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1933.1

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Michaux, Henri. Un barbare en Asie [ID D21734].
Er schreibt : "Quand je vis l'Inde, et quand je vis la Chine, pour la première fois, des peuples sur cette terre me parurent mériter d'être réels."
Henri Michaux a écrit pour l'édition d'Un barbare en Asie : « J'aurais voulu que l'Inde au moins et la Chine trouvent le moyen de s'accomplir nouvellement, de devenir d'une nouvelle façon de grands peuples, des sociétés harmonieuses et des civilisations générées sans passer par l'occidentalisation. »

Le peuple chinois est artisan-né.
Tout ce qu'on peut trouver en bricolant, le Chinois l'a trouvé.
La brouette, l'imprimerie, la gravure, la poudre à canon, le cerf-volant, le taximètre, le moulin à eau, l'anthropométrie, l'acupuncture, la circulation du sang, peut-être la boussole et quantité d’autres choses.
L'écriture chinoise semble être une langue d’entrepreneurs, un ensemble de signes d'atelier.
Le Chinois est artisan et artisan habile. Il a des doigts de violoniste.
Sans être habile, on ne peut être Chinois, c’est impossible.
Même pour manger, comme il fait avec deux bâtonnets, il faut une certaine habileté. Et cette habileté, il l'a recherchée. Le Chinois pouvait inventer la fourchette, que cent peuples ont trouvée et s'en servir. Mais cet instrument, dont le maniement ne demande aucune adresse, lui répugne.
En Chine, l'unskilled worker n'existe pas.
Quoi de plus simple que d'être crieur de journaux ? Un crieur de journaux européen est un gamin braillard et romantique, qui se démène et crie à tue-tête: "Matin! Intran! 4e édition", et vient se jeter dans vos pieds.
Un crieur de journaux chinois est un expert. Il examine la rue qu’il va parcourir, observe où se trouvent les gens et, mettant la main en écran sur la bouche, chasse la voix, ici vers une fenêtre, là dans un groupe, plus loin à gauche, enfin, où il faut, calmement.
A quoi bon ruer de la voix, et la lancer là où il n'y a personne ?
En Chine, pas une chose qui ne soit d'habileté.
La politesse n'y est pas un simple raffinement plus ou moins laissé à l'appréciation et au bon goût de chacun.
Le chronomètre n'est pas un simple raffinement laissé à l'appréciation de chacun. C'est un ouvrage qui a demandé des années d'application.
Même le bandit chinois est un bandit qualifié, il a une technique. Il n'est pas bandit par rage sociale. Il ne tue jamais inutilement. Il ne cherche pas la mort des gens, mais la rançon. Il ne leur endommage que juste ce qu'il faut, leur retirant doigt après doigt qu'il expédie à la famille avec demande d'argent et sobres menaces.
D'autre part la ruse en Chine n'est nullement alliée au mal, mais à tout.
La vertu, « c'est ce qu'il y a de mieux combiné ». Citons une corporation, souvent méprisée : les porteurs.
Les porteurs, dans le monde, entassent généralement sur leur tête et sur leur dos ou leurs épaules, tout ce qu'ils peuvent. Leur intelligence ne brille pas sous les meubles. Oh non ! Le Chinois, lui, est arrivé à faire du portage une opération de précision. Ce que le Chinois aime par-dessus tout, c'est l'équilibre savant. Dans une armoire, un tiroir qui s'oppose à trois ou deux à sept. Le Chinois, qui a un meuble à transporter, le divise de telle façon, que la partie qu'il accroche derrière fera équilibre à la partie qu'il accrochera devant. Un morceau de viande même, il le porte attaché à une ficelle. A une grosse tige de bambou qu'il porte sur l'épaule ces choses sont accrochées. On voit souvent, d'un côté, une énorme marmite soupirante ou un poêle fumant, et de l'autre, des Boîtes et des assiettes, des tiroirs. Il est aisé de voir adresse cela demande. Et ce défilé a lieu dans toute l'Extrême Asie.

Types chinois.
Modeste, et plutôt enfoui, étouffé, dirait-on, glaireux, des yeux de détective, et aux pieds, des pantoufles de feutre, comme il se doit, et les usant du bout, les mains dans les manches, jésuite, avec une innocence cousue de fil blanc, mais prêt à tout.
Visage de gélatine, et tout à coup la gélatine se démasque et il en sort une précipitation de rat.
Avec quelque chose d’ivre et de mou ; une sorte de couenne entre le monde et lui, et il déteste l'eau (exellent pour la personnalité d'ailleurs, la salteté).
Pas jaune, la Chinoise, mais chlorotique, pâle, lunaire.
Au théâtre, les hommes chantent avec des voix de châtrés, accompagnés par un violon qui leur est bien pareil.
Pas d'élan ; une langue faite de monosyllabes, et les plus courtes, et c'est déjà de trop.
Modéré, ayant le vin doucement triste, et reposant, et souriant.
Si petits que soient les yeux de Chinois, son nez, ses oreilles et ses mains, son être ne les remplit pas. Il se tapit loin derrière. Non pas par concentration. Non, le Chinois a l'âme concave.
Des gestes vifs, petits, mais pas durs, ni même précis. Rien d'appuyé, de décoratif. Raffolant des pétards, il en jette à tout propos, et leur son bref, sec, sans conséquences et sans résonance lui plaît, (comme le bruit des claquettes que leurs femmes ont aux pieds).
Il aime beaucoup aussi le coassement abrupt de la grenouille.
La lune lui plaît, à laquelle la femme chinoise ressemble étonnamment. Cette clarté discrète, ce contour précis lui parle en frère. D'ailleurs, beaucoup sont sous le signe de la lune. Ils ne font aucun cas du soleil, ce gros vantard, ils aiment beaucoup la lumière artificielle, les lanternes huilées, qui, comme la lune, n'éclairent bien qu'elles-mêmes, et ne projettent aucun rayon brutal.
Des visages étonnamment huilés de sagesse, auprès desquels les Européens ont l'air en tout point excessifs, véritables groins de sangliers.
Aucun type avachi ni d’arriéré mental, les mendiants, d'ailleurs rares, ayant encore l'air fort spirituels et de bonne compagnie, et intellectuels, beaucoup de ‘fins Parisiens’, avec une impression de justesse frèle, comme ont parfois les rejetons de vieilles familles aristocratiques, affaiblies par des mariages consanguins.
Les femmes chinoises d'un corps admirable, d'un jet comme un végétal, jamais l'allure grace comme l'Européenne l'est si facilement, et les vieilles comme les vieux, des têtes si agréables, pas exténuées, mais alertes et éveillées, un corps qui fait toujours son travail, et une tendresse entre eux et avec leurs enfants qui est un charme.

Le Chinois n'a pas précisément, comme on l'entend ailleurs, l'esprit religieux. Il est trop modeste pour cela.
'Rechercher les principes des choses qui sont dérobées à l'intelligence humaine, faire des actions extraordinaires qui paraissent en dehors de la nature de l'homme, voilà ce que je ne voudrait pas faire. (Extrait d'un philosophie chinois, cité par Confucius, on devine avec quelle satisfaction).
Oh ! non, il serait honteux. Il ne voudrait pas exagérer. Pensez donc ! Et puis, il est pratique. S'il s'occupe de quelqu'un, c'est des démons, des mauvais seulement, et encore quand ils font du mal. Sinon, à quoi bon ?
C'est cependant par cet effacement même, que le Divin uni à l'illusion s'est glissé en eux.
Bouddha au sourire qui efface toute réalité devait régner en Chine. Mais sa gravité indienne a parfois disparu.
J'ai visité, entre autres temples, le 'temple des Cinq cents Bouddhas', à Canton.
Cinq cents ! s'il y en avait seulement un de bon ! un vrai de vrai. Cinq cents parmi lesquels Marco-Polo, avec un chapeau fourni probablement par le Vice-Consul d'Italie. Cinq cents, mais pas un sur le chemin, au petit commencement du chemin de la Sainteté.
Finies les positions hiératiques favorables à la contemplation. Les uns tiennent deux ou trois enfants sur les bras, ou jouent avec. D'autres, agacés, se grattent la cuisse, ou ont une jambe levée, comme pressés de s'en aller, impatients d'aller faire un petit tour, presque tous avec des figures de petits malins, de juges d'instruction, d'examinateurs, ou d'abbés du XVIIIe siècle, plusieurs, visiblement, se paient la tête des naïfs, enfin, en nombre dominant, les Bouddhas négligents, et évasifs. « Oh, voux savez, nous autres... »
Faut-il étouffer de rire, de rage, de pleurs ou tout simplement penser que, plus forte que la personnalité d'un saint, d'un demi-dieu, est la force nivelante et vivante de la petitesse humaine ?
Dans un temple, le Chinois est parfaitement à l'aise. Il fume, il parle, il rit. Aux deux côtés de l'autel, les diseurs de bonne aventure lisent l'avenir dans des formules tout imprimées. On fait rouler des petits bâtonnets dans une boîte, il y en a toujours un qui s'avance un peu plus que les autres, vous le retirez. Il porte un numéro. On cherche la feuille d’avenir correspondant à ce numéro, on lit... et il ne reste qu'à y croire.

Peu d'Européens aiment la musique chinoise. Cependant, Confucius, qui n'était pas un homme porté à l'exagération, tant s'en faut, fut tellement pris par le charme d'une mélodie qu'il resta trois mois sans pouvoir manger.
Je serai plus modéré, mais sauf certaines mélodies bengali, je dois dire que c'est la musique chinoise qui me touche le plus. Elle m'attendrit. Ce qui gêne surtout les Européens, c'est l'orchestre fait de fracas, qui souligne et interrompt la mélodie. Cela, c'est proprement chinois. Comme le goût des pétards et des détonations. Il faut s'y habituer. D'ailleurs, chose curieuse, malgré ce formidable bruit, la musique chinoise est tout ce qu'il y a de plus pacifique, pas endormie, pas lente, mais pacifique, exempte du désir de faire la guerre, de contraindre, de commander, exempte même de souffrance, affectueuse.
Comme cette mélodie est bonne, agréable, sociable. Elle n'a rien de fanfaron, d'idiot, ni d'exalté, elle est tout humaine et bon enfant, et enfantine et populaire, joyeuse et « réunion de famille ».
(A ce propos, les Chinois disent que la musique européenne est monotone. « Ce ne sont que des marches », disent-ils. En effet, ce qu'on trotte et ce qu'on claironne chez les Blancs.)
Et de même que certaines personnes n'ont qu'à ouvrir un livre de tel auteur et se mettent à pleurer sans savoir pourquoi, de même quand j'entends une mélodie chinoise, je me sens soulagé des erreurs et des mauvaises tendances qu'il y a en moi et d'une espèce d'excédent dont chaque jour m'afflige.
Mais il y a un charme, non pas plus grand, mais plus constant peut-être, c'est la langue chinoise parlée.
Comparées à cette langue, les autres sont pédantes, affligées de mille ridicules, d'une cocasserie monotone à faire pouffer, des langues de militaires. Voilà ce qu'elles sont.
La langue chinoise elle, n'a pas été faite comme les autres, forcée par une syntaxe bousculante et ordonnatrice. Les mots n'en ont pas été construits durement, avec autorité, méthode, redondance, par l'agglomération de retentissantes syllabes, ni par voie d'étymologie. Non, des mots d'une seule syllabe, et cette syllabe résonne avec incertitude. La phrase chinoise ressemble à de faibles exclamations. Un mot ne contient guère plus de trois lettres. Souvent une consonne noyante (le n ou le g) l'enveloppe d'un son de gong.
Enfin, pour être encore plus près de la nature, cette langue est chantée. Il y a quatre tons en langue mandarine, huit dans les dialectes du Sud de la Chine. Rien de la monotonie des autres langues. Avec le chinois, on monte, on descend, on remonte, on est à mi-chemin, on s'élance.
Elle reste, elle joue encore en pleine Natur.

L'amour chinois n’est pas l'amour européen.
L’Européenne vous aime avec transport, puis tout d'un coup, elle vous oublie au bord du lit, songeant à la gravité de la vie, à elle-même, ou à rien, ou bien tout simplement reprise par « l'anxiété blanche ».
La femme arabe se comporte comme une vague.
La danse du ventre, souvenez-vous-en, n'est pas une simple exhibition pour les yeux ; non, le remous s'installe sur vous, vous êtes emporté et vous vous retrouvez un peu après béat, sans savoir exactement ce qui vous est arrivé, ni comment.
Et elle aussi se met à rêver, l'Arabie se dresse entre vous. Tout est fini.
La femme chinoise, pas du tout. La femme chinoise est comme la racine du 'banian', qui se retrouve partout, jusque parmi les feuilles. Telle, et quand vous l’avez introduite dans votre lit, il vous faut des jours pour vous en dégager.
La femme chinoise s'occupe de vous. Elle vous considère comme en traitement. A aucun moment, elle ne se tourne de son côté. Toujours enlacée à vous, comme le lierre qui ne sait pas s'isoler.
Et l’homme le plus remuant la retrouve proche et aisée comme le drap.
La femme chinoise se met à votre service, dans bassesse, il ne s'agit pas de cela, mais avec tact, avec intelligence.
Et elle est si affectueuse.
Il y a un moment, après d'autres moments, où presque tout le monde a envie de se reposer.
Vous peut-être, pas elle. Cette fourmi cherche aussitôt du travail et la voilà qui procède à la mise en ordre de votre valise.
Véritable leçon d'art chinois. On la regarde stupéfait. Pas une épingle de sûreté, pas un curedent qu'elle ne tourne et ne déplace et ne mette dans une position parfaite et telle que des siècles et des millénaires de savante expérience sembleraient l'avoir enseignée.
Pas un objet dont elle ne s'informe par gestes, qu'elle n'essaie et n'expérimente et juge, et avant de le placer, et elle joue avec. Puis, quand vous regardez toute cette ordonnance, il semble que le contenu de votre valise a maintenant quelque chose de poupin, de poupin et de dur aussi, et en quelque sorte d'indéréglable.
Quand la Chinoise parle d'amour, elle peut parler indéfiniment, on ne s'en lasse pas, elle peut même parler d'autre chose, comme elle fait probablement, elle a le langage de l'amour, l'amour est fait de monosyllables (dès qu’un mot s'allonge, il a l'air de s'en aller et de tirer à lui, dès qu'une phrase paraît, la phrase vous sépare).
La langue chinoise est faite de monosyllabes, et des plus courts, des plus incosistants, et avec quatre tons chantés. Et le chant est discret. Une sorte de brise, de langue d'oiseaux. Langage si modéré et affectueux qu'on l'entendrait toute sa vie, sans s'énerver, même ne le comprenant pas.
Telle est la femme chinoise. Et cependant, tout cela ne serait rien si elle ne remplissait cette admirable condition du mot 'mitschlafen', dormir avec. Il y a des hommes tellement remuants que même leur oreiller, ils le jettent par terre sans s'en douter.
Comment fait la femme chinoise ? je ne sais ; une sorte de sens de l'harmonie, subsistant dans son sommeil, la fait, par des mouvements appropriés, ne jamais se détacher, toujours se subordonner à ce qui serait tout de même si beau : être harmonieusement deux.

En Europe, tout finit en tragique. Il n'y a jamais eu de philosophie en Europe (tout au moins après les Grecs... déjà bien discutables).
Le tragique de société des Français, l'Oedipe des Grecs, le goût du malheur des Russes, le tragique vantard des Italiens, l'obsession du tragique des Espagnols, l'hamlétisme, etc., etc.
Si le Christ n'avait pas été crucifié, il n'aurait pas fait cent disciples en Europe.
Sur sa 'Passion', on s'est excité.
Qu'est-ce que les Espagnols feraient s'ils ne voyaient pas les plaies du Christ ? Et toute la littérature européenne est de souffrance, jamais de sagesse. Il faut attendre les Américains Walt Whitman et l'auteur de 'Walden' pour entendre un autre accent.
Aussi, le Chinois, qui fait peu de poésie crèvele-coeur, qui ne se plaint pas, n'exerce-t-il aucun attrait sur l'Européen, si l'on excepte une centaine de bibliothécaires qui, à force de lire, ne savent d'ailleurs plus rien de rien.

Le Chinois regarde la Mort sans aucun tragique.
Un philosophe chinois déclare très simplement : « Un vieillard qui ne sait pas mourir, je l'appelle un vaurien. » Voilà qui est entendu.
D'ailleurs, le tiers de la Chine est un cimetière. Mais quel cimetière !
La campagne chinoise, quand je la vis pour la première fois, m'a été droit au coeur. Des tombes, des montagnes entières, (ou plutôt le flanc de l'une, le côté Est d'une autre), couvertes de tombes, mais pas de tombes dures et droites, non, d'hémicycles de pierres, qui invitent. Il n'y a pas d'erreur, elles invitent. D'ailleurs, elles n'effraient personne. Tout Chinois a son cercueil de son vivant. Il est à l'aise avec la mort.
Quand un homme meurt dans une province éloignée, on lui prépare, en attendant qu'on puisse le transporter dans son pays, une chambre, où les membres de la famille, le fils, la fille, etc., viennent de temps à autre, se retrouver là, méditer un peu, manger, parler, jouer au majong.

La peinture, le théâtre et l'écriture chinoise, plus que toute autre chose, montrent cette extrême réserve, cette concavité intérieure, ce manque d'aura dont je parlais. La peinture chinoise est principalement de paysage. Le mouvement des choses est indiqué, non leur épaisseur, et leur poids, mais leur linéarité si l'on peut dire. Le Chinois possède la faculté de réduire l'être à l'être signifié (quelque chose comme la faculté mathématique ou algébrique). Si un combat doit prendre place, il ne livre pas le combat, il ne le simule même pas. Il le signifie. Cela seul l'intérese, le combat lui-même lui paraîtrait grossier. Et cette signification est établie par un tel rien, qu'un simple Européen ne peut espérer déchiffrer la pièce. D'autant qu'il y en a des centaines. Par-dessus cela, quantité d’éléments sont décomposés et ensuite recomposés par fragments, comme on ferait en algèbre.
S'il s'agit d'une fuite, tout sera représenté sauf la fuite, - la sueur, les regards de droite et de gauche, mais pas la fuite. Si l'on vous représente la vieillesse, vous aurez tout là, sauf l'expression de vieillesse, et l'allure de la vieillesse, mais vous aurez, par exemple, la barbe et le mal au genou.
Dans la création des caractères chinois, ce manque de don pour l'ensemble massif, et pour le spontané, et ce goût de prendre un détail pour signifier l'ensemble est beaucoup plus frappant encore et fait que le chinois, qui aurait pu être une langue universelle, n'a jamais, sauf le cas de la Corée et du Japon, franchi la frontière de Chine et passe même pour la plus difficile des langues.
C'est qu'il n'y a pas cinq caractères sur les vint mille qu'on puisse deviner au premier coup d'oeil. Pas cent caractères simples même dans l'écriture primitive. Le Chinois veut des ensembles.
Prenons une chose qui a l'air bien simple à représenter : une chaise. Elle est formée des caractères suivants (eux-mêmes méconnaissables) : 1) l'arbre ; 2) grand ; 3) soupirer d'aise avec admiration, le tout fait 'chaise', et qui se recompose vraisemblablement comme ceci : 'homme' (assis sur les talons ou debout). 'Soupirant d'aise près d'un objet fait du bois d'un arbre'. Si encore on voyait les différents éléments ! Mais si on ne les connaît pas d'avance, on ne les trouvera pas.
L'idée de représenter la chaise elle-même avec son siège et ses pieds ne lui vient pas.
Mais la chaise qui lui convenait, il l'a trouvée, non apparente, discrète, aimablement suggérée par des éléments de paysage, déduite par l'esprit plutôt que désignée, et cependant incertaine et comme 'jouée'.
Ce caractère, qui est un des caractères composés les plus faciles, montre assez combien il répugne au Chinois de voir tel quel un objet, et d'autre part, son goût délicieux pour les ensembles, pour le paysage figuré. Même si le Chinois représente tel quel l'objet, au bout de peu de temps, il le déforme et le simplifie. Exemple : L'éléphant, a, au cours des siècles, pris huit formes.
D'abord, il avait une trompe. Quelques siècles après, il l'a encore. Mais on a dressé l'animal comme un homme. Quelque temps après, il perd l'oeil et la tête, plus tard le corps, ne gardant que les pattes, la colonne vertébrale et les épaules. Ensuite il récupère la tête, perd dout le reste, sauf les pattes, ensuite il se tord en forme de serpent. Pour finir, il est tout ce que vous voulez ; il a deux cornes et une tétine qui sort d'une patte.

La poésie chinoise est tellement délicate, qu'elle ne rencontre jamais une 'idée' (au sens européen du mot).
Un poème chinois ne se peut traduire. Ni en peinture, ni en poésie, ni au théâtre, il n'a cette volupté chaude, épaisse, des Européens. Dans un poème, il indique, et les traits qu'il indique ne sont même pas les plus importants, ils n’ont pas une évidence hallucinante, ils la fuient, ils ne suggèrent même pas, comme on dit souvent, mais plutôt, on 'déduit' d'eux le paysage et son atmosphère.
Quand Li Po [Li Bo] nous dit de ces choses apparemment faciles comme ceci et c'est le tiera du poème :
« Bleue est l'eau et claire la lune d'automne.
Nous cueillons dans le lac du Sud des lis blancs.
Ils paraissent soupirer d'amour
remplissant de mélancolie le coeur de l'homme dans la barque. »
Il faut dire d'abord que le coup d'oeil du peintre est si répandu en Chine que, sans autre indication, le lecteur voit de façon satisfaisante, s'en réjouit, et tout naturellement peut vous dessiner au pinceau le tableau en question. De cette faculté, un exemple ancien :
Vers le XVIe siècle, je ne sais sous quel empereur, la police chinoise faisait faire à la dérobée, par ses inspecteurs, le portrait de chaque étranger entrant en Chine. Dix ans après avoir vu le portrait seulement, un poicier vous reconnaissait. Mieux, si un crime était commis et que l'assassin disparût, il se trouvait toujours quelqu'un dans les environs pour faire 'de mémoire' le portrait de l'assassin, lequel, tiré à plusieurs exemplaires, était envoyé, ventre à terre, sur les grandes routes de l'Empire. Cerné de tous côtés par ses portraits, l'assassin devait se livrer au juge.
Malgré ce don de voir, l'intérêt que prendrait un Chinois à la traduction française ou anglaise du poème, serait médiocre.
Après tout, que contiennent ces quatre verse de Li Po en français ? Une scène.
Mais en chinois, ils en contiennent une trentaine ; c'est un bazar, c'est un cinéma, c'est un grand tableau. Chaque mot est un paysage, un ensemble de signes dont les éléments, même dans le poème le plus bref, concourent à des allusions sans fin. Un poème chinois est toujours trop long, tant il est surabondant, véritablement chatouillant et chevelu de comparaisons.
Dans le 'bleue' (Spirit of Chinese poetry, de V.W.W.S. Purcell), il y a le signe de casser du bois et celui de l'eau, sans compter la soie. Dans le 'clair', il y a la lune, et le soleil à la fois. Dans 'l'automne', le feu, et le blé, et ainsi de suite.
Si bien qu’après trois vers seulement, il y a une telle affluence de rapprochements et de raffinements, qu'on est inensément ravi.
Ce ravissement est obtenu par 'équilibre et harmonie', état que le Chinois goûte par-dessus tout, et qui lui est une sorte de 'paradis'. (Le Chinois a toujours désiré un 'accord universel' où le ciel et la terre 'soient dans un état de tranquillité parfaite' et où tous les êtres 'reçoivent leur complet développement'.)
Ce sentiment, plus opposé encore à la paix exaltée hindou qu'à l'énervement et à l'action européenne, ne se retrouve nulle part ailleurs que dans les races jaunes.

Ce que le Chinois sait le mieux, c'est l'art de s'esquiver.
Peuple profondément 'Pilate'. Vous demandez un renseignement dans la rue à un Chinois, aussi-tôt il prend la poudre d'escampette « C'est plus prudent », pense-t-il. « Ne pas se mêler des affaires d'autrui. On commence par des renseignements. Ca finit par des coups ».
Peuple que tout met en fuite et ses petits yeux détalent dans les coins, quand vous le regardez en face.
Un général chinois qui fait dans ses culottes, qui supplie le colonel d'aller au combat à sa place, n'étonne personne. Personne ne demande à voir les culottes. Tout le monde trouve ça naturel.
Un jour, je vis cinq officiers qui juraient d'exterminer je ne sais plus qui. Ils avaient l'air de lapins (et pourtant, les Chinois furent et redeviennent les meilleurs soldats du monde).
Vieux, vieux peuple d'enfants qui ne veut savoir le fond de rien, qui n'a pas de principes, mais des 'cas' ; pas de droit, mais des 'cas' ; pas de morale, mais des 'cas'.
Le mensonge est une création d'esprits excessivement droits, militairement droits, comme l'impudicité est une invention de gens éloignés de la nature.
Le Chinois s'adapte, marchande, calcule, échange.
Il accompagne la vague. Le paysan chinois croit avoir 'trois cents âmes'.
Tout ce qui est tortueux dans la nature lui est une douce caresse.
Il considère la racine comme plus 'nature' que le tronc.
S'il trouve une grosse pierre, trouée, crevassée, il la recueille comme son enfant sur un socle dans son jardin.
Lorsque vous apercevez à vingt mètres de vous un monument ou une maison, ne vous figurez pas que quelques secondes vous en rapprocheront. Rien n'est droit, d'infinis détours vous conduiront et peu-être perdrez-vous votre chemin, et jamais n'arriverez à ce qui était presque au bout de votre nez.
Cela pour contrarier la marche des 'démons' qui ne peuvent que marcher droit, mais surtout parce que tout ce qui est droit met le Chinois mal à l'aise et lui donne l'impression pénible du faux.
Peuple à la morale d'anémiques, ou de drogués.
(Est-ce par hasard que les femmes ont toutes l'air de pensionnaires vicieuses, avec leurs cheveux coupés sur le front ?)
Philosophie pour petits enfants. « Dites bien merci. Saluez, enlevez votre couvre-chef, ne passez pas le premier. Ne criez pas. Ne tenez pas le milieu de la rue. Songez à votre avenir, à vos parents. Ne pincez pas vos camarades, etc. »
« Quand vous sortez avec un supérieur, appli la règle 72 du manuel ; avec un professeur, la règle 18, pour rentrer chez vous, la règle no 44, ensuite appliquez le rite C et, si un Mandarin se trouve en visite avec le bonnet B 4, saluez-le avec le cérémonial 422, en disant les paroles 4007. »
Ainsi il ne 'perdra pas la face'. Depuis le dernier coolie jusqu'au premier Mandarin, il s'agit de ne pas perdre la face, leur face de bois, mais ils y tiennent et en effet, n'y ayant pas de principes, c'est la face qui comte.
Sagesse de bambins, mais ayant sur toutes les autres civilisations des avantages stupéfiants et inattendus et provenant sans doute du sens de 'l'efficacité' que possède le Chinois (il est l'inventeur du jiu-jitsu).
La 'gracieuseté', la douceur sont, huit cents ans avant Confucius, indiquées comme qualités essentielles dans les 'livres historiques'.

Obéir à la sagesse, une sagesse raisonnée politico-boutiquière, discutée et pratique, a toujours été la préoccupation des Chinois.
Les Chinois ont toujours exigé de leurs empereurs la sagesse. Leurs philosophes leur parlaient comme parlent des gens qui tiennent le bon bout. L'empereur craignait d'avoir 'à rougir'... devant eux.
Le bandit échappe aux lois de l'empire, mais pas à cette loi.
Un bandit inconsidéré jamais ne trouverait à enrôler un homme.
Au contraire, le bandit avisé recueille beaucoup d'appuis.
En Chine, rien n'est absolu. Aucun principe, aucun 'a priori'. Et rien ne choque la victime. Le bandit est considéré comme un élément de la nature.
Cet élément est de ceux avec lesquels on peut faire du petit commerce. On ne le supprime pas, on s'en arrange. On traite avec lui.
Pratiquement, on ne peut, en Chine, sortir d'une ville ; a vingt minutes de là, on vous attrape. Cependant au coeur de la Chine peut-être on ne vous attrapera pas. Mais la 'sécurité' n'existe nulle part. Il y a des pirates à deux heures de Macao, à deux heures de Hong-Kong, qui s'emparent des bateaux.
Or le Chinois, le commerçant chinois en est la première victime.
N'importe. Pour que le Chinois voie clair, il faut d'abord que les affaires soient compliquées. Pour qu'il voie clair dans sa maison, il lui faut au moins dix enfants et une concubine. Pour qu'il voie clair dans les rues, il faut que ce soient des labyrinthes. Pour que la ville soie gaie, il la lui faut kermesse.
Pour qu'il aille au théâtre, il faut qu'il y ait, dans le même bâtiment, 'hui à dix théâtres' de drames, de comédies, des cinémas, plus une galerie pour prostitutées, accompagnées de leur mères, quelques jeux d'adresse et de hasard, et, dans un coin, un lion ou une panthère.
Une rue commerçante chinoise est bourrée d'affiches. Il en pend de tous côtés. On ne sait quoi regarder.
Que la ville européenne est vide, à côté, vide, propre, oui ! et terreuse. (On croit que les Chinois grouillent parce qu'ils ont beaucoup d'enfants. Mais non, ils ont beaucoup d'enfants parce qu'ils aiment grouiller... et occuper le terrain. Ils aiment l'ensemble, non l'individu ; le panorama, non une chose).
Pour que le Chinois se sente dispos, il lui faut sur le corps la crasse de quatre-vingts jours.

Le Chinois n'est ni honnête ni malhonnête.
S'il s'agit d'être honnête, il adoptera l'honnêteté comme on adopte une langue.
Quand, faisant des affaires avec des Anglais, vous avez été amené à faire votre correspondance en anglais, toutes vos lettres seront en anglais, et non pas toutes moins cinq ou six par mois ; ainsi le Chinois qui adopte l'honnêteté du type rigide est parfaitement honnête. Il ne s'écarte plus du type rigide, il y est plus fidèle que l'Européen.
Mais si honnête qu'il soit, la malhonnêteté ne le choque pas. En effet, dans la nature, il n'y a pas de malhonnêteté. Une chenille qui prélève une tranche de parenchyme dans une feuille de cerisier est-elle malhonnête ? Et pourtant, le Chinois, avant l'arrivée de l'Européen, était, dans le commerce, d'une honnêteté remarquable, célèbre dans toute l'Asie.

Les Européens (Germains, Gaulois, Anglo-Saxons) sont de fameux Chinois. On dit souvent que les Chinois ont tout inventé... hum !
La chose curieuse, c'est que les Européens ont précisément réinventé et 'recherché' ce que les Chinois ont inventé et recherché.
Quand les Chinois se vantent d'avoir trouvé le diabolo, le polo, le tir à l'arc, le football, le jiu-jitsu, le papier, etc. Eh bien, que voulez-vous, ça n'élève pas le Chinois. Ca n'élève pas non plus l'Européen. Ca élève l'Hindou qui, intensément cultivé, n'iventa pas le diabolo, le football, etc.
Je serais une civilisation, je ne me vanterais pas d'avoir inventé le diabolo. On non, j'en aurais honte plutôt, et je me cacherais à mois-même. Je prendrais de meilleures résolutions pour l'avanir.
Les Chinois et les Blancs souffrent de la même maladie.
Dans la journée, ils bricolent, puis il leur faut des jeux.
Sans le théâtre, le Chinois des villes ne trouve pas la vie supportable. Il lui faut mille jeux.
Là, dans le jeu, il vit. A Macao, dans les tripots, ils s'animent légèrement, mais craignant le ridicule, ils sortent bientôt prendre une pipe d'opium, et s'étant refait une tête de bois, rentrent dans la salle.
A chaque instant, dans la rue, on entend des sous qui tombent, des 'pile ou face !' et aussitôt un concours de têtes qui regardent et prient.
Malgré tous ces jeux, une maladie guette les Chinois : il arrive qu'ils ne sachent plus rire. A force de dissimuler, de faire des plans, de se faire une tête, ils ne savent plus rire. Maladie terrible. On a vu un enfant dévoué qui, par amour filial, butait et tombait sur des seaux d'eau pour dérider ses parents atteints de 'la Maladie'. Or quand on sait comme le Chinois : « 1° a horreur de l'eau, 2° craint le ridicule, on comprend la gravité de la maladie à guérir, et les devoirs formidables de l'amour filial en Chine.

On ne saurait assez considérer les Chinois comme des animaux. Les Hindous, comme d'autres animaus, les Japonais, idem, et les Russes et les Allemands, et ainsi de suite. Et dans chaque race, ces trois variétés : l'homme adulte, l'enfant, et la femme. Trois mondes. Un homme est un être qui ne comprend rien à l'enfant, rien à la femme.
Et ni eux, ni nous n'avons raison. Nous avons évidemment tous tort.
Aussi, la question de savoir si Confucius est un grand 'homme' ne doit pas se poser. La question est de savoir s'il fut un grand Chinois, et comprit bien les Chinois, ce qui semble vrai, et les orienta pour le mieux, ce qui est incertain.
Et idem Bouddha, pour l'Inde, etc., etc.
Dans ces différentes espèces humaines, la philosophie rapproche en général du type de la race, mais parfaois aussi s'en éloigne.
C'est pourquoi il est difficile de savoir jusqu'où Confucius, Lao-Tzeu ont chinoisé les Chinois, ou les ont déchinoisés et jusqu'où Mencius, mettant la guerre et le militaire au ban de l'empire, a aidé la lâcheté chinoise ou combattu l'élan guerrier chinois. Se rappeler que le Chinois qui s'y met est un démon que plus rien ne retient et auprès duquel un Malais 'amok' est un homme doux, et que les traits de courage furent au moins aussi abondants en Chine qu'ailleurs et que leur indifférence à la mort et aux privations est incomparable.

Pour faire combattre entre elles les fourmis, il est recommandé de leur arracher une patte et ainsi blessées, de les rouler pêle-mêle sur le sol, en appuyant, mais pas trop fort.
Il est rare que cela n'existe pas leur rage, quelque chose d'ivre qui les prend et elles oublient tout des lois de la race et de l'entr'aide-fourmi.
Bientôt des championnes se distinguent.
On peut alors observer une loi bien curieuse.
Une championne de 1er catégorie, imbattue jusque-là, sera renversée et malmenée par une petite bousculée et dominée, et qui, remise en présence d'autres, sera presque toujours vaincue.
Ainsi, parmi les peuples blancs, l'Américain en ce moment, malgré les critiques qu'on lui adresse d'un air protecteur (comme les Chinois à l'Europe), des critiques de vieux, l'Américain fait figure de solide gaillard qui va tout manger.
Cette idée, en tout cas, est balayée en ce moment de mon esprit et pour quelque temps. J'ai vu les soldats japonais à Chapei. Des hommes trapus, carrés, prêts à sauter, meute qu’il faut retenir avec la joie et peut-être une sorte de férocité dans la figure, en tout cas la santé et l'exubérance dans le sacrifice de soi.
Des patrouilles en moto-mitrailleuses plus menaçantes que des corps d'armées.
Quand un peu plus loin, on voyait des camions chargés de soldats américains, ces camions pleine de grands enfants, bons bébés à faire de l'argent, on se regardait stupides : Ils n'existaient pas à côté des Japonais.
L'Anglais n'est peut-être pas un peuple qui mérite l'admiration universelle. Il est tout de même arrivé (comme le Phénicien, autre commerçant, fit adopter son alphabet) à faire parler sa langue à la moitié du monde. Tous les peuples à son exemple se rasent, prennent un bain le matin, font des affaires, poussent un ballon ou frappent des balles aux moments perdus.
Il faut toute fois reconnaître que sa petite-fille, l'Amérique, lui a donné un sérieux coup de main et qu'ils ont, plus que les Anglais, attiré l'attention du monde sur ces exercices et sports et jeux où on ne 'risque rien'. Certes, je ne suis pas militariste, je n'aime peut-être pas les dogues. Mais quand je vois un dogue près d'un épagneul, tout naturellement je pense qu'un épagneul seul est bien, mais que les deux chiens étant réunis, le dogue est celui qui fera belle figure. Dans les sports, on se démène beaucoup. Mais à côté de gens prêts à risquer leur vie, les sportifs on l'air futiles. Comme les gens qui ont fait la noce, qui ont participé à un tas d'actions de crapules et de bandits, quand on les rencontre, on baisse les yeux. Car le cran, tout de même, c'est quelque chose.
Quant aux Chinois, ils n'avaient pas l'air idiots, ils avaient l'air sages, lents, réfléchissants, retournant des trucs dans leurs sacs, pas du tout vaincus, avec peut-être un rien de réprobation d'aïeul.

Dans les derniers taudis chinois, il se trouve des tableaux aux larges horizons, aux montagnes superbes.

Un ancien philosophe chinois prononce cet encouragement à la vertu, un peu bébête, « que si le gouvernement d'un petit Etat est bon, tout le monde (tout le monde chinois, cela va de soi) y affluera », et en augmentera la puissance et la prospérité.
Il connaissait ses Chinois, vieux Chinois lui-même.
La chose se vérifie encore de nos jours. La Malaisie a un gouvernement stable et sûr. Les Chinois y affluent. Ils y sont deux millions. Singapour est une ville chinoise. La Malaisie, me disait un ami, est une colonie chinoise administrée par les Anglais.
Le commerce de Java est aux main des Chinois. Dans les moindres villages, ils ont leur boutique.
A Bornéo, ou même à Bali, où les habitants vivent entre eux et n'ont besoin de personne, quelques Chinois sont arrivés à s'installer et faire du commerce.
On raconte que Confucius et ses disciples rencontrèrent un jour une bonne femme (je donne l'histoire en gros). Ils apprennent que son père a été emporté par une inondation, son mari tué par un tigre, son frère piqué par un serpent, et un de ses fils saisi dans une mauvaise aventure de même type.
Alors Confucius déconcerté : « Et vous restez dans un pays pareil ? » (c'était un petit Etat de Chine qu'elle pouvait aisément quitter pour un autre).
La bonne femme donne alors cette réponse adorablement chinoise : « Le gouvernement n'y est pas trop mauvais ! »
Ce qui veut dire, en bon français, que le commerce marchait, que les impôts étaient modérés.
Ces choses-là vous clouent sur place, Confucius lui-même sentit ses yeux s'arrondir.

Les Chinois voient-ils jamais grand ?
Ils sont particulièrement grands travailleurs à de petites besognes.
Ils ont pu paraître profonds en politique à cause de ce sympathique principe de « laissez faire, tout s'arrangera », qu'ils réservent pour les grandes choses.
Mais on remarque que c'est tout le contraire qu'ils appliquent aux petites, où il n'est rient qu'ils ne remuent pour arriver à placer leurs marchandieses petites ou grandes, le plus souvent petites.
Ils font des projets, plantent des jalons, se ménagent des appuis, dressent des embûches, et l'ont toujours fait, car ils ont toujours aimé combiner.
Chaque être naît avec une évidence, un principe qui n'a pas besoin d'être démontré, généralement loin d'être transcendantal, et autour duquel il assemble ses notions... On croit généralement que l'idée centrale intime de Confucius était les obligations envers la famille, envers le prince et la sagesse. Qu'en savons-nous ?
Une idée trop essentielle, trop intime, pour qu'il pût, pour que les Chinois pussent s'en apercevoir, lui servait constamment de base. C'était peu-être que l'homme est fait pour trafiquer. (Le Chinois peut tout négocier : une insulte, une armée, une ville, un sentiment et même sa mort. Il vend sa conversion entre une montre, et sa mort contre un cercueil pour un cercueil de bon bois, on a vu des coolies se faire exécuter à la place de condamnés plus riches. Aux premiers Portugais catholiques avides de convertir des païens, les Chinois offraient douze cents baptêmes contre un canon. Un bon mortier en valait trois mille).
Au XVIIIe siècle, un grand auteur chinois se creusa la tête. Il voulait un récit absolument fantastique, brisant les lois du monde. Que trouva-t-il ? Ceci : Son héros, sorte de Gulliver, arrive dans un pays où les 'marchands essayaient de vendre à des prix ridiculement bas, et où les clients insistaient pour payer des prix exorbitants'. Après ça, l'auteur crut avoir secoué les bases de l'Univers et des mondes étoilés. Une imagination aussi formidable, pense ce Chinois, n'existe nulle part ailleurs.

Parmi les caractéristiques communes à tous les peuples de race jaune, il y a leur penchant à s'intoxiquer.
On croit volontiers que c'est l'opium qui a fait le mal, qu'il aurait bien pu ne pas se trouver en Chine de pavot fournissant de l'opium, et que par conséquent...
L'opium n'y est pour rien.
Il y a quinze siècles, le Chinois ne fumait pas. Il était seulement ivrogne. Il buvait du vin et de l'alcool de riz.
L'opium ne suffit pas au Chinois. Il fume du tabac. Les femmes fument. Dans les magasins, dans la rue et elles ne jettent leur cigarette que pour en prendre une autre. Sans cigarettes, elles ne pourraient évidemment pas choisir une étoffe.
Le Japon est plein d'ivrognes. Ils zigzaguent partout dans la rue.
Les Birmans, à l'âge de quatre ans, fument déjà, les petites filles comme les petits garçons, et non pas des cigarettes, mais de gros, sales, et forts cigares, des 'cheroots'.
Les Inochinois prennent de l'opium et de la morphine.
Le Chinois et le Japonais ont le goût des jouets, de l'artificiel, du bien-être, des lanternes, de la lumière artificielle, des arbres nains ou en carton. Ce sont des noctambules. Leurs villes vivent la nuit.
Il a une paix de drogué. Le goût d'aucun mouvement, sauf de l'hystérique, le goût du miaulement.

Le Chinois a le génie du signe. A côté de l'écriture chinoise, l'écriture égyptienne est bestiale, elle est surtout bête. L'ancienne écriture chinoise, celle des sceaux, ne contenait déjà plus ni volupté dans la présentation ni tracé, et à peine des signes ; l'écriture qui lui a succédé a perdu ses cercles, courbes et tout enveloppement. Dégagée de l'imitation, elle est devenue toute cérébrale, maigre et 'inenveloppante' (envelopper : volupté).
Et seul le théâtre chinois est un théâtre pour l'esprit.
Seuls les Chinois savent ce que c'est qu'une représentation théâtrale. Les Européens, depuis longtemps, ne représentent plus rien. Les Européens présentent tout. Tout est là, sur scène. Toute chose, rien ne manque, même pas la vue qu'on a de la fenêtre.
Le Chinois, au contraire, place ce qui va signifier la plaine, les arbres, l'échelle, à mesure qu'on en a besoin. Comme la scène change toutes les trois minutes, on n'en finirait pas d'installer des meubles. Son théâtre est extrêmement rapide, comme du cinéma.
Il peut représenter beaucoup plus d'objets et d'extérieurs que nous.
La musique indique le genre d'action ou de sentiment.
Chaque acteur arrive sur scène avec un costume et une figure peinte qui disent bien tout de suite qui il est. Pas de tricherie possible. Il peut dire tout ce qu'il veut. Nous savons à quoi nous en tenir.
Sur sa figure le caractère est peint. Rouge, il est courageux, blanc avec raie noire, il est traître, et on sait jusqu'à quel point ; s'il n'a qu'un peu de blanc sur le nez, c'est un personnage comique, etc.
S'il a besoin d'un grand espace, il regarde au loin, tout simplement ; et qui regarderait au loin s'il n'y avait pas d'horizon ? Quand une femme doit coudre un vêtement, elle se met à coudre aussitôt. L'air pur seul erre entre ses doigts : néanmoins (car qui voudrait de l'air pur ?) le spectateur éprouve la sensation de la couture, de l'aiguille qui entre, qui sort péniblement de l'autre côté, et même on a en plus la sensation que dans la réalité, on sent le froid, et tout. Pourquoi ? Parce que l'acteur se représente la chose. Une sorte de magnétisme apparaît chez lui, fait du désir de sentir l'absente.
Quand on lui voit verser, avec le plus grand soin, d'un broc inexistant, de l'eau inexistante, sur un linge inexistant et s'en frotter la figure et tordre le linge inexistant comme il se doit faire, l'existance de cette eau, non apparue, et pourtant évidente, devient en quelque sorte hallucinatoire et si l'acteur laisse tomber le broc (inexistant) et qu'on est au premier rang, on se sent éclaboussé avec lui.
Il y a des pièces d'un mouvement terrible, où l'on gravit des murs inexistants, en s'aidant d'échelles inexistantes, pour voler des coffres inexistants.
Il y a souvent, dans des pièces comiques, des vingt minutes et plus de mimique presque ininterrompue.
La mimique, le langage d'amoureux est quelque chose d'exquis, c'est mieux que des mots, plus tangible, plus impérieux, plus spontané, et central, c'est plus frais que l'amour, moins exagéré que la danse, moins extra-familial, et chose vraiment remarquable, on peut représenter tout sans que ce soit choquant.
J'ai vu, par exemple, un prince qui voyageait incognito, demander à une fille d'auberge par gestes de coucher avec elle.
Elle réondait, dans le même genre, par un tas d'impossibilités.
Les propositions de coucheries paraissent toujours difficilement séparables d'une certaine sensualité. Or, c'est curieux, il n'y en avait pas. Mais pas l'ombre, et cela dura bien un grand quart d'heure. C'était une obsession chez ce petit jeune homme. Toute la salle était amusée. Mais jamais cette obsession n'était génante. Elle n'était pas 'en chair', mais à l'état 'de traceé', comme certaines figures vues en rêve, dépourvues de tout débordement.

Le style chinois, surtout le très ancien style des Ming, des Six dynasties, des Tang, est extraordinaire. Pas de développement lyrique, pas de progression unilinéaire.
Tout à coup, on bute, on ne passe plus. Un ancien écrit chinois paraît toujours sans liaison. Il a des moignons. Il est courtaud. Un écrit à nous, à côté, a l'air plein de trucs et d'ailleurs la grammaire la plus riche, la phrase la plus mobile n'est autre qu'un truquage des éléments de la pensée.
La pensée, la phrase chinoise se plante là. Et elle reste calée, comme un coffre, et si les phrases coulent et s'enchaînent, c'est le traducteur qui les a fait couler.
Une grandeur pot-eu-feu en émane.
Lao-Tzeu [Laozi], Chuang-Tzu [Zhuangzi] dans leur philosophie ; Kao-ti (le paysan devenu empereur) dans ses proclamations aux Chinois, Wu-ti dans sa lettre au capitaine des Huns, ont ce style extraordinaire. Ce style où l'on épargne les mots.

Le paysn, le petit commerçant se voit trois fois ruiné, spolié, ou même dix fois spolié. Cependant, après dix fois, il lui reste encore un peu de patience en réserve.
Cette incertitude de l'intérieur de la Chine, où l'on risque ses biens et sa vie, et qui est si insupportable et angoissante pour l'Européen, le Chinois vit au milieu de cela. Joueur, il sait se comporter comme jouet.

C'est à Péking que j'ai compris le saule, pas le saule pleureur, mais le saule droit, l'arbre chinois par excellence.
Le saule a quelque chose d'évasif. Son feuillage est impalpable, son mouvement ressemble à un confluent de courants. Il y en a plus qu'on n'en voit, qu'il n'en montre. L'arbre le moins ostentatoire. Et quoique toujours frissonnant (pas le frisonnement bref et inquiet des bouleaux et des peupliers), il n'a pas l'air en lui-même, ni attaché, mais toujours voguant et nageant pour se maintenir sur place dans le vent, comme le poisson dans le courant de la rivière.
C'est petit à petit que le saule vous forme, chaque matin vous donnant sa leçon. Et un repos fait de vibrations vous saisit, si bien que pour finir, on ne peut plus ouvrir la fenêtre sans avoir envie de pleurer.

Dans les choses qui semblent d'abord presque neutres, mais qui se révèlent à lui tout de suite (à nous à la longue) comme d'une douveur déchirante, mystique, le Chinois a mis son infini, un infini de justesse et de saveur.
Le jade, les pierres polies et comme humides, mais pas brillantes, troubles et pas transparentes, l'ivoire, la lune, une fleur seule dans son pot de fleur, les petites branches aux ramilles multiples, aux feuilles minuscules, maigres, vibrantes, les paysages lointains et pris par un brouillard naissant, les pierres percées et comme torturées, le chant d'une femme affaibli par la distance, les plantes immergées, le lotus, le court sifflet flûté du crapaud dans le silence, les mets fades, un oeuf légèrement avarié, un macaroni gluant, l'aileron de requin, une pluie fine qui tombe, un fils qui remplit ses devoirs filiaux en suivant les rites de façon trop juste, d'une justesse crispante à vous faire évanouir, l'imitation sous toutes ses formes, des plantes en pierre, aux fleurs crémeuses, aux corolles, aux pétales et sépales d'une perfection agaçante, faire jouer des pièces de théâtre à la Cour par des prisonniers politiques, les y obliger, des délicieuses cruautés et à demi distraites, voilà ce que le Chinois a toujours aimé.

Le Chinois, entre tous les peuples de race jaune, a quelque chose de puissant, de pesant surtout, lui-même un peu tonneau aux formes cylindriques, quand il prend de l'âge.
Auprès de la grande porte Chien Meng à Péking, l'Arc de triomphe de l'Etoile paraît léger et amovible. Une baignoire chinoise dans le Sud est souvent un grand pot de terre, rien de plus (dont on retire l'eau par petites cruchées qu'on se jette sur le corps), un grand pot, mais lourd, et il semble qu'on déplacerait plus facilement un piano à queue. Il y a dans le Chinois quelque chose d'accroupi. Ses lions sculptés sont comme des crapauds qui grimacent. Ses grues en bronze, ses oies pèsent sur terre comme des hommes, oiseaux humains qui ne comptent plus que sur la terre ferme. Ses meubles sont trapus. Ses lanternes, grosses et ventrues, et chaque maison a deux ou trois de ces tonneaux suspendus en l'air, qui oscillent lentement.
Dans des intérieurs misérables et absolument nus, parfois une grosse aiguière rouge, patriarche qui trône.
Les caractères chinois sur les affiches japonaises sont maigres et déliés. Sur les affiches chinoises, les caractères sont pansus, véritables poussahs, en culs d'hippopotames, et se tiennent les uns sur les autres écrasés, avec un aplomb burlesque et bas comme les notes les plus graves et les plus troublantes des contrebasses.
Aucune ville n'a des portes aussi massives que Péking.

Mettez-vous bien en tête que le Chinois est un être tout ce qu'il y a de plus sensible. Il a toujours son coeur de gosse. Depuis 4.000 ans, il a toujours son coeur de gosse.
L'enfant est-il bon ? Pas spécialement. Mais il est impressionnable. Le Chinois, une feuille qui tremble lui chavire le coeur, un poisson qui vogue lentement le fait presque évanouir. Qui n'a pas entendu Mei-Lan-fang, ne sait pas ce que c'est que la douceur, la douceur déchirante, décomposante, le goût des larmes, le raffinement douloureux de la grâce.
Et même un traité de peinture, comme celui de Wang-Wei, ou celui de Ly-Yu intitulé : 'Le jardin du grain de moutarde', est fait avec une telle dévotion et un tel attendrissement qu'il fait venir les larmes aux yeux.
Un rien froisse le Chinois.
Un gosse a affreusement peur des humilitations.
Qui n'a pas été 'Poil de Carotte' ? La peur des humilitations est tellement chinoise qu'elle domine leur civilisation. Ils sont polis pour cela. Pour ne pas humilier l'autre. Ils s'humilient pour ne pas être humiliés.
La politesse, c'est un procédé contre l'humiliation. Ils sourient.
Ils n'ont pas tant peur de perdre la face, que de faire perdre aux autres. Cette sensibilité, véritablement maladive aux yeux de l'Européen, donne un aspect spécial à toute leur civilisation. Ils onte le sens et l'appréhension du 'on dit'. Ils se sentent toujours regardés... « Quant tu traverses un verger, garde-toi, s'il y a des pommes, de porter la main à ta culotte et s'il y a des melons de toucher à tes chaussures. » Ils n'ont pas conscience d'eux, mais de leur apparence, comme s'ils étaient eux-mêmes à l'extérieur et s'observant de là. De tout temps exista dans l'armée chinoise ce commandement : « Et maintenant prenez un air terrible ! »
Même les empereurs, quand il y en avait, avaient peur d'être humiliés. Parlant des barbares, des Coréens, ils disaient à leur messager : Faites en sorte qu'ils 'ne rient' pas de nous. – Etre la risée ! Les Chinois savent se froisser comme personne et leur littérature contient, comme il fallait s'y attendre de la part d'hommes polis et aisément blessés, les plus cruelles et infernales insolences.

Est-ce la Chine qui m'a changé ? J'ai toujours eu un faible pour le tigre. Quand j'en voyais un, quelque chose remuait en moi, et tout de suite je faisais un avec lui.
Mais j'ai été hier au 'Great World'. Je vis le tigre qui est près de l'entrée (un bau tigre), et je m'aperçus qu'il m'était étranger. Je m'aperçus que le tigre a une tête d'idiot passionné et monomane. Mais les chemins que suit chaque être sont si peu connus, qu'il se pourrait tout de même que le tigre arrive à la Sagesse. On lui voit en effet un air parfaitement à l'aise.

Aujourd'hui, pour la millième fois peut-être, j'ai regardé jouer des enfants (de Blancs). Le premier plaisir qu'en général les enfants ont de l'exercice de l'intelligence est loin d'être le jugement ou la mémoire.
Non, c'est l'idéographie.
Ils mettent une planche sur la terre, et cette planche devient un bateau, ils conviennent que c'est un bateau, ils en mettent une autre plus petite, qui devient passerelle, ou pont.
Puis s'entendant là-dessus à plusieurs, une ligne irrégulière ou fortuite d'ombre et de lumière devient pour eux le rivage, et manoeuvrant en conséquence, d'accord avec leurs signes embarquent, débarquent, prennent le large, sans qu'une personne non avertie puisse connaître de quoi il s'agit et qu'il y a là un bateau, ici le pont, que le pont est levé… et toutes les complications (et elles sont considérables) dans lesquelles ils entrent au fur et à mesure.
Mais le signe est là, évident pour ceux qui l'ont accepté, et qu'il soit le signe et non la chose, c'est ça qui les ravit.
Sa maniabilité séduit leur intelligence, car les choses mêmes sont beaucoup plus embarrassantes. Dans le cas présent, c'était tout à fait démonstratif. Ces enfants jouaient sur le pont d'un bateau.
Il est curieux que ce plaisir du signe ait été pendant des siècles le grand plaisir des Chinois et le noyau même de leur développement.

Mentioned People (1)

Michaux, Henri  (Namur 1899-1984 Paris) : Dichter, Maler

Subjects

Literature : Occident : Belgium

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1933 Michaux, Henri. Un barbare en Asie. (Paris : Gallimard, 1933). = Michaux, Henri. Un barbare en Asie. Nouv. éd. revue et corrigée. (Paris : Gallimard, 1967). [Enthält] : Un barbare en Chine. Publication / Mich10