Yan, Fu. "Min yue" ping lun. = La critique du Contral social [de Jean-Jacques Rousseau] [ID D20606].
Yan Fu schreibt :
Rousseau naquit en Suisse à Genève il y a deux cents ans. Il vécut dans une famille si pauvre qu'il ne put manger à sa faim, mais il aimait lire les classiques et put bien écrire. En 1749, l'Académie de Dijon, ville située au sud de la France, mit au concours la question : « Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs ? ». Rousseau s'empressa de répondre à la question par un article original dont le point de vue ressemble à celui de nos Laozi et Zhuangzi. Cela éblouit les lecteurs et le nom de Rousseau fut alors connu. Cinq ans après, parut son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Et huit ans après, des ouvrages comme Du Contrat social et Emile ou De l'Education virent le jour. Du Contrat social paru, il se répandit très vite, fut même connu jusque dans les réduits et les ruelles des quartiers : presque chacun en avait un exemplaire. La parution du livre correspond bien à cette époque où l'on se méfie surtout des lieux communs hérités du passé, alors que Rousseau excelle dans son livre à faire des développements dans un langage très éloquent aux sens multiples, tant et si bien que les lecteurs tombent à leur insu dans le piège de l'auteur. On peut en voir la preuve dans l'Indépendance des Etats-Unis d'Amérique et la Révolution française. Depuis lors, la conséquence de ces événements se répandit si rapidement que les sociétés se sentirent en danger. Ceux qui croient à la doctrine de Rousseau n'hésitèrent pas à verser leur sang et à donner leur vie, beaucoup sont morts pour l'indépendance et la révolution de leurs pays. Mais, depuis une centaine d'années, bien que des peuples aient eu recours à sa doctrine pour atteindre ces objectifs, ils n'y sont pas arrivés. Les théoriciens politiques d'Europe et d'Amérique ont un point de vue différent à l'égard de Rousseau, mais la plupart d'entre eux comprennent que sa doctrine est irréalisable. La naissance et la disparition des théoriciens politiques sont normales, mais le mal d'une doctrine doit atteindre ceux qui vivent. Autrefois, on crut que ce qui restait de Yang Zhu et de Mozi n'étaient que les doctrines de ces deux écoles philosophiques. Aujourd'hui, à nos yeux, ces doctrines nous semblent avoir quelque utilité pour gouverner un Etat et réconforter le cœur humain. Mais Mengzi, de son vivant, s'opposa farouchement à ces doctrines, il dit que celles-ci furent néfastes comme le déluge et les monstres. Si Mengzi s'exprima avec force sentiment dans ce langage, c'est qu'il dit : « Moi, je n'aime pas disputer, mais je suis obligé de le faire ». La voix de Mengzi semble aujourd'hui encore se faire entendre. Oh !, ce n'est pas sans raison !
En Chine, Laozi et Zhuangzi parlent de la nature. Rousseau en parle aussi. Parlant de la nature, ils sont pour la morale et contre les cérémonies et les peines. Ils croient que si la vie des peuples est misérable et malheureuse, c'est que les cérémonies et les peines sont les principaux auteurs du mal. En Europe, Rousseau ne fut pas le premier à parler de la nature. Depuis que les Grecs comme les sophistes parlent de l'opposition entre le ciel et l'homme et les stoïciens de l'égalité, que le Romain Cicéron parle de la loi de nature, depuis plus d'un millénaire, les religions et les lois furent inventées. Même au moment où Hugo Grotius parlait de l'internationalité, les doctrines fondées sur la nature existaient. Les grandes devises de Quatre-vingt-neuf (telles égalité, liberté et fraternité que les révolutionnaires considèrent comme les buts principaux à atteindre et que les historiens appellent les grandes devises de 89; c'est justement en 1789 que la Révolution éclata en France) avaient été chantées par les Anglais au seizième siècle, si bien que la lutte entre le prince et les sujets avait commencé dès cette époque. Parmi les partisans les plus ardents de ces devises, un Bouchefr \sic\, un Mariana affirmèrent que l'état civil de l'homme fut longtemps perdu et l'on croit que Jean-Jacques Rousseau fut le premier à rétablir ces devises : en le lisant, on se rend compte que c'est tout à fait faux.
Les théories politiques de Rousseau venaient de sa connaissance parfaite des ouvrages de deux Anglais : l'un s'appelle Hobbes et l'autre J. Locke. Ces derniers sont deux homme d'élite non seulement très connus en Angleterre, mais aussi deux grands philosophes et politiques réputés en Europe. Les théories du contrat social furent fondées par Hobbes et soutenues par Locke, seulement illustrées et développées par Rousseau. Selon la définition du contrat, les hommes adhèrent d'abord à un contrat sur lequel sera ensuite fondée la communauté. Bien que Hobbes et Locke soient tous deux partisans du contrat social, leurs points de vue sont fort différents dans leurs écrits quand ils s'interrogent sur les raisons du contrat social. Le livre de Hobbes s'intitule Leviathan or the matter, form and power of a Common-Wealth ecclesiastical and civil. Il y est écrit que l'homme primitif ressemble à la bête. Seul et isolé de la communauté, sauvage et sot, il lutte individuellement contre la communauté. A ce moment-là, la liberté de son petit moi lui paraît beaucoup plus grande, mais le faible est toujours tué par le fort ; l'homme primitif est inquiet nuit et jour et ne trouve aucun endroit pour se reposer tranquillement, donc, il est obligé d'adhérer à un contrat social pour fonder la société. La communauté doit avoir un prince. Le prince une fois choisi, le peuple doit lui aliéner toutes ses libertés naturelles et tous ses droits. Les volontés et les désirs d'un particulier sont devenus ceux du prince ; et la raison et les torts également. Comme le contrat social n'est pas annulé, le prince possède toutes les libertés et le peuple n'en a aucune. Pourquoi ? parce que selon le contrat, le peuple doit obéir alors que le prince se trouve au-dessus du contrat et n'est soumis à personne. Si cela se fait ainsi, la communauté sera bien gouvernée ; que cela se fasse de façon contraire, la communauté tombera dans les troubles. C'est ce que Hobbes explique à propos du contrat social. Quand la société n'a pas de prince, bien que tout homme soit libre et égal aux autres, l'homme est méchant par sa nature et, avec le temps, il doit se poser en tant que rival, si bien que les hommes finissent par se manger entre eux. Comme chacun veut vivre calmement, il accepte le contrat et choisit un prince. C'est en gros ce que Hobbes dit sur l'origine du contrat.
Ainsi comme les esclaves abandonnent tout, leur vie et leur propriété, au prince, les hommes ne s'occupent plus de leurs volontés et de leurs désirs, de leur raison et de leurs torts. Cela est contraire au sentiment humain et n'est donc pas un raisonnement convaincant. C'est pourquoi Locke en fit la critique dans son ouvrage Du gouvernement civil, où l'on traite de l'origine, des fondements, de la nature, du pouvoir et des fins des sociétés publiques. Il y écrit que l'homme est bon par sa nature. Nés dans la nature, les hommes dépendent de la nature, donc il n'existe pas d'entraves et d'inégalité entre eux. Les entraves et l'inégalité procèdent de la propriété, de sorte que l'homme a tendance à posséder plus qu'il ne peut. Avec la perte de la sobriété et la croissance des mauvaises mœurs, on fut obligé de fonder les théories du pouvoir politique. Pourquoi cette obligation ? Parce que l'établissement de ces théories ne peut pas assurer la liberté totale, bien que l'homme ait ce qu'il doit avoir (comme dans Shi-jing, où figure ce vers « Où trouverai-je ce qu'il me faut ? ») Ce qui est naturel peut être expliqué par le raisonnement. Le raisonnement appartient aux principes abstraits, et c'est pourquoi les lois fixent les principes ; elles sont élaborées par les hauts fonctionnaires et exécutées par les huissiers : tout cela n'existe pas sans le pouvoir politique. Les exécuteurs du pouvoir politique assurent d'abord la sécurité de la vie du peuple et sa propriété, et puis, s'occupent des affaires d'Etat. Le peuple accepte le pouvoir politique au prix de sa liberté. Il doit le payer avec prudence, car il sait qu'il le fait par obligation. Quant au reste, le peuple veut le réserver au besoin à un autre contrat ou à un serment et il ne permet pas aux possesseurs du pouvoir politique de s'en emparer à leur aise. Donc, le gouvernement n'est pas une bonne chose, les droits de l'administration doivent être limités, seule la raison est la loi suprême. Quand la communauté n'est pas établie, on compte sur la loi naturelle et non sur les lois. La communauté une fois établie, il faut voir si les lois conviennent à la raison ou la violent quand se pose la question de les conserver ou de les annuler. Si les lois violent la raison, on peut les refuser. C'est ce que dit Locke à propos du contrat social. D'après les savants contemporains, ce que dit Locke semble élémentaire et connu de tous, mais supérieur à ce que dit Hobbes : c'est ainsi que l'on appelle la doctrine de Hobbes l'absolutisme et celle de Locke le constitutionalisme. Quant à ce que dit Rousseau sur le contrat social, bien que l'appellation vienne de Hobbes, la théorie vient surtout de Locke.
Enumérons maintenant quelques points essentiels du Contrat social de Rousseau :
I. — L'homme est né libre, donc les hommes sont égaux et bons dans la communauté : c'est toujours ainsi dans l'état de la nature. C'est pourquoi, la liberté, l'égalité et la bonté sont les droits naturels.
II. — Puisque les droits naturels de l'homme sont les mêmes pour tous, personne ne peut s'emparer des droits d'autrui. Donc on ne peut pas usurper le bien commun : par exemple, les terres et leurs produits. On ne peut pas les posséder sans l'accord commun de tous : toutes les propriétés sont prises par usurpation.
III. — Les droits de la communauté se fondent sur le pacte commun ; les droits dus au triomphe de la guerre ne sont pas les droits. Tout ce qui est pris par la force, on peut le reprendre avec juste raison par la force.
Voilà les points essentiels du Contrat social de Rousseau, et ils sont si importants que je les traduis en toute rigueur et que je n'ose pas ajouter ou réduire aucune de leurs significations. Mais, s'ils étaient suivis ou appliqués, cela aboutirait-il au bien du genre humain ? S'ils étaient appliqués complètement et à l'extrême, non seulement cela nuirait aux gens riches et nobles, mais surtout aux gens pauvres et humbles. Depuis l'apparition de cette théorie qui a passé deux cents ans, non seulement les hommes fous de violence, mais aussi les partisans de la bonté et de la justice s'indignent contre l'injustice sociale, et, ayant pitié de la détérioration de la vie humaine, ils croient tous que cette théorie peut sauver le monde, en la prenant comme article de foi immuable. Ils ont commis des erreurs successives et ne s'en sortiront jamais. C'est la raison pour laquelle j'écris cet article de critique.
Je parle d'abord du premier point que j'ai mentionné ci-dessus. Il dit : l'homme est né libre, donc les hommes sont égaux dans la communauté. Huxley l'a réfuté. Il dit : « Je suis médecin, j'ai vu tant de nouveaux-nés entassés comme des morceaux de chair, qui devaient mourir douze heures après sans les soins infatigables des protecteurs qui s'occupent de leur température et de leur faim. Les tout-petits ont-ils la force d'obtenir la liberté ? Il n'existe absolument pas d'égalité dans la société ». Parler de cette égalité, c'est dire comme Jiujiu-jiayan que toute inexistence est égale. La cervelle engendre le « qi » non des idées et des images ; puisqu'elle n'engendre pas d'idées et d'images, comment peut-on appeler ce corps qui incarne la bonté ou la méchanceté ?
C'est Rousseau qui plaisante. Si ce n'est pas une plaisanterie, il n'y a pas de mots si bizarres. Sans parler des tout-petits, même pour les enfants qui atteignent l'âge de quinze ou seize ans, se trouvent toujours dans la nature et jouissent d'une liberté totale, je ne sais pas quelle société pourrait connaître ces conditions. Leurs paroles se font-elles librement ? Leurs nourritures sont-elles libres ? Et leurs vêtements ? Et leur critères pour juger les raisons ou les torts, la convenance ou l'inconvenance ? Monsieur Rousseau, vous pouvez vous taire, vous et moi, nous sommes esclaves ! Nous sommes attachés et fouettés, et même si nous réussissons, cela ne nous apporte aucun avantage. Ces choses arrivent surtout de façon peu évidente, nous en subissons l'influence à notre insu.
Pour les enfants qui grandissent encore un peu plus, l'inégalité entre eux se manifeste aux yeux de tous. On ne peut pas nier qu'il y a une grande différence entre le fort et le faible, l'intelligent et le sot, le sage et l'indigne. Une famille ressemble à un pays. Il arrive souvent qu'un enfant soucieux de son autorité, devienne non seulement le chef d'un groupe d'enfants, mais étonne aussi ses aînés. L'égalité existe-t-elle entre cet enfant et les autres ? L'autre jour, Rousseau parlait de l'origine de l'inégalité, il indiquait que la différence entre les phénomènes naturels n'était pas la diversité des lois de la communauté. Il ne sait pas que cette dernière vient justement de la première. En tant qu'hommes, les hommes sont tous pareils, mais les uns sont nobles, les autres humbles ; les uns s'enrichissent tout d'un coup, les autres s'appauvrissent très vite, il n'est pas nécessaire d'avoir recours à la violence pour l'invasion et le pillage, et aux tromperies pour les spéculations et les ruses. Sans cela, la sagesse et l'indignité, l'intelligence et la sottise, la diligence et la paresse ne sont-elles pas des droits naturels ? Mais Rousseau dit : ce point de vue n'est pas convaincant, l'esclave peut-il parler devant le maître ? Ces mots ne nous convainquent pas, Rousseau sait aussi que si on les pousse à bout, ses théories s'écroulent. J'entends ces mots d'Aristote : l'homme est né esclave. Bien sûr, ces mots n'ont qu'un seul sens, mais ils sont plus proches de la réalité que ceux de Rousseau.
A mon avis, en tant qu'intellectuel pauvre, si Rousseau a pu écrire ce livre qui a exercé sur les sociétés une influence si grande que sa doctrine a obtenu un soutien très large, cela prouve, d'une part, qu'au moment où parut l'ouvrage, il correspondait bien au besoin de l'époque, et d'autre part, que son contenu devait avoir quelque chose qui touchait le cœur du peuple que l'écriture brillante ne pouvait atteindre. Donc, j'ai examiné avec sang-froid les fondements de ses opinions pour savoir s'ils convenaient au sens original de l'auteur ; mais je ne les ai pas trouvés. Anciennement, les justifications des mots égalité, liberté n'existaient pas en Europe, mais les législateurs romains les prirent pour les raisonnements communs des lois (traduit du latin « omnes homines natura equales sunt »). Car, au début du Moyen Age dans l'Empire romain, avec ses vastes territoires et son mélange de races différentes, l'inégalité exista. L'application des lois et des politiques rencontra souvent des obstacles dans divers pays. Par la suite on réussit à écarter les obstacles en déclarant les applications communes pour la plupart des lois et des politiques : les peuples en furent contents et l'Empire devint plus puissant et solide. C'est pourquoi, la liberté et l'égalité sur lesquelles se fondent les lois, s'appliquent grâce aux lois et ne sont pas ce que l'homme possède par sa nature. En général, ce que le pouvoir politique applique se réfère aux faits. Les hommes clairvoyants doivent s'appuyer sur ce qui existe dans l'histoire quand ils écrivent et parlent. Puis, ils en tirent des exemples approuvés par le public et les choisissent et les utilisent par induction.
S'ils le font par pure imagination en employant la méthode des si (d'après la logique occidentale qu'on appelle a priori) comme un principe déductif, finalement, cela nous fait du mal. Parlant de la nature et disant que l'homme y est libre et égal aux autres, Rousseau avoue que cela n'existe pas dans l'histoire. Quand on parle d'une société, on ne la trouve pas dans le passé et on ne peut pas l'avoir dans l'avenir. Que n'a-t-on utilisé ces théories politiques idéales et utopiques pour nuire au monde !
Parler de la liberté devenant libertaire et de l'égalité qui ne repose pas sur les faits, cela n'apporte aucun avantage. Les hommes intelligents ne sauraient le faire. Moi, je crois que, de nos jours, ce qui est urgent, ce n'est pas la liberté, mais le fait que chacun doit limiter sa liberté et avoir le devoir et l'intention de faire ce qui est utile à l'Etat et à la communauté. Quant à l'égalité, elle est certes juridiquement un élément important pour stabiliser un Etat, surtout au moment du vote. Mais on doit comprendre ceci : on est obligé de prendre le principe de majorité pour approuver ou refuser les lois au moment où les problèmes se posent dans l'Etat. Cela est bon ou mauvais : il faut voir dans quel rapport se trouvent les citoyens. Souvent, le danger et l'oppression du despotisme collectif sont plus grands que ceux d'un dictateur, et cela ne donne pas forcément l'avantage au despotisme collectif. Dans majeunesse, j'ai fait mon service militaire dans la Marine, je sais un peu naviguer. Par exemple, quand un bateau navigue sous les nuages noirs et dans le déferlement des vagues, on rassemble tout l'équipage, y compris même les cuisiniers, pour discuter les problèmes de navigation et prendre une décision. Quelle direction devrait prendre ce bateau ? D'ailleurs les tempêtes de la scène politique sont beaucoup plus compliquées que celles de la mer, comment peut-on les négliger en se pressant de faire ce qu'on veut ? Faire l'égalité n'est pas difficile, seulement il faut l'utiliser avec prudence.
En effet, la liberté et l'égalité naturelles n'existent pas, aussi ce ne sont pas des guides très sincères, même si l'on change un peu d'expression et si l'on se fixe comme objectif et espoir la liberté et l'égalité totales du peuple d'un pays. Le problème de savoir si le peuple d'un pays doit avoir la liberté et l'égalité totales, c'est-à-dire former une société prospère et heureuse, si cette société pourrait apparaître, cela n'est pas encore déterminé et reste à argumenter. Dire que l'on obtient la liberté sans être envahi, cela ne peut pas servir à confirmer les mots que l'on a dits ; pourquoi ? Parce que, logiquement, les mots que l'on dit après sont cités comme les prémisses selon lesquelles, l'homme a droit à l'égalité. Puisqu'on le dit, on ne doit pas le reprendre. Et puis, ces mots pourraient contenir des significations politiques et philosophiques, mais à travers l'étude des religions, on ne trouve pas le même sens entre ces mots et ceux qui expriment le sens original de Rousseau. Le bouddhisme parle bien sûr de l'égalité, mais cela signifie que l'égalité sert la charité, il parle aussi de la liberté qui sert en réalité la délivrance. Même si l'on étudie l'Ancien Testament du judaïsme et le NouveauTestament du christianisme, tous les deux disent que tous les hommes sont égaux devant Dieu. Mais cette égalité n'est pas totale et elle reste incomparable. L'égalité prêchée par les religions est une égalité négative, elle est bien éloignée et différente de l'égalité positive de Rousseau illustrée dans son Contrat social: ce n'est pas la peine de les rendre rigoureusement pareilles.
Par suite, puisque la liberté et l'égalité que présente Rousseau n'existent pas, le deuxième point mentionné ci-dessus disant que l'homme ne peut posséder de propriété privée et que toute propriété n'est qu'usurpée, est sans fondement. La terre est une planète ; au temps jadis, on l'a crue infinie ; de nos jours, on sait qu'elle a ses limites. Sur la terre où l'on peut habiter, on aperçoit seulement une surface en kilomètres carrés qui peut être obtenue par calcul. Mais ce qui est défavorable, c'est que la population augmente de jour en jour : s'il n'y avait pas de calamités naturelles, pas de guerre, pas d'épidémies qui toutes arrivent à l'occasion, le nombre de la population doublerait tous les dix ans. Que la terre limitée contienne la population augmentant sans limite, fait qu'on ne sait pas quel jour on aboutirait forcément à la pauvreté, et c'est pourquoi les théories présentées sont variées. Quant au problème de la population, même les saints ne parviennent pas à le résoudre. Selon Rousseau, tout homme est égal aux autres hommes, occuper un terrain et s'y installer n'établit pas la distinction entre le maître et l'hôte, ceux qui n'ont pas un petit coin à habiter sont les victimes des occupants des grands terrains. Rousseau dit donc à la légère : la terre n'appartient à personne et ses produits peuvent être partagés par tous. On croit que, si ce que dit Rousseau était suivi, les hommes pourraient se soutenir dans la vie, que leur situation de liberté et d'égalité serait éternellement maintenue et que la compétition serait évitée. Mais cela est tout à fait absurde ! car les produits de la terre sont limités ; quels que soient les progrès de la science et les miracles de l'agriculture et des mines, ce que nous donne la nature ne se limite qu'à ce chiffre. Un pays, qu'il soit fort ou faible, agresseur ou agressé, considère souvent « le champ du pays voisin comme son déversoir ». Avec toute l'humanité et toutes les terres, on ne peut pas s'entraider éternellement dans la vie. Du Contrat social de Rousseau est devenu à un moment une doctrine du socialisme, donc un point de vue politique concernant la nationalisation du territoire s'est fait entendre. Pour ne pas dire qu'il est très compliqué et difficile à appliquer, on peut quand même penser que ses applications aboutiraient à des troubles. Si notre pays décidait de l'appliquer un jour, il pourrait avoir une paix qui durerait un ou deux millénaires, et pour cela, nous nous consolerions un peu. C'est grâce au ciel que nous avons vingt-deux provinces et des régions habitées par les nationalités Mandchou, Mongole, Hosi et Tibétaine, provinces et régions qui sont depuis toujours occupées par des peuples de race jaune, ce qui nous permet de transplanter les habitants des régions très peuplées dans les régions moins peuplées. Mais hélas, Rousseau dit encore : les biens publics ne peuvent pas être possédés par un particulier, donc les terres et les produits ne peuvent pas être accaparés par un particulier sans le consentement de tous. Supposons une très rare possibilité : un jour, le problème est de savoir si les terres et les produits de la Chine seront utilisés à jamais par nous autres chinois ; il faut écouter le résultat du vote à l'assemblée générale de La Haye, et alors, on ne sait pas ce qui se passerait : peut-être dirait-on à la légère que nous sommes les usurpateurs de ces terres et de ces produits. A ce moment-là, seriez-vous totalement soumis et croiriez-vous que ce serait là la bonne justice du contrat social ? Ou bien vous dresseriez-vous de toutes vos forces dans la lutte pour la vie ! D'où on doit dire que la chose la plus urgente de la société donne naissance à la lutte. Et la lutte, en retournant à son sens original, doit être réglée par la force. Bien que la doctrine de Rousseau soit bonne, elle n'est pas juste ; pourquoi doit-on provoquer des troubles dans d'autres pays pour la suivre ?
Quant au troisième point, ce qui est le plus important, c'est d'anéantir le droit acquis par le triomphe de la guerre. C'est-à-dire que ce dont on s'empare par la force armée pourra être repris avec juste raison par la même force. L'essentiel de ces mots tient dans ce qui est dit ci-dessus : les produits sont tous usurpés. Né dans l'Europe du dix-huitième siècle où la société suivait encore le régime féodal, Rousseau voit que le peuple vit dans la misère et que ceux qui vivent du fermage et héritent de l'autorité de leurs aïeux, non seulement n'ont aucune bonté pour le peuple, mais encore mènent leur v ie en exploitant par tous les moyens les travailleurs. C'est pourquoi Rousseau, étant fort indigné, voulut formuler une doctrine qui anéantirait radicalement les maux sociaux. Aujourd'hui, en Europe et en Amérique, ceux qui prêchent le socialisme dirigent leur fer de lance sur les propriétés du capital. On formule les théories selon l'époque où elles naissent, chacune a son but ; il en est de même dans notre pays. Premièrement, nous eûmes les trois principes politiques — fidélité, simplicité et cérémonies — qui évoluèrent ; secondement, les principes des trois sages — responsabilité, intégrité et complaisance — qui se complétèrent mutuellement ; tout cela a pour but de remédier aux maladies sociales et de corriger les déviations politiques. Si l'on accepte la doctrine de Rousseau et si on la pratique en Chine pour remédier aux maux de la féodalité, ceux-ci appartiennent déjà au passé ; si on le fait pour prévenir les maux du capital, ceux-ci ne se produisent pas encore. Bien sûr, on peut laisser ceci de côté et ne pas le discuter. Mais, d'après ce que dit Rousseau, il serait discutable d'étudier les raisons et les torts de sa doctrine pour en délibérer avec les admirateurs du Contrat social.
De nos jours, dire que tous les droits de la société doivent être fondés sur le contrat est en effet indiscutable. En Chine, cela veut dire qu'ils doivent être donnés. Même pour un gros propriétaire, tout droit est donné d'abord, pour qu'il en jouisse après. Les droits acquis par le triomphe de la guerre sont réalisés par la force, et malgré cette acquisition, ils ne sont pas donnés. C'est un point essentiel chez Rousseau. Si on le suivait, il faudrait qu'un droit acquis par un homme soit donné à tous les hommes avec le consentement de tous ; non seulement on n'a pas vu ce fait, mais aussi il serait douteux que ce soit un idéal. Si on l'accepte à la rigueur, tout droit acquis par le triomphe de la guerre n'est-il pas celui qu'on doit posséder ? Ce n'est pas la peine de citer les droits les trois Dynasties et les Tang ou Wu qui avaient fondé leurs Etats par les guerres de conquête considérées comme de justes causes qui répondaient aux vœux du ciel et du peuple. Nous citons seulement un petit exemple quotidien : un navire marchand rencontre brusquement les pirates ; comme l'équipage était prêt, il a pris les pirates et leur bateau. Selon Rousseau, la prise du bateau a été faite par la force, non par le contrat, donc c'est un droit qu'il ne faut pas acquérir. Sans recourir à la loi, même pour la raison et la morale, aucun problème ne se pose. On peut étendre l'exemple à celui de la guerre entre deux pays. S'ils sont obligés de résoudre leurs différends par la guerre, c'est que leur négociation reste sans résultat. Le pays vainqueur occupe les villes et les ports du pays vaincu en récompense du cessez-le-feu. Le traité de paix est aussi un contrat comme celui qui se fait dans le commerce. Ce que vend le pays vainqueur c'est la paix et le cessez-le-feu. Le pays vaincu l'achète au prix des terres. A ce moment-là les tactiques ne servent à rien, car chacun des deux partis atteint le résultat qu'il espérait. La déclaration de guerre entre deux pays est comme le procès des deux partis : on compte d'abord sur la force des armées, et puis celle-ci devient la raison. Quand la raison résulte du jugement, les deux partis doivent l'observer et le droit sera acquis à jamais par le vainqueur, car le contrat existe, et il est établi par la force. Peut-on dire que la force ne suffit pas à donner le droit à l'homme ?
Enfin si la doctrine de Rousseau fait commettre des erreurs, c'est qu'il l'invente à l'aide du sentiment et de la pure imagination et qu'il ignore des faits historiques. Mengzi dit : « La différence entre les choses est leur caractère distinct. » Puisque les choses sont différentes, l'homme l'est plus encore. Si Rousseau exècre l'inégalité, c'est qu'il la considère comme étant à l'origine de tous les maux. Comme il ne découvre pas les raisons de l'inégalité, il la prend pour l'inégalité de droit. Et il croît que l'inégalité de droit se manifeste surtout dans la propriété. Donc Rousseau hait la propriété, si bien que toute famille qui possède et hérite de sa propriété, semble l'acquérir par la violence et par l'agression, par l'offense et l'escroquerie. Même si cette acquisition n'est pas obtenue par le propriétaire lui-même, mais par ses aïeux, cela est impardonnable. Bien que l'ouvrage de Rousseau ait apparemment pour but de sauver le monde et semble bien sympathique aux familles des pauvres gens, il ne leur apporte en réalité aucun avantage et leur paraît très autoritaire. Aujourd'hui, alors que le livre de Rousseau a paru il y a cent et quelques dizaines d'années, parmi les spécialistes des sciences politiques et sociales, les uns étudient les livres classiques, les autres les divers écrits étrangers ; avec les matériaux cités de plus en plus nombreux, certains croient bien que la doctrine de Rousseau n'est pas juste. Dans n'importe quel pays, le début de l'établissement des propriétés repose sur le défrichement des terres dans la plupart des cas, non sur la tromperie ou la force. L'état de nature dont Rousseau parle avec un vif plaisir dans ses écrits ressemble à celui que nous appelons « l'époque brillante de Wuhua et Getien », où toute famille est libre et tous les hommes égaux. Mais cela n'exista pas dans le passé et n'existera sans doute pas dans l'avenir. Car l'intelligence des hommes primitifs fut liée à la superstition et leur corps dépendait de la vie et de la mort. Ils furent tristes, victimes du doute et de la folie de tuer et ils se considérèrent mutuellement comme des ennemis. Ils furent donc malheureux. En fin de compte, je ne sais dans quel monde pourrait paraître le Contrat social de Rousseau.
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