Sartre, Jean-Paul.
Sartre parle des maos : [Interview mit Michel-Antoine Burnier]. In : Actuel ; Febr. (1973). [Auszüge].
http://www.sartre.ch/sartre_parle_des_maos.htm
A l'origine, j'avais précisé que je n'étais pas d'accord avec les maos, ni eux avec moi. Je prenais une responsabilité judiciaire, et non politique, je donnais simplement mon nom pour que le journal puisse continuer et les militants agir et écrire comme ils l'entendaient...
Depuis deux ans, il s'agit pour ses militants d'adapter réellement la stratégie maoïste à la France, non de la transposer termes à termes. La révolution culturelle n'a démarré en Chine que bien après la prise du pouvoir. Il est impossible de la copier ou de s'en inspirer directement dans la situation que nous vivons. Les maos français parlent plus volontiers d'une révolution idéologique: liquider la crainte du capitalisme dans la population ouvrière, notamment par les séquestrations, apprendre à résister, braver la répression, surmonter les respects que la classe dominante nous inculque. Au début, je n'étais d'accord sur presque rien avec les maos; non pas contre eux, mais à l'écart. Mais ils ont peu à peu réclamé de moi plus qu'une protection légale, je les ai rencontrés souvent et je me suis lié à eux: une convergence s'est peu à peu dégagée...
D'abord en mai 1968, comme la plupart des gens, je n'ai pas bien compris la signification et la portée du mouvement. Les maoïstes non plus d'ailleurs, qui ont immédiatement quitté les Universités pour aller vers les usines sans prendre la mesure d'une révolte étudiante dont ils reconnaissent aujourd'hui l'intérêt. Je me sentais étranger: un jour vedette, l'autre ancien combattant...
Pour un communiste, un non-communiste est un individu diminué qu'on rejette ou qu'on utilise. Le communiste n'a de rapports de réciprocité qu'avec les membres de son parti: les autres relèvent du négatif ou de l'instrumental. Les dirigeants maoïstes au contraire, posent en principe que le non-maoïste peut avoir un point de vue aussi intéressant que le maoïste et qu'il faut l'écouter. S'il y a une tendance autoritaire, elle est en tout cas constamment remise en cause, et par l'action des maos eux-mêmes...
Toutes les idées anti-hiérarchiques et libertaires doivent se retrouver dans le journal au travers d'une confrontation où la tendance expérimentale des maos l'emporte sur le versant autoritaire...
Les maos partent de la lutte des classes et considèrent la révolution prolétarienne comme une priorité qui entraînera ensuite une libération des femmes. Les points de vue sont opposés: peuvent-ils se rencontrer? Si l'unification se fait au profit des maos, les femmes représenteront une tendance minoritaire dans un parti mâle; si les femmes l'emportent, l'idée d'une révolution prolétarienne s'effacera au profit d'un fourmillement anti-autoritaire. ..
La démarche stratégique des maoïstes ? : La ligne dure, jusqu'en 1970, ralliait surtout des intellectuels et des étudiants, un recrutement auquel les maos ne tenaient pas tellement. Sauf dans des cas précis, les milieux populaires n'ont pas suivi les appels trop abrupts à la violence révolutionnaire. Les maoïstes pouvaient faire du porte à porte, trouver une sympathie dans la population: ils en gaspillaient aussitôt le bénéfice en se lançant dans une manifestation brutalement réprimée et incomprise, même s'ils entraînaient une fraction des lycéens ou des étudiants.
La ligne dure a donc perdu ses militants, mais c'est aussi parce que l'organisation les a laissés partir. Aujourd'hui, les maos débordent et critiquent la notion de gauchisme: ils veulent être la gauche, créer un large rassemblement...
Les maos ne veulent pas avoir affaire qu'aux seuls intellectuels, et pour une bonne part ce sont ceux-là qui les ont quittés. La ligne de démocratie politique qu'ils développent désormais correspond à la nécessité d'élargir le champ des actions, dans les usines comme dans une jeunesse qui se dégoûte de la culture et du travail qu'on lui impose...
Les maoïstes ont longtemps négligé la révolte de la jeunesse : C'était le cas jusqu'en 1970, quand les maos se concevaient comme un parti strictement politique. Ils ont alors compris qu'ils étaient foutus s'ils ne reconsidéraient pas leurs méthodes et leur implantation.
La Chine n'est pas épargnée. Les magazines chinois que nous recevons en Occident exaltent la machine, la croissance, l'industrialisation, ce qui m'apparaît tout à fait légitime pour un pays qui sort à peine de la pénurie, mais ne définit pas un modèle radicalement différent de développement : Ce n'est pas si simple. La construction de petites usines au sein des communes rurales me semble représenter une expérience intéressante, une façon originale d'abolir la division du travail et de limiter l'extension des villes et de la pollution.
Comment appréciez-vous d'ailleurs la situation politique en Chine depuis la fin de la révolution culturelle et la disparition de Lin Piao ? : La Chine a retrouvé un ordre sous la direction du Parti. C'était prévisible: la révolution culturelle a été faite par la base, mais sur l'autorisation et sous le contrôle d'une fraction de l'appareil. Une fois la situation débloquée et le pouvoir de Mao rétabli, on a arrêté le mouvement en appelant l'armée puis en réorganisant le parti. A l'extérieur, la Chine a abandonné une politique strictement internationaliste — aider tous les révolutionnaires où qu'ils soient — pour lui préférer une politique d'Etat et de grande puissance. On l'a vu à Ceylan ou au Pakistan quand la diplomatie chinoise s'est appuyée sur les gouvernements en place plutôt que sur les insurrections populaires.
Même pendant la révolution culturelle, les dirigeants n'ont jamais discuté publiquement, les grandes options sur lesquelles ils s'opposaient. Hors quelques informations tardives et fragmentaires, on ignore toujours les termes du débat entre Mao Tsé-toung, Chou En-lai et Lin Piao. Sait-on seulement si Lin Piao a été éliminé comme chef d'une armée trop ambitieuse ou comme représentant de la gauche? : Probablement les deux. La disparition de Lin Piao correspondant incontestablement à un recul. Il reste que la révolution culturelle a été l'occasion d'une intrusion des masses dans la vie politique, et qu'on ne pourra tout à fait revenir en arrière. Un jour peut-être le mouvement repartira-t-il. Comme le laissaient espérer les slogans de l'époque, il faudrait une succession de révolutions culturelles...