Voltaire. Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas [ID D20013].
Voltaire schreibt :
Chapitre IV :
Si la tolérance est dangereuse, et chez quels peuples elle est permise.
Le gouvernement de la Chine n'a jamais adopté, depuis plus de quatre mille ans qu'il est connu, que le culte des noachides, l'adoration simple d'un seul Dieu: cependant il tolère les superstitions de Fô. et une multitude de bonzes qui serait dangereuse si la sagesse des tribunaux ne les avait pas toujours contenus.
Il est vrai que le grand empereur Young-tching, le plus sage et le plus magnanime peut-être qu'ait eu la Chine, a chassé les jésuites; mais ce n'était pas parce qu'il était intolérant, c'était, au contraire, parce que les jésuites l'étaient. Ils rapportent eux-mêmes, dans leurs Lettres curieuses, les paroles que leur dit ce bon prince: "Je sais que votre religion est intolérante; je sais ce que vous avez fait aux Manilles et au Japon; vous avez trompé mon père, n'espérez pas me tromper moi-même." Qu'on lise tout le discours qu'il daigna leur tenir, on le trouvera le plus sage et le plus clément des hommes. Pouvait-il, en effet, retenir des physiciens d'Europe qui, sous le prétexte de montrer des thermomètres et des éolipyles à la cour, avaient soulevé déjà un prince du sang? Et qu'aurait dit cet empereur, s'il avait lu nos histoires, s'il avait connu nos temps de la Ligue et de la conspiration des poudres?
C'en était assez pour lui d'être informé des querelles indécentes des jésuites, des dominicains, des capucins, des prêtres séculiers, envoyés du bout du monde dans ses Etats: ils venaient prêcher la vérité, et ils s'anathématisaient les uns les autres. L'empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs étrangers; mais avec quelle bonté les renvoya-t-il! quels soins paternels n'eut-il pas d'eux pour leur voyage et pour empêcher qu'on ne les insultât sur la route! Leur bannissement même fut un exemple de tolérance et d'humanité.
Chapitre XIX :
Relation d'une dispute de controverse à la ChineDans les premières années du règne du grand empereur Kang-hi, un mandarin de la ville de Kanton entendit de sa maison un grand bruit qu'on faisait dans la maison voisine: il s'informa si l'on ne tuait personne; on lui dit que c'était l'aumônier de la compagnie danoise, un chapelain de Batavia, et un jésuite qui disputaient; il les fit venir, leur fit servir du thé et des confitures, et leur demanda pourquoi ils se querellaient.
Le jésuite lui répondit qu'il était bien douloureux pour lui, qui avait toujours raison, d'avoir affaire à des gens qui avaient toujours tort; que d'abord il avait argumenté avec la plus grande retenue, mais qu'enfin la patience lui avait échappé.
Le mandarin leur fit sentir, avec toute la discrétion possible, combien la politesse est nécessaire dans la dispute, leur dit qu'on ne se fâchait jamais à la Chine, et leur demanda de quoi il s'agissait.
Le jésuite lui répondit: "Monseigneur, je vous en fais juge; ces deux messieurs refusent de se soumettre aux décisions du concile de Trente."
- "Cela m'étonne, dit le mandarin." Puis se tournant vers les deux réfractaires: "Il me paraît, leur dit-il, messieurs, que vous devriez respecter les avis d'une grande assemblée: je ne sais pas ce que c'est que le concile de Trente; mais plusieurs personnes sont toujours plus instruites qu'une seule. Nul ne doit croire qu'il en sait plus que les autres, et que la raison n'habite que dans sa tête; c'est ainsi que l'enseigne notre grand Confucius; et si vous m'en croyez, vous ferez très bien de vous en rapporter au concile de Trente."
Le Danois prit alors la parole, et dit: "Monseigneur parle avec la plus grande sagesse; nous respectons les grandes assemblées comme nous le devons; aussi sommes-nous entièrement de l'avis de plusieurs assemblées qui se sont tenues avant celle de Trente.
- Oh! si cela est ainsi, dit le mandarin, je vous demande pardon, vous pourriez bien avoir raison. Ca, vous êtes donc du même avis, ce Hollandais et vous, contre ce pauvre jésuite?
- Point du tout, dit le Hollandais; cet homme-ci a des opinions presque aussi extravagantes que celles de ce jésuite, qui fait ici le doucereux avec vous; il n'y a pas moyen d'y tenir.
- Je ne vous conçois pas, dit le mandarin; n'êtes-vous pas tous trois chrétiens? Ne venez-vous pas tous trois enseigner le christianisme dans notre empire? Et ne devez-vous pas par conséquent avoir les mêmes dogmes?
- Vous voyez, monseigneur, dit le jésuite; ces deux gens-ci sont ennemis mortels, et disputent tous deux contre moi: il est donc évident qu'ils ont tous les deux tort, et que la raison n'est que de mon côté.
- Cela n'est pas si évident, dit le mandarin; il se pourrait faire à toute force que vous eussiez tort tous trois; je serais curieux de vous entendre l'un après l'autre."
Le jésuite fit alors un assez long discours, pendant lequel le Danois et le Hollandais levaient les épaules; le mandarin n'y comprit rien. Le Danois parla à son tour; ses deux adversaires le regardèrent en pitié, et le mandarin n'y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le même sort. Enfin ils parlèrent tous trois ensemble, ils se dirent de grosses injures. L'honnête mandarin eut bien de la peine à mettre le holà, et leur dit: "Si vous voulez qu'on tolère ici votre doctrine, commencez par n'être ni intolérants ni intolérables."
Au sortir de l'audience, le jésuite rencontra un missionnaire jacobin; il lui apprit qu'il avait gagné sa cause, l'assurant que la vérité triomphait toujours. Le jacobin lui dit: "Si j'avais été là, vous ne l'auriez pas gagnée; je vous aurais convaincu de mensonge et d'idolâtrie." La querelle s'échauffa; le jacobin et le jésuite se prirent aux cheveux. Le mandarin, informé du scandale, les envoya tous deux en prison. Un sous-mandarin dit au juge: "Combien de temps Votre Excellence veut-elle qu'ils soient aux arrêts? - Jusqu'à ce qu'ils soient d'accord, dit le juge. - Ah! dit le sous-mandarin, ils seront donc en prison toute leur vie. - Hé bien! dit le juge, jusqu'à ce qu'ils se pardonnent. - Ils ne se pardonneront jamais, dit l'autre; je les connais. - Hé bien donc! dit le mandarin, jusqu'à ce qu'ils fassent semblant de se pardonner."
Voltaire présente durant toute la décennie soixante, notamment dans le dix-septième chapitre se rendent compte du caractère proprement incohérent de la doctrine chrétienne dont les Jésuites, de par leur nom et leurs ‘sins infatigables’ sont les champions naturels. Ce qui est très intéressant, dans le cas de Voltaire, c'est qu'il parvient à donner à son discours l'air détaché et objectif d'une simple constatation de fait. L'attaque contre l'infâme, que le discours sur les Jésuites permet de véritablement cristalliser, se pare des couleurs attrayantes de l'histoire.
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