2002
Publication
# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 2002 |
Derrida, Jacques. Préface : Signé l'ami d'un « ami de la Chine ». In : Aux origines de la Chine contemporaine : en hommage à Lucien Bianco [ID D6001]. « Votre geste prouve que vous êtes un ami de la Chine » [Propos cité par Lucien Bianco]. Je multiplierai les signes de reconnaissance. À plus d'un. D'abord à ceux et à celles qui, m'honorant de leur invitation, m'ont ainsi permis d'être présent au juste hommage rendu à un grand sinologue, Lucien Bianco, qui reste pour moi un grand ami de toujours. Honneur pour moi redoutable : les limites de ma compétence sont ici, plus que jamais, notoires. Qui croirait qu'il suffit de les avouer pour en être quitte ? Mais juste hommage dès lors que, on le verra à lire les remarquables contributions de cet ouvrage, le salut évite la célébration conventionnelle pour proposer des travaux originaux dans un champ fortement identifié, exploré, marqué, sillonné par l'oeuvre de Bianco. La conscience vive et pudique que je garde du fait, trop évident, que je ne suis en rien ce qu'on appelle un sinologue, voilà qui aurait dû me faire décliner une invitation imméritée. Pourtant, on le voit bien, je n'ai pas résisté une seconde. Comment aurais-je pu manquer la chance qui me fut généreusement offerte ? Je pourrais ainsi, me dis-je, témoigner publiquement de mon admiration et de ma dette. À Lucien Bianco je dois en effet, entre autres choses, tout ce que j'ai appris, tout ce que j'ai appris à comprendre, et à penser, de façon inquiète, critique, mouvementée, de la Chine moderne. Une amitié sans ombre, une amitié de près d'un demi siècle, en somme, ne peut être dissociée, à mes yeux, du chemin sur lequel j'ai suivi, depuis 1953, avec une docilité joyeuse et émerveillée, la première découverte de la Chine, de la langue chinoise d'abord, par Lucien Bianco, puis ses analyses inaugurales dans un champ (mais est-ce seulement un champ, aujourd'hui, et un territoire circonscrit ?), dans cet espace à peine dé-limitable du monde et de l'histoire du monde (de la « mondialisation », comme on dit, en vérité) qu'il m'a appris, qu'il a sans doute appelé tant d'autres à défricher et à déchiffrer, à émanciper des projections idéologiques qui ont toujours abusé d'un non-savoir. Si la Chine moderne était un « champ » du savoir historique, l'objet d'une discipline (ce qu'elle est aussi mais ce qu'elle n'est pas seulement), Bianco serait pour moi comme un grand sinologue des Lumières, le maître-explorateur d'une science aussi nécessaire, lucide et rationnelle que désenchantée, dégrisée, vigilante, réveillée — déçue mais non désespérée, surtout au moment où les sommeils dogmatiques les plus inquiétants, les plus menaçants, parfois les plus comiques aussi dominaient la scène d'une certaine « culture » parisienne. Comment oublier la terreur obscurantiste qui bavardait alors dans certains quartiers, dans des milieux qui furent les nôtres, parfois les miens plus que les siens, au cours des années 1960 et encore au début des années 1970 ? Je relis à l'instant ce qu'il disait du « modèle chinois » en 1967 (je souligne la date), à la fin de ce grand livre que fut pour moi, comme pour tant d'autres, Les origines de la révolution chinoise, 1915-1949. Il mettait alors en garde contre « les simplifications hâtives, les oublis plus ou moins volontaires, les tentations opposées. » J'aime tant ce qu'il disait alors et comme il le disait : il fallait se soucier « de déranger, non de venir en aide », qu'il s'agisse de l'unité problématique du « modèle » — négatif et positif — pour un Tiers-monde qui n'est pas un, qu'il s'agisse de l'atrocité d'une histoire pleine de mensonges et dont le torrent, disait Victor Serge cité par Bianco, « charrie à la fois, violemment, le meilleur et le pire », dont la complexité ne se laisse pas réduire à l'alternative simple du « pour» ou du « contre », ou qu'il s'agisse encore de l'opposition d'une Chine idéalisée à une Europe diabolisée. Et pourtant, au moment même où il dénonçait, avec une ironie implacable, les simplifications outrancières qui paradaient près de nous sur la scène intellectuelle, Bianco se méfiait encore des abus et des alibis que certains pouvaient exploiter dans cette critique pourtant nécessaire. Je reconnaissais bien là son infini scrupule, la vigilance d'une conscience éthique et politique qui ne connaît pas de repos. Il poussait l'hyperbole jusqu'à se méfier des effets pervers, des dangereux prétextes politiques auxquels pouvait donner lieu son esprit critique même : « L'outrance des flagellants ne doit pas être prétexte à congédier leur révolte. Plus discrète, plus insidieuse aussi, une autre tentation consiste à s'abriter derrière les exigences de l'esprit critique pour éluder les choix de l'action. » Et sans cesse j'ai vu Bianco tendu, au coeur de son travail même, entre la nécessité inflexible du savoir historique le plus critique et l'urgence de l'engagement politique. L'un ne doit pas renoncer à l'autre, bien au contraire, et même dans les situations aporétiques, même dans les moments où les deux responsabilités paraissent hétérogènes, voire irréconciliables. La « question de la Chine » aura sans doute été pour notre génération, elle restera longtemps encore ce qu'elle est, certes, mais autre chose encore. Elle sera longtemps un lieu propre, un nom propre et la figure métonymique de tous nos rêves et de toutes nos insomnies, voire de nos cauchemars politiques. Je viens de citer une première édition (1967). Vingt ans après, en 1987, la seconde édition des Origines de la révolution chinoise reprenait en Annexe ces conclusions toujours actuelles, sur « Le modèle chinois » mais y ajoutait « La révolution fourvoyée » — qui commençait ainsi : « Pour la gloire de Mao, il eût mieux valu qu'il mourût, comme Lénine, quelques années plus tôt. » Ce texte fut écrit à la mort du « grand Timonier » et à l'invitation du journal Le Monde qui « l'ayant jugé sacrilège, avait dégagé sa responsabilité en le publiant sous la rubrique "Libre opinion" ». Ironie de Bianco : son article, note-t-il, est « tous comptes faits, plutôt plus modéré que ce que les Chinois ont écrit depuis qu'ils ont effectué la démaoïsation ». Je relis aujourd'hui ce « bilan » d'une « sinisation du marxisme » qui fut d'abord une « sinisation de la stratégie, c'est-à-dire du léninisme », et je suis encore frappé par la justesse d'une analyse qui ne renonce jamais à la justice équilibrée du jugement politique. Les attendus du verdict sont terribles mais ils laissent une respiration au salut — à la justice qui commande de prendre encore la mesure d'une monstrueuse grandeur : « Mais il est exceptionnel qu'un même personnage soit l'homme de deux situations historiques, et d'avoir su faire face à la première suffirait à la gloire de beaucoup. » La Préface à la seconde édition mériterait de devenir un texte canonique ou une charte pour tout historien lucide de l'histoire contemporaine. Autoanalyse sans complaisance, certes, et qui situe la signature de l'historien dans l'évolution d'une discipline tout autant que dans la trajectoire politique du signataire, mais aussi leçon générale et acte de foi : il faut résister à l'historicisme et au relativisme, il faut garder sa foi dans la science historique et dans le triomphe final d'une vérité qui « finit par s'imposer ». Quelle « vérité » ? Celle qui aura « par exemple foudroyé des forêts de papier imprimé vouées à la célébration de la grande révolution culturelle chinoise, avec une efficacité dont n'oseraient rêver les plus zélés pyromanes de la Côte d'Azur. Même dans le domaine moins brûlant — moins inflammable — qui nous occupe ici (la Chine avant 1949), la masse des connaissances déterrées depuis deux décennies a multiplié par trois ou quatre le savoir du spécialiste moyen ». Bianco n'ignore pas, en analyste exercé de la discipline institutionnelle, que son insistance sur les causes sociales et surtout paysannes de la révolution a heureusement bouleversé l'historiographie, et d'abord l'historiographie américaine dont on sait l'autorité à cette époque. Mais il est toujours prêt à s'accuser, dans un geste que je lui connais si bien, qui à la fois m'amuse, m'attendrit et m'inspire le plus grand respect ; il n'hésite jamais à se reprocher de ne pas en faire assez pour « embrasser la totalité », pour « rendre pleine justice non seulement aux acteurs de l'histoire mais à ses scribes ». [Les origines de la Révolution chinoise, seconde édition, Paris, Gallimard (« Folio »), p. 17]. Au même moment (on pardonnera au nostalgique que je reste ici de privilégier ces passages), il parle de ses « vingt ans ». Pour s'accuser encore. Un mea culpa pousse la surenchère jusqu'à s'en prendre au narcissisme de cette auto-critique, et même de ce qui l'a poussé à être « exagérément soucieux ». Il rappelle alors sans complaisance ses « vingt ans », et ses « certitudes juvéniles ». Qui dira mieux l'historicité du savoir historique ? Toujours dans cette seconde édition, vingt ans après, donc, il se reproche aussi ce que personne n'a jamais songé à lui reprocher. Quoi ? La tentation en somme, pour l'historien vigilant et désenchanté, de croire encore à un « sens de l'histoire » : « La plus grande insatisfaction et le seul vrai malaise que me procure aujourd'hui la lecture de ce livre (une redécouverte, qui incline au narcissisme), c'est un aire d'inévitabilité, de progression presque inexorable vers l'issue révolutionnaire. À vingt ans, l'horreur sacrée que m'inspirait la dialectique hégélienne m'a prémuni contre la tentation d'adhérer au P.C.F. Quinze ans plus tard, mon refus persistant de l'hégélianisme aurait dû m'épargner d'être fasciné par les vainqueurs. Exagérément soucieux de saisir dans son dynamisme le processus révolutionnaire, j'en suis arrivé à donner trop d'importance au mouvement communiste, trop peu à un phénomène comme le militarisme (celui des "seigneurs de la guerre", que mon dédain rejetait en somme dans les "poubelles de l'histoire") [...]. Cest selon moi (à ma connaissance, personne ne me l'a jamais reproché, pas même en Amérique, où ce livre en est à sa onzième édition) dans le chapitre 5 que mes certitudes juvéniles m'ont le plus gravement égaré. J'y appréciais avec bienveillance, mais sans illusions, les chances du libéralisme et de la réforme face à la révolution. Je ne vois toujours pas comment le libéralisme aurait pu s'imposer, mais cette façon de poser le dilemme "réforme ou révolution" témoigne de l'emprise persistante du "sens de l'histoire" sur l'auteur. » [Note : « Désenchanté », c'est souvent son mot. Par exemple à la fin de la même Préface qui décrit ainsi les « conclusions... plus tristes et désenchantées, qui le tentent aujourd'hui ». Je le souligne ici car cette note de désenchantement me paraît marquer toute l'histoire de cette histoire. Celle du mouvement de Bianco vers la Chine, certes, qu'il s'agisse de son travail d'historien, de sociologue, de politologue ou, plus généralement, de l'expérience historique et politique que nous sommes si nombreux à partager avec lui en ce siècle]. « Vingt ans », « certitude juvéniles », « sens de l'histoire », dit-il. Que faisions-nous quand nous avions à peine plus de vingt ans ? Je n'abuserai pas de l'hospitalité pour céder à la tentation — tout aussi « narcissique », justement — de la mémoire commune. Je ne rappellerai pas ici tout ce que j'ai eu la chance de partager avec Lucien Bianco d'un bout à l'autre d'une vie d'adulte, en somme. Parmi quelques clichés, parmi ceux qui m'attendrissent, moi, je me permettrai seulement de choisir. D'abord ceux qui dessinent nos silhouettes tremblantes de jeunes étudiants sur fond de Chine révolutionnaire. Comme si quelqu'un me soufflait en riant : allons, raconte, montre-nous ton vieux film, laisse revenir des fantômes silencieux, en noir et blanc, juste quelques ombres chinoises. Eh bien, voici un bout de pellicule. Mettons que, suivant l'intrigue d'une histoire que je rapporterai plus tard, après me l'être appropriée, cette pellicule, comme si je l'avais confisquée pour la rendre conforme à « ma vérité », en y pratiquant quelques coupures nécessaires, je projette par exemple ces quelques images : après la khâgne de Louis-le-Grand, où nous nous trouvons déjà ensemble, nous travaillons à l'École normale dans la même « turne ». Nous partageons une chambre « double ». Un seul lavabo, une tenture de couleur brique entre deux lits. Cela se passe dans les nouveaux bâtiments de la rue d'Ulm, en 1953-1954. « Coco » commence à apprendre le chinois, il a décidé de se spécialiser dans l'histoire de la Chine moderne. Seul moyen de comprendre ce qui se passe et ce qui nous attend dans l'histoire de ce temps. Interminables discussions politiques. Autour de nous, dans la maison de la rue d'Ulm, chez nos plus proches amis, le « stalinisme » le plus dogmatique vit alors ses derniers jours. Mais comme s'il avait encore tout l'avenir devant lui. Nous militons alors tous les deux, de façon plus ou moins prévisible et conventionnelle, dans des groupes de gauche ou d'extrême gauche non communiste. Nous sommes de tous les meetings, à la Mutualité et ailleurs, nous collons des enveloppes pour je ne sais plus quel comité d'intellectuels antifascistes (contre la répression coloniale, la torture, l'action de la France en Tunisie ou à Madagascar, etc.). Guerre froide, horizons apocalyptiques, absence d'horizon, plutôt, impossible de déchiffrer la chose géopolitique qui se prépare. Angoisse aveugle et folles espérances. Bianco passe beaucoup de temps à m'expliquer, avec quelle patience, mais aussi à justifier, et d'abord à ses yeux même, la nécessité historique, l'urgence politique de ce qui est alors plus qu'un rêve, son projet, et ce sera sa vie : il faut d'abord apprendre le chinois, comprendre sans retard ce qui se passe là bas, là-bas, se libérer de notre myopie eurocentrique, voir venir ce qui vient déjà sur nous, et qui nous viendra de plus en plus, de plus en plus fort, de plus en plus vite, de la Chine. Je le suis, bien sûr, et j'approuve. N'est-ce pas irrécusable ? Non seulement comme un calcul chiffré, ou comme une échelle démo-géo-politique. Nous sommes, je le rappelle, en 1953-1954, bien avant la vague maoïste qui déferlera vers la fin des années 1960. Mais j'ai du mal à comprendre où il puisera, lui, les forces nécessaires. Les miennes me paraissent nulles en comparaison, je démissionne d'avance. [Note : Pour illustrer ma démission, on me permettra cette confidence, en note : dans mes modestes travaux sur l'écriture, notamment dans De la grammatologie (1967), je me réfère massivement, de façon à mes yeux décisive (et toujours en pensant à Bianco), à l'histoire et au modèle phono-idéographique de l'écriture chinoise, au rôle qu'il a aussi joué dans la philosophie occidentale de l'écriture, et surtout dans ses « projections ». Je me disais alors que je ne pourrais en parler sérieusement qu'en apprenant, comme mon ami, à écrire et à parler le chinois. Je ne l'ai jamais fait, j'en garderai toujours le remords]. Mais comment fera-t-il, me dis-je, lui, pour s'approprier cette culture, et d'abord pour apprendre cette langue, à la parler et à l'écrire ? Car il a raison, il faut bien commencer par là. Sans rien comprendre, donc, comme toujours, et en restant sur place, je « suis » ses progrès, si on peut dire, de près mais de loin, jour après jour. Il travaille tout près, sur la table à côté, et je me rappelle encore mon émerveillement quand je l'entends un soir parler couramment le chinois dans un restaurant près de la gare de Lyon, puis, beaucoup plus tard, après la « révolution de velours », dans un restaurant chinois de Prague. Depuis, après la « rue d'Ulm », après une année pendant laquelle, habitant la même maison [Note : En me relisant, aux mots « rue d'Ulm » et « la même maison », je me laisse émouvoir, on me pardonnera de le noter ici : au fond, me dis-je, nous ne nous sommes jamais beaucoup éloignés, Bianco et moi, d'une même « maison ». Après Louis-le-Grand, après la rue d'Ulm, après Koléa —où nous habitions et enseignons ensemble, , dans les mêmes « maisons » —, je suis retourné rue d'Ulm pour y rester plus de vingt ans, avant de rejoindre enfin mon ami aux Hautes Etudes où il était entré lui-même depuis environ vingt ans. C'est de la même « maison » qu'aujourd'hui nous prenons ensemble, si je puis dire, une certaine « retraite »], nous enseignons tous deux dans une école d'enfants de troupe en Algérie, à Koléa, je continue à le « suivre » à ma manière, à le lire, à admirer à la fois son travail, ses publications, et ses débats, l'honnêteté avec laquelle toujours il se débat — car il en souffre, des deux côtés, du sien et de l'autre, et aussi bien dans le milieu académique de la sinologie française que, au cours de ses voyages en Chine, avec les « autorités » du pays. Après ses récits personnels, je lis par exemple les analyses politiques de l'historien, du sociologue ou du politologue-voyageur. Un exemple entre tant d'autres : en 1974, il se rend en Chine avec une délégation de l'École normale supérieure. À son retour, il raconte les aventures tragi-comiques de ses « explications » avec la police politique du pays. Il le fait dans un texte qui lui crée aussi des difficultés avec Le Monde (tiens ! encore, déjà). Ce grand-journal, cette fois, le refuse tout net. Le récit, « Voyage dans un bocal » [Note : Après avoir été refusé par Le Monde, donc, il fut d'abord publié dans Esprit (mars 1975), puis repris dans Regards froids sur la Chine, op. cit.] commence par jouer, il affecte de payer son tribut au code de nos ratiocinations de jeunesse et à la scolastique matérialiste dialectique : « Contradictions non antagonistes ou contradictions antagonistes ? » Et Bianco finit par raconter comment, avec l'autorisation du vice-président du comité révolutionnaire d'une usine, il filme en 8 mm, « dimension autorisée », des slogans d'une campagne contre Lin Biao et Confucius. Après quoi on le presse de questions « amicales », on confisque son film et on le lui rendra conforme à la « vérité » révolutionnaire. Je préfère citer le Camarade Zhao qui ne les lâche pas d'une semelle pendant tout le voyage : «... Les masses ouvrières de l'usine ne sont pas très contentes [...] à propos d'un film que vous avez pris ; les ouvriers demandent si vous pouvez le leur communiquer, ils vous le restitueront après s'être assurés que vous n'avez rien filmé d'inopportun [...]. Votre geste prouve que vous êtes un ami de la Chine. Je vous concède que vous aviez reçu l'autorisation de filmer, mais nous ne pouvons nous opposer à la volonté des ouvriers. Comme vous dites en France, d'un mal peut sortir un bien. Cet incident vous aura permis de vous rendre compte que les ouvriers ne sont pas traités ici comme ils le sont en France : en Chine, les ouvriers sont les maîtres... » Bianco rappelle entre parenthèses : « (Le film me sera restitué vers la fin du voyage, développé et délesté des malencontreux slogans et de quelques autres vues prises la veille à la commune populaire »). Un « ami de la Chine », je sais qu'il le fut et le reste, à sa manière, bien au-delà de la rhétorique du camarade Zhao. Mais c'est vrai, un vrai ami, et d'abord, donc, un ami de la vérité, un ami sans complaisance, un ami parfois sans merci. Je me souviens encore, dans les mêmes années, en novembre 1976, d'une séance à l'Académie des Sciences morales et politiques. Première et seule expérience du genre pour moi. Nous avions la quarantaine mais nous paraissions des enfants chahuteurs dans ce théâtre solennel et sommeillant. Bianco m'avait invité, il y présentait une communication sur La Chine après Mao. Là encore, je n'ai rien entendu, ni, plus tard, relu, qui fût plus différencié et lucide dans le diagnostic, dans le pronostic, dans l'analyse des structures bureaucratiques et militaires, dans l'interprétation du rôle respectif de Mao, Zhou Enlai, Hua Guofeng, Deng Xiaoping, dans la comparaison des processus soviétique et chinois. Je me rappelle la discussion qui suivit, notamment avec Raymond Aron, l'insistance de Bianco sur ce qui reste plus « nationaliste » que « communiste » dans la révolution chinoise, sur le rôle joué par l'armée à la succession de Mao et au cours de l'élimination de la bande des Quatre, sur les effets de la propagande maoïste dans l'image « paysanne » que nous avions souvent de cette armée, sur les contradictions entre les objectifs et la pratique maoïste, etc. La question démographique étant plus que jamais décisive, c'est en me rappelant nos premières réflexions d'étudiants, et ce qu'elles m'apprirent déjà, que j'ai ensuite retrouvé la même attention aux complexités d'un processus contradictoire dans l'histoire de l'anti-malthusianisme de Mao, qu'il partageait avec Chiang Kaï-shek et même avec son prédécesseur Sun Yat-sen. Ce fut la même « lignée chauvine et nataliste » [« Le poids du nombre », in Regards froids sur la Chine] qu'il fallut remettre en cause, dès 1953, avant même la campagne de prévention des naissances de 1957. D'autres que moi, et plus compétents, sauront dire la nouveauté et la nécessité de ce que Bianco a donné à la science de la Chine moderne, à travers un nombre impressionnant de contributions monographiques depuis Les origines de la Révolution chinoise, 1915-1949 (1967-1987), jusqu'à La Chine (1994). De tous ses articles sur l'anti-natalisme et la démographie, sur les paysans et la révolution, sur les sociétés secrètes et l'autodéfense paysanne, sur l'administration, sur la bureaucratie, sur les moments et les visages originaux d'un nationalisme qui ne renonce jamais, sur les « fonctionnaires, percepteurs, militaires et brigands en Chine », mais aussi sur les « classes laborieuses » et les « classes dangereuses » dans la Chine impériale, on trouvera des traces, directes ou indirectes, dans les recherches ici réunies. [Note : J'en cite seulement quelques-uns, ceux que j'ai lus, mais je suppose qu'on disposera ailleurs d'une bibliographie complète. Par exemple, « "Classes laborieuses et classes dangereuses" dans la Chine impériale au XIXe siècle », in Annales, 6, nov.-déc. 1962 ; « Vers la Chine contemporaine », in Annales, mai-juin 1964 ; «Les paysans et la Révolution : Chine, 1919-1949 », in Politique étrangère, 2-3, 1968, pp. 117-141 ; «La mauvaise administration provinciale en Chine (Anhui, 1931) », in Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1969, pp. 300-318; «Le monde chinois et la Corée », in M. Crouzet (dir.), Le Monde depuis 1945, Paris, PUF, 1973 ; « La Chine après Mao », Académie des Sciences morales et politiques, Séance du 29 novembre 1976. / Notamment dans les riches et magnifiques volumes qu'il a dirigés avec Marie-Claire BERGERE et Jiirgen DOMES, La Chine au XXe siècle, t. 1 D'une Révolution à l'autre, 1895-1949, t. 2, D e 1949 à aujourd'hui, Paris, Fayard, 1990] Prenant acte de résultats acquis, mais souvent tournées vers des processus en cours ou vers leur avenir, ces études sont ici fortement rassemblées dans leur cohérence et dans leurs foyers. Or ce rassemblement s'organise selon des motifs qui furent en effet déterminants dans le travail de Bianco : ceux des origines, certes, et surtout des origines rurales de la révolution chinoise, mais aussi de nouveaux mouvements paysans, ou encore d'autres tensions entre le nationalisme révolutionnaire, voire un nouveau « national confucianisme », et les impératifs actuels de la mondialisation. On y lira aussi de précieuses analyses autour de l'héritage du marxisme classique, sur le passage du capitalisme au communisme, sur la personnalité singulière de Mao Zedong et sa politique du « front uni » (l'une des « trois grandes épées magiques de la révolution »), etc. On n'a sans doute pas à signaler, souligner ou démontrer tout l'intérêt de ces travaux pour des experts de la Chine moderne. Je me permettrai seulement de dire qu'à mes yeux ils ouvrent de façon magistrale, ils éclairent aussi pour chacun la voie d'une réflexion politique et historique. À travers et par-delà la Chine. Dans le processus qu'on désigne et confusément du nom de « mondialisation », avec tous les enjeux mais aussi toutes les mystifications, voire parfois les manipulations intéressées qui s'y logent en contrebande, dans les grands débats ou combats en cours, et à venir, sur le « marché », le devenir du monde agricole, la démographie, la « souveraineté », les États « virtuels », la culture traditionnelle des « droits de l'homme » et l'opposition qu'on y accrédite entre relativisme et universalisme, dans l'histoire des libertés dites « démocratiques », du droit international et du droit en général [Note : Par exemple du droit pénal : la Chine est, avec les Etats-Unis, on le sait, le pays où la peine de mort est non seulement maintenue, comme c'est le cas seulement dans une minorité d'États depuis dix ans, mais massivement appliquée, et on peut prévoir une pression croissante des États européens contre cette complicité singulière des deux géants], devant ces immenses problèmes, il est plus que jamais indispensable de s'informer, d'apprendre et d'apprendre à réfléchir auprès des sinologues d'aujourd'hui. Ils ne nous enseignent pas seulement la Chine (si on peut encore dire « seulement »), ils nous donnent souvent la meilleure leçon de philosophie politique, la plus indispensable et la plus spécifique pour notre temps. Lucien Bianco m'en avait convaincu, il m'y avait en somme initié, il y a près d'un demi-siècle. C'est une des rares choses — et donc une des chances de ma vie — au sujet desquelles je puisse me dire, en l'an 2002 : c'est encore vrai aujourd'hui. |