus rationnelle où se placent les lettrés du Céleste Empire pour juger de leur état antique, c'est le règne de Tsin-chi-hoang-ti, qui, pour couper court aux conspirations féodales et sauver la cause unitaire dont il était le promoteur, voulut étouffer les anciennes idées, fit brûler la plupart des livres, et ne consentit à sauver que les annales de la dynastie princière de Tsin, dont lui-même descendait. Cet événement arriva 207 ans avant J.-C.

Depuis cette époque, les faits sont bien détaillés, suivant la méthode chinoise. Je n'en goûte pas moins l'observation d'un savant missionnaire, qui voudrait voir dans ces lourdes compilations un peu plus de critique européenne. Quoi qu'il en soit, à dater de ce moment, tout s'enchaîne tant bien que mal. Quand on veut remonter au-delà, il n'en est pas longtemps de même. Tant qu'on reste dans les temps rapprochés de Tsin-chi-hoang-ti, la clarté continue en s'affaiblissant. On remonte ainsi, de proche en proche, jusqu'à l'empereur Yaô. Ce prince régna cent et un ans, et son avènement est placé à l'an 2357 avant J.-C. Par delà cette époque, les dates, déjà fort conjecturales, sont remplacées par une complète incertitude. Les lettrés ont prétendu que cette fâcheuse interruption d'une chronique dont les matériaux, suivant eux, pourraient remonter aux premiers jours du monde, n'est que la conséquence de ce fameux incendie des livres, déploré de père en fils, et devenu un des beaux sujets d'amplification que la rhétorique chinoise ait à commandement. Mais, à mon gré, ce malheur ne suffit pas pour expliquer le désordre des premières annales. Tous les peuples de l'ancien monde ont eu leurs livres brûlés, tous ont perdu la chaîne systématique de leurs dynasties en tant que les livres primitifs devaient en être les dépositaires, et cependant tous ces peuples ont conservé assez de débris de leur histoire pour que, sous le souffle vivifiant de la critique, le passé se relève, se remue, ressuscite, et, se dévoilant peu à peu, nous montre une physionomie à coup sûr bien ancienne, bien différente des temps dont nous avons la tradition. Chez les Chinois, rien de semblable. Aussitôt que les temps positifs cessent, le crépuscule s'évanouit, et de suite on arrive, non pas aux temps mythologiques, comme partout ailleurs, mais à des chronologies inconciliables, à des absurdités de l'espèce la plus plate, dont le moindre défaut est de ne rien contenir de vivant.

Puis, à côté de cette nullité prétentieuse de l'histoire écrite, une absence complète et bien significative de monuments. Ceci appartient au caractère de la civilisation chinoise. Les lettrés sont grands amateurs d'antiquités, et les antiquités manquent ; les plus anciennes ne remontent pas au delà du VIIIe siècle après J.-C. De sorte que, dans ce pays stable par excellence, les souvenirs figurés, statues, vases, instruments, n'ont rien qui puisse être comparé, pour l'ancienneté, avec ce que notre Occident si remué, si tourmenté, si ravagé et transformé tant de fois, peut cependant étaler avec une orgueilleuse abondance. La Chine n'a matériellement rien conservé qui nous reporte même de loin, à ces époques extravagantes ou quelques savants du dernier siècle se réjouissaient de voir l'histoire s'enfoncer en narguant les témoignages mosaïques.

Laissons donc de côté les concordances impossibles des différents systèmes suivis par les lettrés pour fixer les époques antérieures à Tsin-chi-hoang-ti, et ne recueillons que les faits appuyés de l'assentiment des autres peuples, ou portant avec eux une suffisante certitude.

Les Chinois nous disent que le premier homme fut Pon-kou. Le premier homme, disent-ils ; mais ils entourent cet être primordial de telles circonstances qu'évidemment il n'était pas seul dans le lieu où ils le font apparaître. Il était entouré de créatures inférieures à lui, et ici on se demande s'il n'avait pas affaire à ces fils de singes, ces hommes jaunes dont la singulière vanité se complaisait à réclamer une si brutale origine.

Le doute se change bientôt en certitude. Les historiens indigènes affirment qu'à l'arrivée des Chinois, les Miao occupaient déjà la contrée, et que ces peuples étaient étrangers aux plus simples notions de sociabilité. Ils vivaient dans des trous, dans des grottes, buvaient le sang des animaux qu'ils attrapaient à la course, ou bien, à défaut de chair crue, mangeaient de l'herbe et des fruits sauvages. Quant à la forme de leur gouvernement, elle ne démentait pas tant de barbarie. Les Miao se battaient à coups de branches d'arbres, et le plus vigoureux restait le maître jusqu'à ce qu'il en vînt un plus fort que lui. On ne rendait aucun, honneur aux morts. On se contentait de les empaqueter dans des branches et des herbages, on les liait au milieu de ces espèces de fagots, et on les cachait sous des buissons .

Je remarquerai, en passant, que voilà bien, dans une réalité historique, l'homme primitif de la philosophie de Rousseau et de ses partisans ; l'homme qui, n'ayant que des égaux, ne peut aussi fonder qu'une autorité transitoire dont une massue est la légitimité, genre de droit assez souvent frappé de défaveur devant des esprits un peu libres et fiers. Malheureusement pour l'idée révolutionnaire, si cette théorie rencontre une preuve chez les Miao et chez les noirs, elle n'a pas encore réussi à la découvrir chez les blancs, où nous ne pouvons apercevoir une aurore privée des clartés de l'intelligence.

Pan-Kou, au milieu de ces fils de singes, fut donc regardé, et j'ose le dire, avec pleine raison, comme le premier homme. La légende chinoise ne nous fait pas assister à sa naissance. Elle ne nous le montre pas créature, mais bien créateur, car elle déclare expressément qu'il commença à régler les rapports de l'humanité. D'où venait-il, puisque, à la différence de l'Adam de la Genèse, de l'autochtone, phénicien et athénien, il ne sortait pas du limon ? Sur ce point la légende se tait ; cependant, si elle ne sait pas nous apprendre où il est né, elle nous indique, du moins, où il est mort et où il fut enterré : c'est, dit-elle, dans la province méridionale de Honan.

Cette circonstance n'est pas à négliger, et il faut la rapprocher, sans retard, d'un renseignement très clairement articulé par le Manava-Dharma-Sastra. Ce code religieux des Hindous, compilé à une époque postérieure à la rédaction des grands poèmes, mais sur des documents incontestablement fort anciens, déclare, d'une manière positive, que le Maha-Tsin, le grand pays de la Chine, fut conquis par des tribus des kschattryas réfractaires qui, après avoir passé le Gange et erré pendant quelque temps dans le Bengale, traversèrent les montagnes de l'est et se répandirent dans le sud du Céleste Empire, dont ils civilisèrent les peuples .

Ce renseignement acquiert beaucoup plus de poids encore venant des brahmanes que s'il émanait d'une autre source. On n'a pas la moindre raison de supposer que la gloire d'avoir civilisé un territoire différent du leur, par une branche de leur nation, ait eu de quoi tenter leur vanité et égarer leur bonne foi. Du moment qu'on sortait de l'organisation voulue chez eux, on leur devenait odieux, on était coupable à tous les chefs et renié ; et, de même qu'ils avaient oublié leurs liens de parenté avec tant de nations blanches, ils en auraient fait autant de ceux-là, si la séparation s'était opérée à une époque relativement basse et dans un temps où, la civilisation de l'Inde étant déjà fixée, il n'y avait plus moyen de ne pas apercevoir un fait aussi considérable que le départ et la colonisation séparatiste d'un nombre important de tribus appartenant à la seconde caste de l'État. Ainsi, rien n'infirme, tout appuie, au contraire, le témoignage des lois de Manou, et il en résulte que la Chine, à une époque postérieure aux premiers temps héroïques de l'Inde, a été civilisée par une nation immigrante de la race hindoue, kschattrya, ariane, blanche, et, par conséquent, que Pan-Kou, ce premier homme que, tout d'abord, on est surpris de voir défini en législateur par la légende chinoise, était ou l'un des chefs, ou le chef, ou la personnification d'un peuple blanc venant opérer en Chine, dans le Honan, les mêmes merveilles qu'un rameau également hindou avait, antérieurement, préparées dans la vallée supérieure du Nil.

Dès lors s'expliquent aisément les relations très anciennes de l'Inde avec la Chine, et l'on n'a plus besoin, pour les commenter, de recourir à l'hypothèse aventurée d'une navigation toujours difficile. La vallée du Brahmapoutra et celle qui, longeant le cours de l'Irawaddy, enferme les plaines et les nombreux passages du pays des Birmans, offraient aux vratyas du Ho-nan des chemins déjà bien connus, puisqu'il avait jadis fallu les suivre pour quitter l'Aryavarta.

Ainsi, en Chine, comme en Égypte, à l'autre extrémité du monde asiatique, comme dans toutes les régions que nous avons déjà parcourues jusqu'ici, voilà un rameau blanc chargé par la Providence d'inventer une civilisation. Il serait inutile de chercher à se rendre compte du nombre de ces Arians réfractaires qui, dès leur arrivée dans le Ho-nan, étaient probablement mélangés et déchus de leur pureté primitive. Quelle que fût leur multitude, petite ou grande, leur tâche civilisatrice n'en était pas moins possible. Ils avaient, par suite de leur alliance, des moyens d'agir sur les masses jaunes. Puis, ils n'étaient pas les seuls rejetons de la race illustre adressés vers ces contrées lointaines, et ils devaient s'y associer d'anciens parents aptes à concourir, à aider à leur œuvre.

Aujourd'hui, dans les hautes vallées qui bordent le grand Thibet du côté du Boutan, on rencontre, tout aussi bien que sur les crêtes neigeuses, des contrées situées plus à l'ouest, des tribus très faibles, très clairsemées, pour la plupart étrangement mêlées, à la vérité, qui cependant accusent une descendance ariane. Perdues, comme elles le sont, au milieu des débris noirs et jaunes de toute provenance, on est en droit de comparer ces peuplades à tels morceaux de quartz qui, entraînés par les eaux, contiennent de l'or et viennent de fort loin. Peut-être les orages ethniques, les catastrophes des races les ont-elles portées là où leur espèce elle-même n'avait jamais apparu. Je ne me servirai donc pas de ces détritus par trop altérés, et je me borne à constater leur existence.

Mais, beaucoup plus avant dans le nord, nous apercevons, à une époque assez récente, vers l'an 177 avant J.-C., de nombreuses nations blanches à cheveux blonds ou rouges, à yeux bleus, cantonnées sur les frontières occidentales de la Chine. Les écrivains du Céleste Empire, à qui l'on doit la connaissance de ce fait, nomment cinq de ces nations. Remarquons d'abord la position géographique qu'elles occupaient à l'époque où elles nous sont révélées.

Les deux plus célèbres sont les Yue-tchi et les Ou-soun. Ces deux peuples habitaient au nord du Hoang-ho, sur la limite du désert de Gobi.

Venaient ensuite, à l'est des Ou-soun, les Khou-te.

Plus haut, au nord des Ou-soun, à l'ouest du Baïkal, étaient les Tingling.

Les Kian-kouans, ou Ha-kas, succédaient à ces derniers et dépassaient le Yénisseï.

Enfin, plus au sud, dans la contrée actuelle du Kaschgar, au delà du Thian-chan, s'étendaient les Chou-le ou Kin-tcha, que suivaient les Yan-Thsai, Sarmates-Alains, dont le territoire allait jusqu'à la met Caspienne.

De cette façon, à une époque relativement rapprochée de nous, puisque c'est au IIe siècle avant notre ère, et après tant de grandes migrations de la race blanche qui auraient dû épuiser l'espèce, il en restait encore, dans l'Asie centrale, des branches assez nombreuses et assez puissantes pour enserrer le Thibet et le nord de la Chine, de sorte que non seulement le Céleste Empire possédait, au sein des provinces du sud, des nations arianes-hindoues immigrantes à l'époque où commence son histoire, mais, de plus, il est bien difficile de ne pas admettre que les antiques peuples blancs du nord et de l'ouest, fuyant la grande irruption de leurs ennemis jaunes, n'aient pas été souvent rejetés sur la Chine et forcés de s'unir à ses populations originelles. Ce n'eût été, dans l'est de l'Asie, que la répétition de ce qui s'était fait au sud-ouest par les Chamites, les enfants de Sem et les Arians hellènes et zoroastriens. En tout cas, il est hors de doute que ces populations blanches des frontières orientales se montraient, à une époque très ancienne, beaucoup plus compactes qu'elles ne le pouvaient être aux débuts de notre ère. Cela suffit pour démontrer la vraisemblance, la nécessité même de fréquentes invasions et partant de fréquents mélanges.

Je ne doute pas toutefois que l'influence des kschattryas du sud n'ait été d'abord dominante. L'histoire l'établit suffisamment. C'est au sud que la civilisation jeta ses premières racines, c'est de là qu'elle s'étendit dans tous les sens.

On ne s'attend pas sans doute à trouver, dans des kschattryas réfractaires, des propagateurs de la doctrine brahmanique. En effet, le premier point qu'ils devaient rayer de leurs codes, c'était la supériorité d'une caste sur toutes les autres, et, pour être logiques, l'organisation même des castes. D'ailleurs, comme les Égyptiens, ils avaient quitté le gros des nations arianes à une époque où peut-être le brahmanisme lui-même n'avait pas encore complètement développé ses principes. On ne trouve donc rien en Chine qui se rattache directement au système social des Hindous ; cependant, si les rapports positifs font défaut, il n'en est pas de même des négatifs. On en rencontre de cette espèce qui donnent lieu à des rapprochements assez curieux.

Quand, pour cause de dissentiments théologiques, les nations zoroastriennes se séparèrent de leurs parents, elles leur témoignèrent une haine qui se manifesta par l'attribution du nom vénéré des dieux brahmaniques aux mauvais esprits et par d'autres violences de même sorte. Les kschattryas de la Chine, déjà mêlés au sang des jaunes, paraissent avoir considéré les choses sous un aspect plutôt mâle que féminin, plutôt politique que religieux, et, de ce point de vue, ils ont fait une opposition tout aussi vive que les Zoroastriens. C'est en se mettant au rebours des idées les plus naturelles qu'ils ont manifesté leur horreur contre la hiérarchie brahmanique.

Ils n'ont pas voulu admettre de différence de rangs, ni de situations pures ou impures résultant de la naissance. Ils ont substitué à la doctrine de leurs adversaires l'égalité absolue. Cependant, comme ils étaient poursuivis, malgré eux et en vertu de leur origine blanche, par l'idée indestructible d'une inégalité annexée à la race, ils conçurent la pensée singulière d'anoblir les pères par leurs enfants, au lieu de rester fidèles à l'antique notion de l'illustration des enfants par la gloire des pères. Impossible de voir dans cette institution, qui relève, suivant le mérite d'un homme, un certain nombre des générations ascendantes, un système emprunté aux peuples jaunes. Il ne se trouve nulle part chez eux, que là où la civilisation chinoise l'a importé. En outre, cette bizarrerie répugne à toute idée réfléchie, et, même en se mettant au point de vue chinois, elle est encore absurde. La noblesse est une prérogative honorable pour qui la possède. Si l'on veut la faire adhérer uniquement au mérite, il n'est pas besoin de lui créer un rang à part dans l'État en la forçant de monter ou de descendre autour de la personne qui en jouit. Si, au contraire, on se préoccupe de lui créer une suite, une conséquence étendue à la famille de l'homme favorisé, ce n'est pas à ses aïeux qu'il faut l'appliquer, puisqu'ils n'en peuvent jouir. Autre raison très forte : il n'y a aucune espèce d'avantage, pour celui qui reçoit une telle récompense, à en parer ses ancêtres, dans un pays où tous les ancêtres sans distinction, étant l'objet d'un culte officiel et national, sont assez respectés et même adorés. Un titre de noblesse rétrospectif n'ajoute donc que peu de chose aux honneurs dont ils jouissent. Ne cherchons pas, en conséquence, dans l'idée chinoise ce qu'elle a l'air de donner, mais bien une opposition aux doctrines brahmaniques, dont les kschattryas immigrants avaient horreur et qu'ils voulaient combattre. Le fait est d'autant plus incontestable, qu'à côté de cette noblesse fictive les Chinois n'ont pu empêcher la formation d'une autre, qui est très réelle et qui se fonde, comme partout ailleurs, sur les prérogatives de la descendance. Cette aristocratie est composée des fils, petits-fils et agnats des maisons impériales, de ceux de Confucius, de ceux de Meng-tseu, et encore de plusieurs autres personnages vénérés. À la vérité, cette classe fort nombreuse ne possède que des privilèges honorifiques ; cependant elle a, par cela seul qu'on la reconnaît, quelque chose d'inviolable, et prouve très bien que le système à rebours placé à ses côtés est une invention artificielle tout à fait contraire aux suggestions naturelles de l'esprit humain, et résultant d'une cause spéciale.

Cet acte de haine pour les institutions brahmaniques me semble intéressant à relever. Mis en regard de la scission zoroastrienne et des autres événements insurrectionnels accomplis sur le sol même de l'Inde, il prouve toute la résistance que rencontra l'organisation hindoue et les répulsions irréconciliables qu'elle souleva. Le triomphe des brahmanes en est plus grand.

Je reviens à la Chine. Si l'on doit signaler comme une institution anti-brahmanique, et, par conséquent, comme un souvenir haineux pour la mère patrie, la création de la noblesse rétroactive, il n'est pas possible d'assigner la même origine à la forme patriarcale choisie par le gouvernement de l'empire du Milieu. Dans une conjoncture aussi grave que le choix d'une formule politique, comme il s'agit de satisfaire, non pas à des théories de personnes, ni à des idées acquises, mais à ce que les besoins des races, qui, combinées ensemble, forment l’État, réclament le plus impérieusement, il faut que ce soit la raison publique qui juge et décide, admette ou retienne en dernier ressort ce qu'on lui propose, et l'erreur ne dure jamais qu'un temps. À la Chine, la formule gouvernementale n'ayant reçu, dans le cours des siècles, que des modifications partielles sans être jamais atteinte dans son essence, elle doit être considérée comme conforme à ce que voulait le génie national.

Le législateur prit pour type de l'autorité le droit du père de famille. Il établit comme un axiome inébranlable que ce principe était la force du corps social, et que, l'homme pouvant tout sur les enfants mis au monde, nourris et élevés par lui, de même le prince avait pleine autorité sur ses sujets, que, comme des enfants, il surveille, garde et défend dans leurs intérêts et dans leurs vies. Cette notion, en elle-même, et si on l'envisage d'une certaine façon, n'est pas, à proprement parler, chinoise. Elle appartient très bien à la race ariane, et, précisément, parce que, dans cette race, chaque individu isolé possédait une importance qu'il ne paraît jamais avoir eue dans les multitudes inertes des peuples jaune et noir, l'autorité de l'homme complet, du père de famille, sur ses membres, c'est-à-dire sur les personnes groupées autour de son foyer, devait être le type du gouvernement.

Où l'idée s'altère aussitôt que le sang arian se mêle à d'autres espèces qu'à des blancs, c'est dans les conséquences diverses tirées de ce premier principe. – Oui, disait l'Arian hindou, ou sarmate, ou grec, ou perse, ou mède, et même le Celte, oui, l'autorité paternelle est le type du gouvernement politique ; mais c'est cependant par une fiction que l'on rapproche ces deux faits. Un chef d'État n'est pas un père : il n'en a ni les affections ni les intérêts. Tandis qu'un chef de famille ne veut que très difficilement, et par une sorte de renversement des lois naturelles, le mal de sa progéniture, il se peut fort bien faire que, sans même être coupable, le prince dirige les tendances de la communauté d'une façon trop nuisible aux besoins particuliers de chacun, et, dès lors, la valeur de l'homme arian, sa dignité est compromise ; elle n'existe plus ; l'Arian n'est plus lui-même : ce n'est plus un homme.

Voilà le raisonnement par lequel le guerrier de race blanche arrêtait tout court le développement de la théorie patriarcale, et, en conséquence, nous avons vu les premiers rois des États hindous n'être que des magistrats électifs, pères de leurs sujets dans un sens très restreint et avec une autorité fort surveillée. Plus tard, le rajah prit des forces. Cette modification dans la nature de sa puissance ne se réalisa que lorsqu'il commanda bien moins à des Arians qu'à des métis, qu'à des noirs, et il eut d'autant moins la main libre qu'il voulut faire agir son sceptre sur des sujets plus blancs. Le sentiment politique de la race ariane ne répugne donc pas absolument à la fiction patriarcale : seulement, il la commente d'une façon précautionneuse.

Ce n'est pas, du reste, chez les seuls Arians hindous que nous avons déjà observé l'organisation des pouvoirs publics. Les États de l'Asie antérieure et la civilisation du Nil nous ont offert également l'application de la formule patriarcale. Les modifications qui y furent apportées à l'idée primitive se montrent non seulement très différentes de ce qu'on voit en Chine, elles le sont beaucoup aussi de ce qui s'observa dans l'Inde. Beaucoup moins libérale que dans ce dernier pays, la notion du gouvernement paternel était commentée par des populations étrangères aux sentiments raisonnables et élevés de la race dominante. Elle ne put être l'expression d'un despotisme paisible comme en Chine, parce qu'il s'agissait de dompter des multitudes mal disposées pour comprendre l'utile, et ne se courbant que devant la force brutale. La puissance fut donc, en Assyrie, terrible, impitoyable, armée du glaive, et se piqua surtout de se faire obéir. Elle n'admit pas la discussion et ne se laissa pas limiter. L'Égypte ne parut pas aussi rude. Le sang arian maintint là une ombre de ses prétentions, et les castes, moins parfaites que dans l'Inde, s'entourèrent pourtant, surtout les castes sacerdotales, de certaines immunités, de certains respects qui, ne valant pas ceux de l'Aryavarta, gardaient encore quelque reflet des nobles exigences de l'espèce blanche. Quant à la population noire, elle fut constamment traitée par les Pharaons comme la tourbe qui lui était parente l'était sur l'Euphrate, le Tigre, et aux bords de la Méditerranée.

La formule patriarcale, s'adressant à des nègres, n'eut donc affaire qu'à des vaincus insensibles à tout autre argument qu'à ceux de la violence, elle devint lourdement, absolument despotique, sans pitié, sans limite, sans relâche, sans restriction, si ce n'est la révolte sanguinaire.

En Chine, la seconde partie de la formule fut bien différente. À coup sûr, la famille ariane qui l'apportait n'avait pas lieu de se dessaisir des droits et des devoirs du conquérant civilisateur pour proclamer sa conclusion propre. Ce n'était pas plus possible que tentant ; mais la conclusion noire ne fut pas adoptée non plus, par cette raison que les populations indigènes avaient un autre naturel et des tendances bien spéciales.

Le mélange malais, c'est-à-dire le produit du sang noir mêlé au type jaune, était l'élément que les kschattryas immigrants avaient à dompter, à assujettir, à civiliser, en se mêlant à lui. Il est à croire que, dans cet âge, la fusion des deux races inférieures était loin d'être aussi complète qu'on le voit aujourd'hui, et que, sur bien des points du midi de la Chine, où les civilisateurs hindous opéraient, des tribus, des fragments de tribus ou même des individualités de chaque espèce demeuraient encore à peu près pures et tenaient en échec le type opposé. Cependant il ressortait de ce mélange imparfait des besoins, des sentiments, en bloc très analogues à ceux qui ont pu se produire plus tard comme résultats d'une fusion achevée, et les blancs se voyaient là aux prises avec des nécessités d'un ordre tout différent de celles auxquelles leurs congénères vainqueurs dans l'Asie occidentale avaient été forcés de se plier.

La race malaise, je l'ai déjà définie : sans être susceptible de grands élans d'imagination, elle n'est pas hors d'état de comprendre les avantages d'une organisation régulière et coordonnée. Elle a des goûts de bien-être, comme l'espèce jaune tout entière, et de bien-être exclusivement matériel. Elle est patiente, apathique, et subit aisément la loi, s'arrangeant, sans difficulté, de façon à en tirer les avantages qu'un état social comporte, et à en subir la pression sans trop d'humeur.

Avec des gens animés de pareilles dispositions, il n'y avait pas lieu à ce despotisme violent et brutal qu'amenèrent la stupidité des noirs et l'avilissement graduel des Chamites, devenus trop près parents de leurs sujets et participant à leurs incapacités. Au contraire, en Chine, quand les mélanges eurent commencé à énerver l'esprit arian, il se trouva que ce noble élément, à mesure qu'en se subdivisant il se répandait dans les masses, relevait d'autant les dispositions natives des peuples. Il ne leur donnait pas, assurément, sa souplesse, son énergie généreuse, son goût de la liberté. Toutefois, il confirmait leur amour instinctif de la règle, de l'ordre, leur antipathie pour les abus d'imagination. Qu'un souverain d'Assyrie se plongeât dans des cruautés exorbitantes, que, pareil à ce Zohak ninivite dont la tradition persane raconte les horreurs, il nourrît de la chair et du sang de ses sujets les serpents bourgeonnants sur son corps, le peuple en souffrait, sans doute ; mais comme les têtes s'exaltaient devant de tels tableaux ! Comme, au fond, le Sémite comprenait bien l'exagération passionnée des actes de la toute-puissance et comme la férocité la plus dépravée en grandissait encore à ses yeux l'image gigantesque ! Un prince doux et tranquille risquait, chez lui, de devenir un objet de dédain.

Les Chinois ne concevaient pas ainsi les choses. Esprits très prosaïques, l'excès leur faisait horreur, le sentiment public s'en révoltait, et le monarque qui s'en rendait coupable perdait aussitôt tout prestige et détruisait tout respect pour son autorité.

Il arriva donc, en ce pays, que le principe du gouvernement fut le patriarcat, parce que les civilisateurs étaient Arians, que son application fut le pouvoir absolu, parce que les Arians agissaient en vainqueurs et en maîtres au milieu de populations inférieures ; mais que, dans la pratique, l'absolutisme du souverain ne se manifesta ni par des traits d'orgueil surhumain, ni par des actes de despotisme repoussant, et se renferma entre des limites généralement étroites, parce que le sens malais n'appelait pas de trop grosses démonstrations d'arrogance, et que l'esprit arian, en se mêlant à lui, y trouvait un fond disposé à comprendre de mieux en mieux que le salut d'un État est dans l'observance des lois, aussi bien sur les hauteurs sociales que dans les bas-fonds.

Voilà le gouvernement de l'empire du Milieu organisé. Le roi est le père de ses sujets, il a droit à leur soumission entière, il devient pour eux le mandataire de la Divinité, et on ne l'approche qu'à genoux. Ce qu'il veut, il le peut théoriquement ; mais, dans la pratique, s'il veut une énormité, il a bien de la peine à l'accomplir. La nation se montre irritée, les mandarins font entendre des représentations, les ministres, prosternés aux pieds du trône impérial, gémissent tout haut des aberrations du père commun, et le père commun, au milieu de ce tolle général, reste le maître de pousser sa fantaisie jusqu'au bout, à la seule condition de rompre avec ce qu'on lui a appris, dès l'enfance, à tenir pour sacré et inviolable. Il se voit isolé et n'ignore pas que, s'il continue dans la route où il s'engage, l'insurrection est au bout.

Les annales chinoises sont éloquentes sur ce sujet. Dans les premières dynasties, ce qu'on raconte des méfaits des empereurs réprouvés aurait paru bien véniel aux historiens d'Assyrie, de Tyr ou de Chanaan. J'en veux donner un exemple.

L'empereur Yeou-wang, de la dynastie de Tcheou, qui monta sur le trône 781 ans avant J.-C., régna trois ans sans qu'on eût aucun reproche grave à lui faire. La troisième année, il devint amoureux d'une fille nommée Pao-sse, et s'abandonna sans réserve à la fougue de ce sentiment. Pao-sse lui donna un fils, qu'il nomma Pe-fou, et qu'il voulut instituer prince héritier à la place de l'aîné, Y-kieou. Pour y parvenir, il exila l'impératrice et son fils, ce qui mit le comble au mécontentement déjà éveillé par une conduite qui n'était pas conforme aux rites. De tous côtés l'opposition éclata.

Les grands de l'empire firent assaut d'observations respectueuses auprès de l'empereur. On demanda, de toutes parts, l'éloignement de Pao-sse, on l'accusa d'épuiser l’État par ses dépenses, de détourner le souverain de ses devoirs. Des satires violentes couraient de toutes parts, répétées par les populations. De leur côté, les parents de l'impératrice s'étaient réfugiés, avec elle, chez les Tartares, et on s'attendait à une invasion de ces terribles voisins, crainte qui n'augmentait pas peu la fureur générale. L'empereur aimait éperdument Pao-sse et ne cédait pas.

Toutefois, comme à son tour il redoutait, non sans raison, l'alliance des mécontents avec les hordes de la frontière, il réunit des troupes, les plaça dans des positions convenables, et ordonna qu'en cas d'alarme on allumât des feux et battît du tambour, auquel signal tous les généraux auraient à accourir, avec leur monde, pour tenir tête à l'ennemi.

Pao-sse était d'un caractère très sérieux. L'empereur se consumait perpétuellement en efforts pour attirer sur ses lèvres un sourire. C'était grand hasard quand il y réussissait, et rien ne lui était plus agréable. Un jour, une panique soudaine se répandit partout, les gardiens des signaux crurent que les cavaliers tartares avaient franchi les limites et approchaient ; ils mirent promptement le feu aux bûchers qu'on avait préparés, et aussitôt tous les tambours de battre. À ce bruit, princes et généraux, rassemblant leurs troupes, accoururent ; on ne voyait que gens en armes, se hâtant deçà et delà et demandant où était l'ennemi, que personne ne voyait, puisqu'il n'existait pas et que l'alerte était fausse.

Il paraît que les visages animés des chefs et leurs attitudes belliqueuses parurent souverainement ridicules à la sérieuse Pao-sse, car elle se mit à rire. Ce que voyant, l'empereur se déclara au comble de la joie. Il n'en fut pas de même des graves plastrons de tant de bonne humeur. Ils se retirèrent profondément blessés, et la fin de l'histoire est que, lorsque les Tartares parurent pour de bon, personne ne vint au signal, l'empereur fut pris et tué, Pao-sse enlevée, son fils dégradé, et tout rentra dans l'ordre sous la domination d'Y-kieou, qui prit la couronne sous le nom de Ping-wang.

En voilà assez pour montrer combien, en fait, l'autorité absolue des empereurs était limitée par l'opinion publique et par les mœurs ; et c'est ainsi que l'on a toujours vu, en Chine, la tyrannie n'apparaître que comme un accident constamment détesté, réprimé, et qui ne se perpétue guère, parce que le naturel de la race gouvernée ne s'y prête pas. L'empereur est, sans doute, le maître des États du Milieu, voire, par une fiction plus hardie, du monde entier, et tout ce qui se refuse à son obéissance est, par cela même, réputé barbare et en dehors de toute civilisation. Mais, tandis que la chancellerie chinoise s'épuise en formules de respect lorsqu'elle s'adresse au Fils du ciel, l'usage ne permet pas à celui-ci de s'exprimer, sur son propre compte, d'une manière aussi pompeuse. Son langage affecte une extrême modestie : le prince se représente comme au-dessous, par son petit mérite et sa vertu médiocre, des sublimes fonctions que son auguste père a confiées à son insuffisance. Il conserve toute la phraséologie douce et affectueuse du langage domestique, et ne manque pas une occasion de protester de son ardent amour pour le bien de ses chers enfants : ce sont ses sujets.

L'autorité est donc, de fait, assez bornée, car je n'ai pas besoin de dire que, dans cet empire, dont les principes gouvernementaux n'ont jamais varié, quant à l'essentiel, ce qui était considéré comme bon autrefois est devenu, pour cela seul, meilleur aujourd'hui. La tradition est toute-puissante, et c'est déjà une tyrannie, dans un empereur, que de s'éloigner, pour le moindre détail, de l'usage suivi par les ancêtres. Bref, le Fils du ciel peut tout, à condition de ne rien vouloir que de déjà connu et approuvé.

Il était naturel que la civilisation chinoise, s'appuyant, à son début, sur des peuples malais, et plus tard sur des agglomérations de races jaunes, mélangées de quelques Arians, fût invinciblement dirigée vers l'utilité matérielle. Tandis que, dans les grandes civilisations du monde antique occidental, l'administration proprement dite et la police n'étaient que des objets fort secondaires et à peine ébauchés, ce fut, en Chine, la grande affaire du pouvoir, et on rejeta tout à fait sur l'arrière-plan les deux questions qui ailleurs l'emportaient : la guerre et les relations diplomatiques.

On admit en principe éternel que, pour que l'État se maintînt dans une situation normale, il fallait que les vivres s'y trouvassent abondamment, que chacun pût se vêtir, se nourrir et se loger ; que l'agriculture reçût des encouragements perpétuels, non moins que l'industrie ; et, comme moyen suprême d'arriver à ces fins, il fallait par-dessus tout une tranquillité solide et profonde, et des précautions minutieuses contre tout ce qui était capable d'émouvoir les populations ou de troubler l'ordre. Si la race noire avait exercé quelque action influente dans l'empire, il n'est pas douteux que nul de ces préceptes n'eût tenu longtemps. Les peuples jaunes, au contraire, gagnant chaque jour du terrain, et comprenant l'utilité de cet ordre de choses, ne trouvaient rien en eux qui n'appréciât vivement le bonheur matériel dans lequel on voulait les ensevelir. Les théories philosophiques et les opinions religieuses, ces brandons ordinaires de l'incendie des États, restèrent à jamais sans force devant l'inertie nationale, qui, bien repue de riz et avec son habit de coton sur le dos, ne se soucia pas d'affronter le bâton des hommes de police pour la plus grande gloire d'une abstraction .

Le gouvernement chinois laissa prêcher tout, affirmer tout, enseigner les absurdités les plus monstrueuses, à la condition que rien, dans les nouveautés les plus hardies, ne tendrait à un résultat social quelconque. Aussitôt que cette barrière menaçait d'être franchie, l'administration agissait sans pitié et réprimait les innovations avec une sévérité inouïe, confirmée par les dispositions constantes de l'opinion publique.

Dans l'Inde, le brahmanisme avait installé, lui aussi, une administration bien supérieure à ce que les États chamites, sémites ou égyptiens possédèrent jamais. Cependant, cette administration n'occupait pas le premier rang dans l'État, où les préoccupations créatrices de l'intelligence réclamaient la meilleure part de l'attention. Il ne faut donc pas s'étonner si le génie hindou, dans sa liberté, dans sa fierté, dans son, goût pour les grandes choses et dans ses théories surhumaines, ne regardait, en définitive, les intérêts matériels que comme un point secondaire. Il était, d'ailleurs, sensiblement encouragé dans une telle opinion par les suggestions de l'alliage noir. À la Chine, l'apogée fut donc atteint en matière d'organisation matérielle, et, en tenant compte de la différence des races, qui nécessite des procédés différents, il me semble qu'on peut admettre que, sous ce rapport, le Céleste Empire obtint des résultats beaucoup plus parfaits et surtout plus continus qu'on ne le voit dans les pays de l'Europe moderne, depuis que les gouvernements se sont particulièrement appliqués à cette branche de la politique. En tout cas, l'empire romain n'y est pas comparable.

Cependant, il faut aussi en convenir, c'est un spectacle sans beauté et sans dignité. Si cette multitude jaune est paisible et soumise, c'est à la condition de rester, à tout jamais, privée des sentiments étrangers à la plus humble notion de l'utilité physique. Sa religion est un résumé de pratiques et de maximes qui rappellent fort bien ce que les moralistes genevois et leurs livres d'éducation se plaisent à recommander comme le nec plus ultra du bien : l'économie, la retenue, la prudence, l'art de gagner et de ne jamais perdre. La politesse chinoise n'est qu'une application de ces principes. C'est, pour me servir du mot anglais, un cant perpétuel, qui n'a nullement pour raison d'être, comme la courtoisie de notre moyen âge, cette noble bienveillance de l'homme libre envers ses égaux, cette déférence pleine de gravité envers les supérieurs, cette affectueuse condescendance envers les inférieurs ; ce n'est qu'un devoir social, qui, prenant sa source dans l'égoïsme le plus grossier, se traduit par une abjecte prosternation devant les supérieurs, un ridicule combat de cérémonies avec les égaux et une arrogance avec les inférieurs qui s'augmente dans la proportion où décroît le rang de ceux-ci. La politesse est ainsi plutôt une invention formaliste, pour tenir chacun à sa place, qu'une inspiration du cœur. Les cérémonies que chacun doit faire, dans les actes les plus ordinaires de la vie, sont réglées par des lois tout aussi obligatoires et aussi rigoureuses que celles qui portent sur des sujets en apparence plus essentiels.

La littérature est une grande affaire pour le Chinois. Loin de se rendre, comme partout ailleurs, un moyen de perfectionnement, elle est devenue, au contraire, un agent puissant de stagnation. Le gouvernement se montre grand ami des lumières ; il faut seulement savoir comment lui et l'opinion publique l'entendent. Dans les 300 millions d'âmes, attribués généralement à l'empire du Milieu, qui, suivant la juste expression de M. Ritter, compose à lui seul un monde, il est très peu d'hommes, même dans les plus basses classes, qui ne sachent lire et écrire suffisamment pour les besoins ordinaires de la vie, et l'administration a soin que cette instruction soit aussi générale que possible. La sollicitude du pouvoir va encore au delà. Il veut que chaque sujet connaisse les lois ; on prend toutes les mesures nécessaires pour qu'il en soit ainsi. Les textes sont mis à la portée de tout le monde, et, de plus, des lectures publiques s'exécutent aux jours de nouvelle lune, afin de bien inculquer aux sujets les prescriptions essentielles, telles que les devoirs des enfants envers leurs parents et, partant, des citoyens envers l'empereur et les magistrats. De cette façon, le peuple chinois est, très certainement, ce qu'on appelle, de nos jours, plus avancé que nos Européens. Dans l'antiquité asiatique, grecque et romaine, la pensée d'une comparaison ne peut pas même se présenter.

Ainsi, instruit dans le plus indispensable, le bas peuple comprend que la première chose pour arriver aux fonctions publiques, c'est de se rendre capable de subir les examens. Voilà encore un puissant encouragement à apprendre. On apprend donc. Et quoi ? On apprend ce qui est utile, et là est l'infranchissable point d'arrêt. Ce qui est utile, c'est ce qui a toujours été su et pratiqué, ce qui ne peut donner matière à discussion. Il faut apprendre, mais ce que les générations précédentes ont su avant vous, et comme elles l'ont su : toute prétention à créer du nouveau, dans ce sens, conduirait l'étudiant à se voir repousser de l'examen, et, s'il s'obstinait, à un procès de trahison où personne ne lui ferait grâce. Aussi n'est-il personne qui se risque à de tels hasards, et, dans ce champ de l'éducation et de la science chinoises, si constamment, si exemplairement labouré, il n'y a pas la moindre chance qu'une idée inconnue lève jamais la tête. Elle serait arrachée sur l'heure avec indignation .

Dans la littérature proprement dite, le bout-rimé et toutes les distractions ingénieusement puériles qui y ressemblent, sont tenues en grand honneur. Des élégies assez douces, des descriptions de la nature plus minutieuses que pittoresques, bien que non sans grâce, voilà le meilleur. Le réellement bon, c'est le roman. Ces peuples sans imagination ont beaucoup d'esprit d'observation et de finesse, et telle production issue de ces deux qualités rappelle chez eux, et peut-être en les dépassant, les œuvres anglaises destinées à peindre la vie du grand monde. Là s'arrête le vol de la muse chinoise. Le drame est mal conçu et assez plat. L'ode à la façon de Pindare n'a jamais passé par l'esprit de cette nation rassise. Quand le poète chinois se bat les flancs pour échauffer sa verve, il se jette à plein corps dans les nuages, fait intervenir les dragons de toute couleur, s'essouffle, et ne saisit rien que le ridicule.

Mentioned People (1)

Gobineau, Joseph Arthur de  (Ville-d'Avray 1816-1882 Turin) : Diplomat, Schriftsteller, Dramatiker, Historiker

Subjects

Ethnology and Anthropology / History : China : General / Literature : Occident : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1853-1855 Gobineau, Joseph Arthur de. Essai sur l'inégalité des races humaines. Vol. 1-4 in 2. (Paris : Librairie de Firmin Didot, 1853-1855).
http://classiques.uqac.ca/classiques/gobineau/essai_inegalite_races/essai_inegalite_races_1.pdf.
Publication / Gob1