Loti, Pierre. Les derniers jours de Pékin [ID D2674]. (2)
V. A Tong-Tchéou
Tong-Tchéou, occupant deux ou trois kilomètres de rivage, était une de ces immenses villes chinoises, plus peuplées que bien des capitales d'Europe, et dont on sait à peine le nom chez nous. Aujourd'hui, ville fantôme, il va sans dire; si l'on s'approche, on ne tarde pas à s'apercevoir que tout n'est plus que ruines et décombres.
Lentement nous arrivons. Au pied des hauts murs crénelés et peints en noir de catafalque, des jonques se pressent le long du fleuve. Et sur la berge, c'est un peu l'agitation de Takou et de Tien-Tsin,—compliquée de quelques centaines de chameaux mongols, accroupis dans la poussière.
Rien que des soldats, des envahisseurs, des canons, du matériel de combat. Des cosaques, essayant des chevaux capturés, parmi les groupes vont et viennent au triple galop, comme des fous, avec de grands cris sauvages.
Les diverses couleurs nationales des alliés européens sont arborées à profusion de toutes parts, flottent en haut des noires murailles trouées de boulets, flottent sur les campements, sur les jonques, sur les ruines. Et le vent continuel, le vent implacable et glacé, promenant l'infecte poussière avec l'odeur de la mort, tourmente ces drapeaux partout plantés, qui donnent un air ironique de fête à tant de dévastation.
Je cherche où sont les pavillons de France, afin d'arrêter ma jonque, devant notre quartier, et de me rendre de suite au «gîte d'étape»; j'ai ce soir à y toucher nos rations de campagne; en outre, ne pouvant continuer plus loin mon voyage par le fleuve, je dois me procurer, à l'artillerie, pour demain matin, une charrette et des chevaux de selle.
Devant un quartier qui semble nous appartenir, quand je mets pied à terre, sur des détritus et des immondices sans nom, je demande à des zouaves qui sont là le chemin du «gîte d'étape», et tout de suite, empressés et gentils, ils m'offrent d'y venir avec moi.
Nous nous dirigeons donc ensemble vers une grande porte, percée dans l'épaisseur des murs noirs.
A cette entrée de ville, on a établi, avec des cordes et des planches, un parc à bétail, pour la nourriture des soldats. Parmi quelques maigres boeufs encore vivants, il y en a trois ou quatre par terre, morts de la peste bovine, et une corvée de Chinois vient en ce moment les tirer par la queue, pour les entraîner dans le fleuve, au rendez-vous général des carcasses.
Et nous pénétrons dans une rue où des soldats de chez nous s'emploient à divers travaux d'arrangement, au milieu de débris amoncelés. Les maisons, aux portes et aux fenêtres brisées, laissent voir leur intérieur lamentable, où tout est en lambeaux, cassé, déchiré comme à plaisir. Et dans l'épaisse poussière que soulèvent le vent de Nord et le piétinement de nos hommes, flotte une intolérable odeur de cadavre.
Pendant deux mois, les rages de destruction, les frénésies de meurtre se sont acharnées sur cette malheureuse «Ville de la Pureté céleste», envahie par les troupes de huit ou dix nations diverses. Elle a subi les premiers chocs de toutes les haines héréditaires. Les Boxers d'abord y ont passé; Les Japonais y sont venus, héroïques petits soldats dont je ne voudrais pas médire, mais qui détruisent et tuent comme autrefois les armées barbares. Encore moins voudrais-je médire de nos amis les Russes; mais ils ont envoyé ici des cosaques voisins de la Tartarie, des Sibériens à demi Mongols; tous gens admirables au feu mais entendant encore les batailles à la façon asiatique. Il y est venus de cruels cavaliers de l'Inde, délégués par la Grande-Bretagne. L'Amérique y a lâché ses mercenaires. Et il n'y restait déjà plus rien d'intact quand sont arrivés, dans la première excitation de vengeance contre les atrocités chinoises, les Italiens, les Allemands, les Autrichiens, les Français.
Le commandant et les officiers du «gîte d'étape» se sont improvisé des logis et des bureaux dans de grandes maisons chinoises dont on a relevé en hâte les toitures et réparé les murailles. Sur la rudesse et la misère de leur installation, tranchent quelques hautes potiches, quelques boiseries somptueuses, trouvées intactes parmi les décombres.
Ils veulent bien me promettre les voitures et les chevaux pour demain matin, rendus au lever du soleil sur la berge devant ma jonque. Et, quand tout est convenu, il me reste à peu près une heure de jour: je m'en vais errer dans les ruines de la ville, escorté de ma petite suite armée, Osman, Renaud et le Chinois Toum.
A mesure que l'on s'éloigne du quartier où la présence de nos soldats entretient un peu de vie, l'horreur augmente, avec la solitude et le silence…
D'abord, la rue des marchands de porcelaine, les grands entrepôts où s'emmagasinaient les produits des fabriques de Canton. Ce devait être une belle rue, à en juger par les débris de devantures sculptées et dorées qui subsistent encore. Aujourd'hui, les magasins béants, crevés de toutes parts, semblent vomir sur la chaussée leurs monceaux de cassons. On marche sur l'émail précieux, peint de fleurs éclatantes, qui forme couche par terre, et que l'on écrase en passant. Il n'y a pas à rechercher de qui ceci est l'oeuvre, et c'était fait d'ailleurs quand nos troupes sont entrées. Mais vraiment il a fallu s'acharner des journées entières à coups de botte, à coups de crosse, pour piler si menu toutes ces choses: les potiches, réunies ici par milliers, les plats, les assiettes, les tasses, tout cela est broyé, pulvérisé,—avec des restes humains et des chevelures.
Tout au fond de ces entrepôts, les porcelaines plus grossières occupaient des espèces de cours intérieures,—qui sont particulièrement lugubres ce soir, au jour baissant, entre leurs vieux murs. Dans une de ces cours, où nous venons d'entrer, un chien galeux travaille à tirer, tirer quelque chose de dessous des piles d'assiettes cassées: le cadavre d'un enfant dont le crâne est ouvert. Et le chien commence de manger ce qui reste de chair pourrie aux jambes de ce petit-mort.
Personne, naturellement, dans les longues rues dévastées, où les charpentes ont croulé, avec les tuiles et les briques des murs. Des corbeaux qui croassent dans le silence. D'affreux chiens, repus de cadavres, qui s'enfuient devant nous, le ventre lourd et la queue basse. A peine, de loin en loin, quelques rôdeurs chinois, gens de mauvais aspect qui cherchent encore à piller dans des ruines, ou pauvres dépossédés, échappés au massacre, qui reviennent peureusement, longeant les murailles, voir ce qu'on a fait de leur logis.
Le soleil est déjà très bas, et, comme chaque soir, le vent augmente; on frissonne d'un froid soudain. Les maisons vides s'emplissent d'ombre.
Elles sont tout en profondeur, ces maisons d'ici, avec des recoins, des séries de cours, des petits bassins à rocailles, des jardinets mélancoliques. Quand on a franchi le seuil, que gardent les toujours pareils monstres en granit, usés par le frottement des mains, on s'engage dans des détours qui n'en finissent plus. Et les détails intimes de la vie chinoise se révèlent touchants et gentils, dans l'arrangement des pots de fleurs, des plates-bandes, des petites galeries où courent des liserons et des vignes.
Là, traînent des jouets, une pauvre poupée, appartenant sans doute à quelque enfant dont on aura fracassé la tête. Là, une cage est restée suspendue; même l'oiseau y est encore, pattes en l'air et desséché dans un coin.
Tout est saccagé, arraché, déchiré; les meuble, éventrés; le contenu des tiroirs, les papiers, épandus par terre, avec des vêtements marqués de larges taches rouges, avec des tout petits souliers de dame chinoise barbouillés de sang. Et çà et là, des jambes, des mains, des têtes coupées, des paquets de cheveux.
En certains de ces jardinets, les plantes qu'on ne soigne plus continuent gaiement de s'épanouir, débordent dans les allées, par-dessus les débris humains. Autour d'une tonnelle, où se cache un cadavre de femme, des volubilis roses sont délicieusement fleuris en guirlande,—encore ouverts à cette heure tardive de la journée et malgré le froid des nuits, ce qui déroute nos idées d'Europe sur les volubilis.
Au fond d'une maison, dans un recoin, dans une soupente noire, quelque chose remue!… Deux femmes, cachées là, pitoyablement tapies… De se voir découvertes, la terreur les affole, et nous les avons à nos pieds, tremblant, criant, joignant les mains pour demander grâce. L'une jeune, l'autre un peu vieille, et se ressemblant toutes deux; la mère et la fille.—«Pardon, monsieur, pardon! nous avons grand'peur…» traduit avec naïveté le petit Toum, qui comprend leurs mots entrecoupés. Évidemment, elles attendent de nous les pires choses et la mort… Et depuis combien de temps vivent-elles dans ce trou, ces deux pauvres Chinoises, pensant leur fin venue chaque fois que des pas résonnent sur les pavés de la cour déserte?… Nous laissons à portée de leurs mains quelques pièces de monnaie, qui les humilient peut-être et ne leur serviront guère; mais nous ne pouvons rien de plus,—que ça, et nous en aller.
Autre maison, maison de riches, celle-ci, avec un grand luxe de pots à fleurs en porcelaine émaillée, dans les jardinets tristes. Au fond d'un appartement déjà sombre (car décidément la nuit vient, l'imprécision crépusculaire est commencée)—déjà sombre, mais pas trop saccagée, avec de grands bahuts, de beaux fauteuils encore intacts,—Osman tout à coup recule avec effroi devant quelque chose qui sort d'un seau posé sur le plancher: deux cuisses décharnées, la moitié inférieure d'une femme, fourrée dans ce seau les jambes en l'air!… La maîtresse de cet élégant logis sans doute… Le corps?… Qui sait ce qu'on en a fait, du corps? Mais la tête, la voici: sous ce fauteuil, près d'un chat crevé, c'est sûrement ce paquet noir, où l'on voit s'ouvrir une bouche et des dents, parmi de longs cheveux.
En dehors des grandes voies à peu près droites, qui laissent paraître d'un bout à l'autre leur vide désolé, il y a les ruelles sans vue, tortueuses, aboutissant à des murs gris,—et ce sont les plus lugubres à franchir, au crépuscule et au chant des corbeaux, avec ces petits gnomes de pierre gardant des portes effarantes, avec ces têtes de mort à longue queue traînant partout sur les pavés. Il y a des tournants, baignés d'ombre glacée, que l'on aborde avec un serrement de coeur… Et c'est fini, pour rien au monde nous n'entrerions plus, à l'heure qu'il est, entre chien et loup, dans ces maisons épouvantablement muettes, où l'on fait trop de macabres rencontres…
Nous étions allés loin dans la ville, dont l'horreur et le silence nous deviennent intolérables, à cette tombée de nuit. Et nous retournons vers le quartier des troupes, cinglés par le vent de Nord, transis par le froid et l'obscurité; nous retournons bon pas, les cassons de porcelaine craquant sous nos pieds, avec mille débris qui ne se définissent plus.
La berge, à notre retour, est garnie de soldats qui se chauffent et font cuire leurs soupes à des feux clairs, en brûlant des fauteuils, des tables, des morceaux de sculptures ou de charpentes. Et tout cela, au sortir des rues dantesques, nous paraît du confort et de la joie.
Près de notre jonque, il y a une cantine, improvisée par un Maltais, où l'on vend des choses à griser les soldats. Et j'envoie mes gens y prendre, pour notre souper, des liqueurs à leur choix, car nous avons besoin nous aussi d'être réchauffés, égayés si possible, et nous ferons la fête comme les autres, avec de la soupe fumante, du thé, de la chartreuse, je ne sais quoi encore,—dans notre petit logis de natte, amarré cette fois sur la vase empestée, sur les horribles détritus, et enveloppé comme toujours de tous côtés par la grande froidure noire.
Au dessert, à l'heure des cigarettes dans le sarcophage, Renaud, à qui j'ai donné la parole, me conte que son escadron est campé au bord d'un cimetière chinois de Tien-Tsin et que les soldats d'une autre nation européenne (je préfère ne pas dire laquelle), campés dans le voisinage, passent leur temps à fouiller les tombes pour prendre l'argent qu'on a coutume d'enterrer avec les cadavres.
—Moi, dit-il, moi, mon colonel (pour lui, je suis mon colonel; il ignore l'appellation maritime de commandant qui chez nous est d'usage jusqu'aux cinq galons d'or), moi, je ne trouve pas que c'est bien: ça a beau être des Chinois, il faut laisser les morts tranquilles. Et puis, ça me dégoûte, ils coupent leur viande de ration sur les planches de cercueil! Et moi, je leur fais voir: «Au moins coupez donc là, sur le dessus; pas sur le dedans, qui a touché le macchabée.» Mais ces sauvages-là, mon colonel, ils s'en foutent!
VI. Jeudi 18 octobre.
C'est une surprise, de se réveiller sous un ciel bas et sombre. Nous comptions avoir, comme les matins précédents, ce soleil des automnes et des hivers de Chine, presque jamais voilé, qui rayonne et chauffe même lorsque tout gèle à pierre fendre, et qui nous avait aidés jusqu'ici à supporter les visions de la route. Mais un vélum épais s'est tendu pendant la nuit au-dessus de nos têtes…
Quand nous ouvrons notre porte de jonque, au petit jour à peine naissant, nos chevaux et nos charrettes sont là, qui viennent d'arriver. Sur le sinistre bord, des Mongols, parmi leurs chameaux, se tiennent accroupis autour de feux qui ont brûlé toute la nuit dans la poussière, et, derrière leurs groupes immobilisés, les hautes murailles de la ville, d'un noir d'encre, montent vers l'obscurité des nuages.
Dans la jonque, confiée à deux marins du détachement de Tong-Tchéou qui la garderont jusqu'à notre retour, nous laissons notre petit matériel de nomades—et ce que nous possédons de plus précieux, les dernières des bouteilles d'eau pure que le général nous avait données.
Nous faisons cette dernière étape en compagnie du consul général de France à Tien-Tsin et du chancelier de la légation, qui l'un et l'autre montent à Pékin, escortés d'un maréchal des logis et de trois ou quatre hommes de l'artillerie.
Longue route monotone, par un matin froid et gris, à travers des champs de sorghos roussis par les premières gelées, à travers des villages saccagés et désertés où rien ne bouge plus: campagnes de deuil et d'automne, sur lesquelles commence de tomber lentement une petite pluie triste.
Par instants, il m'arrive de me croire dans les chemins du pays basque, en novembre, parmi des maïs non encore fauchés. Et puis tout à coup, sur mon passage, quelque symbole inconnu se dresse pour me rappeler la Chine, un tombeau de forme mystérieuse, ou bien des stèles étranges posées sur d'énormes tortues de granit.
De loin en loin, nous croisons des convois militaires, d'une nation ou d'une autre, des files de voitures d'ambulance. Ici des Russes, dans les ruines d'un village, s'abritent pour une averse. Là des Américains, qui ont découvert une cachette de vêtements, au fond d'une maison abandonnée, s'en vont joyeux, endossant des manteaux de fourrure.
Des tombeaux, toujours beaucoup de tombeaux; la Chine, d'un bout à l'autre, en est encombrée; les uns, au bord de la route, gisent comme perdus; d'autres s'isolent magnifiquement au milieu d'enclos qui sont des bocages mortuaires, des bois de cèdres aux verdures sombres.
Dix heures. Nous devons approcher de Pékin, dont rien pourtant ne décèle encore le voisinage. Pas une figure de Chinois ne s'est montrée depuis notre départ; les campagnes continuent d'être désertes et inquiétantes de silence, sous le voile de l'imperceptible pluie.
Nous allons passer, paraît-il, non loin du mausolée d'une impératrice, et le chancelier de France, qui connaît ces environs, me propose de faire un détour pour l'apercevoir. Donc, laissant tout notre monde continuer tranquillement l'étape, nous prenons des sentiers de traverse, en allongeant le trot de nos chevaux dans les hautes herbes mouillées.
Bientôt paraissent un canal et un étang, blêmes sous le ciel incolore. Personne nulle part; des tranquillités mornes de pays dépeuplé. Le mausolée, sur la rive d'en face, émerge à peine de l'ombre d'un bois de cèdres, muré de toutes parts; nous ne voyons guère que les premiers portiques de marbre qui y conduisent, et l'avenue des stèles blanches qui va se perdre sous les arbres mystérieux;—tout cela un peu lointain et reproduit par le miroir de l'étang, en longs reflets renversés qui s'estompent. Près de nous des lotus, meurtris par le froid, penchent leurs grandes tiges sur l'eau couleur de plomb, où des cernes légers se tracent à la chute des gouttes de pluie. Et, parmi les roseaux, ces quelques boules blanchâtres, çà et là, sont des têtes de mort…
Quand nous rejoignons notre petite troupe, on nous promet l'entrée à Pékin dans une demi-heure. Allons, soit! Mais après les complications et les lenteurs du voyage, on croirait presque n'arriver jamais. Et c'est du reste invraisemblable, qu'une si prodigieuse ville, dans ce pays désert, puisse être là; à toute petite distance en avant de nous.
—Pékin ne s'annonce pas, m'explique mon nouveau compagnon d'étape,
Pékin vous saisit; quand on l'aperçoit, c'est qu'on y est…
La route à présent traverse des groupes de cèdres, des groupes de saules qui s'effeuillent, et, dans l'attente concentrée de voir enfin la Ville céleste, nous trottons sous la pluie très fine—qui ne mouille pas, tant sont desséchantes ces rafales du Nord promenant la poussière toujours et quand même,—nous trottons sans plus parler…
—Pékin! me dit tout à coup l'un de ceux qui cheminent avec moi, désignant une terrible masse obscure, qui vient de se lever au-dessus des arbres, un donjon crénelé, de proportions surhumaines.
Pékin!… Et, en quelques secondes, tandis que je subis la puissance évocatrice de ce nom ainsi jeté, une grande muraille couleur de deuil, d'une hauteur jamais vue, achève de se découvrir, se développe sans fin, dans une solitude dénudée et grisâtre, qui semble un steppe maudit. C'est comme un formidable changement de décor, exécuté sans bruit de machinistes, ni fracas d'orchestre, dans un silence plus imposant que toutes les musiques. Nous sommes au pied de ces bastions et de ces remparts, nous sommes dominés par tout cela, qu'un repli de terrain nous avait caché. En même temps, la pluie devient de la neige, dont les flocons blancs se mêlent aux envolées sombres des détritus et de la poussière. La muraille de Pékin nous écrase, chose géante, d'aspect babylonien, chose intensément noire, sous la lumière morte d'un matin de neige et d'automne. Cela monte dans le ciel comme les cathédrales, mais cela s'en va, cela se prolonge, toujours pareil, durant des lieues. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Pas une herbe non plus le long de ces murs; un sol raviné, poussiéreux, sinistre comme des cendres, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des ossements, un crâne. Et, du haut de chacun des créneaux noirs, un corbeau, qui s'est posté, nous salue au passage en croassant à la mort.
Le ciel est si épais et si bas que l'on y voit à peine clair, et sous l'oppression de ce Pékin longtemps attendu, qui vient de faire au-dessus de nos têtes son apparition déconcertante et soudaine, nous nous avançons, aux cris intermittents de tous ces corbeaux alignés, un peu silencieux nous-mêmes, un peu glacés d'être là, souhaitant voir du mouvement, voir de la vie, voir quelqu'un ou quelque chose sortir enfin de ces murs.
Alors, d'une porte, là-bas en avant, d'une percée dans l'enceinte colossale, sort une énorme et lente bête brune, fourrée de laine comme un mouton géant,—puis deux, puis trois, puis dix: une caravane mongole, qui commence de couler vers nous, dans ce même silence, toujours, où l'on n'entend que les corbeaux croasser. A la file incessante les monstrueux chameaux de Mongolie, tout arrondis de fourrure, avec d'étonnants manchons aux jambes, des crinières comme des lions, processionnent sans fin le long de nos chevaux qui s'effarent; ils ne portent ni cloches ni grelots, comme en ont ces bêtes maigres, aux harmonieuses caravanes des déserts arabiques; leurs pieds s'enfoncent profondément dans la poussière qui assourdit leurs pas, le silence n'est pas rompu par leur marche. Et les Mongols qui les mènent, figures cruelles et lointaines, nous jettent à la dérobée des regards ennemis.
Aperçue à travers un voile de neige fine et de poussière noire, la caravane nous a croisés et s'éloigne, sans un bruit, ainsi qu'une caravane fantôme. Nous nous retrouvons seuls, sous cette muraille de Titans, du haut de laquelle les corbeaux nous regardent passer. Et c'est notre tour à présent de franchir, pour entrer dans la ville ténébreuse, les portes par où ces Mongols viennent de la quitter.
VII. A LA LÉGATION DE FRANCE
Nous voici arrivés à ces portes, doubles, triples, profondes comme des tunnels et se contournant dans l'épaisseur des puissantes maçonneries; portes surmontées de donjons à meurtrières qui ont chacun cinq étages de hauteur sous d'étranges toitures courbes, de donjons extravagants qui sont des choses colossales et noires, au-dessus de l'enceinte noire des murailles.
Les pieds de nos chevaux s'enfoncent de plus en plus et disparaissent dans la poussière couleur de charbon, qui est ici aveuglante, souveraine partout, en l'air autant que sur le sol, malgré la petite pluie ou les flocons de neige dont nous avons le visage tout le temps cinglé.
Et, sans bruit, comme si nous marchions parmi des ouates ou des feutres, passant sous les énormes voûtes, nous entrons dans le pays des décombres et de la cendre…
Quelques mendiants dépenaillés, dans des coins, assis à grelotter sous des guenilles bleues; quelques chiens mangeurs de cadavres, comme ceux dont nous avions déjà fait la connaissance en route,—et c'est tout. Silence et solitude au dedans de ces murs comme au dehors. Rien que des éboulements, des ruines et des ruines.
Pays des décombres et de la cendre; surtout pays des petites briques grises, des petites briques pareilles, éparses en myriades innombrables, sur l'emplacement des maisons détruites ou sur le pavé de ce qui fut les rues.
Les petites briques grises, c'est avec ces matériaux seuls que Pékin était bâti,—ville aux maisonnettes basses revêtues de dentelles en bois doré, ville qui ne devait laisser qu'un champ de mièvres débris, après le passage du feu et de la mitraille émiettant toutes ces vieilleries légères.
Nous l'avons du reste abordée, cette ville, par l'un des coins sur lesquels on s'est le plus longtemps acharné: le quartier tartare, qui contenait les légations européennes.
De longues voies droites sont encore tracées dans ce labyrinthe infini de petites ruines, et devant nous tout est gris ou noir; aux grisailles sombres des briques éboulées s'ajoute la teinte monotone des lendemains d'incendie, la tristesse des cendres et la tristesse des charbons.
Parfois, en travers du chemin, elles s'arrangent en obstacle, ces lassantes petites briques,—et ce sont les restes de barricades où l'on s'est longuement battu.
Après quelques centaines de mètres, nous entrons dans la rue de ces légations qui viennent de fixer, durant des mois, l'anxieuse attention du monde entier.
Tout y est en ruine, il va sans dire; mais des pavillons européens flottent sur les moindres pans de mur, et nous retrouvons soudainement ici, au sortir de ruelles solitaires, une animation comme à Tien-Tsin, un continuel va-et-vient d'officiers et de soldats, une étonnante bigarrure d'uniformes.
Déployé sur le ciel d'hiver, un grand pavillon de France marque l'entrée de ce qui fut notre légation; deux monstres en marbre blanc, ainsi qu'il est d'étiquette devant tous les palais de la Chine, sont accroupis au seuil, et des soldats de chez nous gardent cette porte—que je franchis avec recueillement au souvenir des héroïsmes qui l'ont défendue.
Nous mettons enfin pied à terre parmi des monceaux de débris, sur une sorte de petite place intérieure où les rafales s'engouffrent, près d'une chapelle et à l'entrée d'un jardin dont les arbres s'effeuillent au vent glacé. Les murs autour de nous sont tellement percés de balles que l'on dirait presque un amusement, une gageure: ils ressemblent à des cribles. Là-bas, sur notre droite, ce tumulus de décombres, c'est la légation proprement dite, anéantie par l'explosion d'une mine chinoise. Et à notre gauche il y a la maison du chancelier, où s'étaient réfugiés pendant le siège les braves défenseurs du lieu, parce qu'elle semblait moins exposée; c'est là qu'on m'a offert de me recueillir; elle n'est pas détruite, mais tout y est sens dessus dessous, bien entendu, comme un lendemain de bataille; et, dans la chambre où je coucherai, les plâtriers travaillent encore à refaire les murs, qui ne seront finis que ce soir.
Maintenant on me conduit, en pèlerinage d'arrivée, dans le jardin où dorment, ensevelis à la hâte, sous des grêles de balles, ceux de nos matelots qui tombèrent à ce champ d'honneur. Point de verdures ici, ni de plantes fleuries; un sol grisâtre, piétiné par les combattants, émietté par la sécheresse et le froid. Des arbres sans feuilles, dont la mitraille a déchiqueté les branches. Et, sur tout cela, un ciel bas et lugubre, où des flocons de neige passent en cinglant.
Il faut se découvrir dès l'entrée de ce jardin, car on ne sait pas sur qui l'on marche; les places, qui seront marquées bientôt, je n'en doute pas, n'ont pu l'être encore, et on n'est pas sûr, lorsqu'on se promène, de n'avoir pas sous les pieds quelqu'un de ces morts qui mériteraient tant de couronnes.
Dans cette maison du chancelier, épargnée un peu par miracle, les assiégés habitaient pêle-mêle, et dormaient par terre, diminués de jour en jour par les balles, vivant sous la menace pressante de la mort.
Au début—mais leur nombre, hélas! diminua vite,—ils étaient là une soixantaine de matelots français et une vingtaine de matelots autrichiens, se faisant tuer côte à côte et d'une allure également magnifique. A eux s'étaient joints quelques volontaires français, qui faisaient le coup de feu dans leurs rangs, sur les barricades ou sur les toits, et deux étrangers, M. et madame de Rosthorn, de la légation d'Autriche. Les officiers de chez nous qui commandaient la défense étaient le lieutenant de vaisseau Darcy et l'aspirant Herber, qui dort aujourd'hui dans la terre du jardin, frappé d'une balle en plein front.
L'horreur de ce siège, c'est qu'il n'y avait à attendre des assiégeants aucune pitié; si, à bout de forces et à bout de vivres, on venait à se rendre, c'était la mort, et la mort avec d'atroces raffinements chinois pour prolonger des paroxysmes de souffrance.
Aucun espoir non plus de s'évader par quelque sortie suprême: on était au milieu du grouillement d'une ville; on était enclavé dans un dédale de petites bâtisses sournoises abritant une fourmilière d'ennemis, et, pour emprisonner plus encore, on sentait autour de soi, emmurant le tout, le colossal rempart noir de Pékin.
C'était pendant la période torride de l'été chinois; le plus souvent, il fallait se battre quand on mourait de soif, quand on était aveuglé de poussière, sous un soleil aussi destructeur que les balles, et dans l'incessante et fade infection des cadavres.
Cependant une femme était là avec eux, charmante et jeune, cette Autrichienne, à qui il faudrait donner une de nos plus belles croix françaises. Seule au milieu de ces hommes en détresse, elle gardait son inaltérable gaieté de bon aloi; elle soignait les blessés, préparait de ses propres mains le repas des matelots malades,—et puis s'en allait charrier des briques et du sable pour les barricades, ou bien faire le guet du haut des toits.
Autour des assiégés, le cercle se resserrait de jour en jour, à mesure que leurs rangs s'éclaircissaient et que la terre du jardin s'emplissait de morts; ils perdaient du terrain pied à pied, disputant à l'ennemi, qui était légion, le moindre pan de mur, le moindre tas de briques.
Et quand on les voit, leurs petites barricades de rien du tout, faites en hâte la nuit, et que cinq ou six matelots réussissaient à défendre (cinq ou six, vers la fin c'était le plus qu'on pouvait fournir), il semble vraiment qu'à tout cela un peu de surnaturel se soit mêlé. Quand, avec l'un des défenseurs du lieu, je me promène dans ce jardin, sous le ciel sombre, et qu'il me dit: «Là, au pied de ce petit, mur, nous les avons tenus tant de jours… Là, devant cette petite barricade, nous avons résisté une semaine», cela paraît un conte héroïque et merveilleux.
Oh! leur dernier retranchement! C'est tout à côté de la maison, un fossé creusé fiévreusement à tâtons dans l'espace d'une nuit, et, sur la berge, quelques pauvres sacs pleins de terre et de sable: tout ce qu'ils avaient pour barrer le passage aux tortionnaires, qui leur grimaçaient la mort, à six mètres à peine, au-dessus d'un pan de mur.
Ensuite vient le «cimetière», c'est-à-dire le coin de jardin qu'ils avaient adopté pour y grouper leurs morts,—avant les jours plus affreux où il fallait les enfouir çà ou là, en cachant bien la place, de peur qu'on ne vînt les violer, comme c'est ici l'atroce coutume. Un lamentable petit cimetière, au sol foulé et écrasé dans les combats à bout portant, aux arbustes fracassés, hachés par la mitraille. On y enterrait sous le feu des Chinois, et un vieux prêtre à barbe blanche,—devenu depuis un martyr dont la tête fut traînée dans les ruisseaux,—y disait tranquillement les prières devant les fosses, malgré tout ce qui sifflait dans l'air autour de lui, tout ce qui fouettait et cassait les branches.
Vers les derniers jours, leur cimetière, tant ils avaient perdu de terrain peu à peu, était devenu la «zone contestée», et ils tremblaient pour leurs morts; les ennemis s'étaient avancés jusqu'à la bordure; on se regardait et on se tuait de tout près, par-dessus le sommeil de ces braves, si hâtivement couchés dans la terre. S'ils avaient franchi ce cimetière, les Chinois, et escaladé le frêle petit retranchement suprême, en sacs de sable, en gravier dans des rideaux cousus, alors, pour tous ceux qui restaient là, c'était l'horrible torture au milieu des musiques et des rires, l'horrible dépeçage, les ongles d'abord arrachés, les pieds tenaillés, les entrailles mises dehors, et la tête ensuite, au bout d'un bâton, promenée par les rues.
On les attaquait de tous les côtés et par tous les moyens, souvent aux heures les plus imprévues de la nuit. Et c'était presque toujours avec des cris, avec des fracas soudains de trompes et de tam-tams. Autour d'eux, des milliers d'hommes à la fois venaient hurler à la mort,—et il faut avoir entendu des hurlements de Chinois pour imaginer ces voix-là, dont le timbre seul vous glace. Ou bien des gongs assemblés sous les murs leur faisaient un vacarme de grand orage.
Parfois, d'un trou subitement ouvert dans une maison voisine, sortait sans bruit et s'allongeait, comme une chose de mauvais rêve, une perche de vingt ou trente pieds, avec du feu au bout, de l'étoupe et du pétrole enflammés, et cela venait s'appuyer contre les charpentes de leurs toits, pour sournoisement les incendier. C'est ainsi du reste qu'une nuit furent brûlée les écuries de la légation.
On les attaquait aussi par en dessous; ils entendaient des coups sourds frappés dans la terre et comprenaient qu'on les minait, que les tortionnaires allaient surgir du sol, ou bien encore les faire sauter. Et il fallait, coûte que coûte, creuser aussi, tenter d'établir des contremines pour conjurer ce péril souterrain. Un jour cependant, vers midi, en deux terribles détonations qui soulevèrent des trombes de plâtras et de poussière, la légation de France sauta, ensevelissant à demi sous ses décombres le lieutenant de vaisseau qui commandait la défense et un groupe de ses marins.—Mais ce ne fut point la fin encore; ils sortirent de cette cendre et de ces pierres qui les couvraient jusqu'aux épaules, ils sortirent excepté deux, deux braves matelots qui ne reparurent plus, et la lutte fut continuée, presque désespérément, dans des conditions toujours plus effroyables.
Elle restait là quand même, la gentille étrangère, qui aurait si bien pu s'abriter ailleurs, à la légation d'Angleterre par exemple, où s'étaient réfugiés la plupart des ministres avec leurs familles; au moins les balles n'y arrivaient pas, on y était au centre même du quartier défendu par quelques poignées de braves et on s'y sentait en sécurité tant que les barricades tiendraient encore. Mais non, elle restait là, et continuait son rôle admirable, en ce point brûlant qu'était la légation de France,—point qui représentait d'ailleurs la clef, la pierre d'angle de tout le quadrilatère européen, et dont la perte eut amené le désastre général.
Une fois, ils virent, avec leurs longues-vues, afficher un édit de l'Impératrice, en grandes lettres sur papier rouge, ordonnant de cesser le feu contre les étrangers. (Ce qu'ils ne virent pas, c'est que les hommes chargés de l'affichage étaient écharpés par la foule.) Une sorte d'accalmie, d'armistice s'ensuivit quand même, on les attaqua avec moins de violence.
Ils voyaient aussi des incendies partout, ils entendaient des fusillades entre Chinois, des canonnades et de longs cris; des quartiers entiers flambaient; on s'entre-tuait autour d'eux dans la ville fermée; des rages y fermentaient comme en un pandémonium,—et on suffoquait à présent, on étouffait à respirer l'odeur des cadavres.
Des espions venaient parfois leur vendre des renseignements, toujours faux d'ailleurs et contradictoires, sur cette armée de secours, qu'ils attendaient d'heure en heure avec une croissante angoisse. On leur disait: «Elle est ici, elle est là, elle avance.» Ou bien: «Elle a été battue et elle recule.» Et toujours elle persistait à ne point paraître.
Que faisait donc l'Europe? Est-ce qu'on les abandonnait? Ils continuaient de se détendre, presque sans espérance, si diminués maintenant, et dans un espace si restreint! Ils se sentaient comme enserrés chaque jour davantage par la torture chinoise et l'horrible mort.
Les choses essentielles commençaient à manquer. Il fallait économiser sur tout, en particulier sur les balles; d'ailleurs, on devenait des sauvages,—et, quand on capturait des Boxers, des incendiaires, au lieu de les fusiller, on leur fracassait le crâne à bout portant avec un revolver.
Un jour, enfin, leurs oreilles, toujours tendues au bruit des batailles extérieures, perçurent une canonnade continue, sourde et profonde, en dehors de ces grands remparts noirs dont ils apercevaient au loin les créneaux, au-dessus de tout, et qui les enfermaient comme dans un cercle dantesque: on bombardait Pékin!… Ce ne pouvait être que les armées d'Europe, venues à leur secours!
Cependant une dernière épouvante troublait encore leur joie. Est-ce qu'on n'allait pas tenter contre eux un suprême assaut pour les anéantir avant l'entrée des troupes alliées?
En effet, on les attaqua furieusement, et cette journée finale, cette veille de la délivrance coûta encore la vie à un de nos officiers, le capitaine Labrousse, qui alla rejoindre le commandant de nos amis autrichiens dans le glorieux petit cimetière de la légation. Mais ils résistèrent… Et, tout à coup, plus personne autour d'eux, plus une tête de Chinois sur les barricades ennemies; le vide et le silence dans leurs abords dévastés: les Boxers étaient en fuite, et les alliés entraient dans la ville!…
Ce premier soir de mon arrivée à Pékin est triste comme les soirs de la route, mais plus banalement triste, avec plus d'ennui. Les ouvriers viennent de finir les murs de ma chambre; les plâtres frais y répandent leur humidité ruisselante, on y a froid jusqu'aux os, et comme il n'y a rien là dedans, mon serviteur étend par terre mon étroit matelas de la jonque, puis se met en devoir d'organiser une table avec de vieilles caisses. Mes hôtes ont la bonté aussi de me faire monter à la hâte et allumer un poêle à charbon,—et voici que cela achève d'évoquer pour moi un rêve de misère européenne, dans quelque taudis de faubourg… Comment soupçonner que l'on est en Chine, ici, et à Pékin, tout près des enceintes mystérieuses, des palais pleins de merveilles. Quant au ministre de France, que j'ai besoin de voir pour lui faire les communications de l'amiral, j'apprends qu'il est allé, n'ayant plus de toit, demander asile à la légation d'Espagne; de plus, qu'il a la fièvre typhoïde—épidémique à cause de l'eau partout empoisonnée—et que personne en ce moment ne peut lui parler. Mon séjour dans ce gîte mouillé menace de se prolonger plus que je ne pensais. Et mélancoliquement, à travers les vitres que des buées ternissent, je regarde, dans une cour pleine de meubles brisés, tomber le crépuscule et la neige…
Qui m'eût dit que demain, par un revirement imprévu de fortune, je dormirais sur les matelas dorés d'un grand lit impérial, au milieu de la Ville interdite, dans la féerie très étrange?…
VIII. Vendredi 19 octobre.
Je m'éveille transi de froid humide, par terre, dans mon logis de pauvre où l'eau ruisselle des murs et où le poêle fume.
Et je m'en vais d'abord m'acquitter d'une commission dont j'ai été chargé par l'amiral pour le commandant en chef de nos troupes de terre, le général Voyron, qui habite une maisonnette du voisinage…
Dans le partage de la mystérieuse «Ville jaune», qui a été fait entre les chefs des troupes alliées, un palais de l'Impératrice est échu à notre général. Il s'y installera pour l'hiver, non loin du palais que doit occuper l'un de nos alliés, le feld-maréchal de Waldersee, et il veut bien m'y offrir l'hospitalité. Lui-même repart aujourd'hui pour Tien-Tsin; donc, pendant une semaine ou deux que durera son voyage, j'habiterai là-bas seul avec son aide de camp,—un de mes anciens camarades,—qui sera chargé de faire accommoder pour les besoins du service militaire cette résidence de conte de fées.
Combien cela me changera de mes murs de plâtre et de mon poêle à charbon!
Toutefois mon exode vers la «Ville jaune» n'aura lieu que demain matin, car mon ami l'aide de camp m'exprime le très gentil désir d'arriver avant moi dans notre palais quelque peu saccagé, et de m'y préparer la place.
Alors, n'ayant plus rien à faire pour le service aujourd'hui, j'accepte l'offre de l'un des membres de la légation de France, d'aller visiter avec lui le temple du Ciel. La neige est d'ailleurs finie; l'âpre vent de Nord qui souffle toujours a chassé les nuages, et le soleil resplendit dans un ciel très pâlement bleu.
D'après le plan de Pékin, c'est à cinq à six kilomètres d'ici, ce temple du Ciel, le plus immense de tous les temples. Et cela se trouve, paraît-il, au centre d'un parc d'arbres séculaires, muni de doubles murs. Avant ces jours de désastre[1], le lieu était impénétrable; les empereurs seuls y venaient une fois l'an s'enfermer pendant une semaine pour un solennel sacrifice, longuement précédé de purifications et de rites préparatoires.
[Note 1: Le parc même était interdit aux «barbares d'Occident», depuis qu'un touriste européen, homme de toutes les élégances, s'était faufilé dans le temple pour faire des ordures sur l'autel.]
Il faut, pour aller là, sortir d'abord de toutes ces ruines et de ces cendres; sortir même de la «Ville tartare» où nous sommes, franchir ses terribles murs, ses gigantesques portes, et pénétrer dans la «Ville chinoise».
Ce sont deux immenses quadrilatères juxtaposés, ces deux villes murées dont l'ensemble forme Pékin, et l'une, la Tartare, contient en son milieu, dans une autre enceinte de forteresse, cette «Ville jaune» où j'irai demain habiter.
Au sortir des remparts de séparation, lorsque la «Ville chinoise» se découvre à nous dans l'encadrement colossal d'une porte, c'est la surprise d'une grande artère encore vivante et pompeuse comme aux anciens jours, à travers ce Pékin qui jusque-là nous semblait une nécropole; c'est l'inattendu des dorures, des couleurs, des mille formes de monstres tout à coup érigées dans le ciel, et c'est la soudaine agression des bruits, des musiques et des voix.—Mais combien cette vie, cette agitation, toute cette pompe chinoise sont pour nous choses inimaginables et indéchiffrables!… Entre ce monde et le nôtre, quels abîmes de dissemblances!…
La grande artère s'en va devant nous, large et droite: une chaussée de trois ou quatre kilomètres de long, conduisant là-bas à une autre porte monumentale, qui apparaît tout au loin, surmontée de son donjon à toit cornu, et ouverte dans la muraille noire confinant aux solitudes du dehors. Les maisons sans étage qui, des deux côtés, s'alignent longuement ont l'air faites en dentelles d'or; du haut en bas brillent les boiseries ajourées de leurs façades; elles portent des couronnements en fines sculptures, qui sont tout reluisants d'or et d'où s'élancent, comme chez nous les gargouilles, des rangées de dragons d'or. Plus haut que ces maisonnettes frêles, montent des stèles noires couvertes de lettres d'or, s'élancent de longues perches laquées noir et or, pour soutenir en l'air des emblèmes férocement étranges, qui ont des cornes, des griffes, des visages de monstres.
A travers un nuage de poussière et dans un poudroiement de soleil, on voit, jusqu'au fond des lointains, miroiter les dorures, grimacer les dragons et les chimères. Et, par-dessus tout cela, enjambant l'avenue, passent dans le ciel des arcs de triomphe étonnamment légers, qui sont des choses presque aériennes, en bois découpé, supportées comme par des mâts de navire,—et qui répètent encore sur le bleu pâle du vide l'obsédante étrangeté des formes hostiles, la menace des cornes, des griffes, le contournement des fantastiques bêtes.
La poussière, l'éternelle et souveraine poussière, confond les objets, les gens, la foule d'où s'échappe un bruit d'imprécations, de gongs et de clochettes, dans un même effacement d'image estompée.
Sur la chaussée large, où l'on piétine comme en pleine cendre, c'est un grouillement embrumé de cavaliers et de caravanes. Les monstrueux chameaux de Mongolie, tout laineux et roux, attachés en interminables files, lents et solennels, coulent incessants comme les eaux des fleuves, entretenant par leur marche la couche poudreuse dont toute cette ville est étouffée.—Ils s'en vont qui sait où, jusqu'au fond des déserts thibétains ou mongols, emportant, de la même allure infatigable et inconsciente, des milliers de ballots de marchandises, agissant à la façon des canaux et des rivières, qui charrient à travers des espaces immenses les chalands et les jonques.—Si pesante est la poussière soulevée par leurs pas qu'elle peut à peine monter; les jambes de ces innombrables chameaux en cortège, comme la base des maisons, comme les robes des passants, tout cela est sans contours, vague et noyé autant que dans l'épaisse fumée d'une forge, ou dans les flocons d'une ouate sombre; mais les dos des grandes bêtes et leurs figures poilues émergent de ce flou qui est vers le sol, se dessinent presque nettement. Et l'or des façades, terni par en bas, commence d'étinceler très clair à la hauteur des extravagantes corniches.
On dirait une ville de fantasmagorie, n'ayant pas d'assise réelle, mais posant sur une nuée,—une lourde nuée où se meuvent, inoffensifs, des espèces de moutons géants, au col élargi par des toisons rousses.
Au-dessus de l'invraisemblable poussière, rayonne une clarté blanche et dure, resplendit cette froide et pénétrante lumière de Chine, qui détaille les choses avec une rigueur incisive. Tout ce qui s'éloigne du sol et de la foule se précise par degrés, prend peu à peu en l'air une netteté absolue. On perçoit les moindres petits monstres, au faîte de ces arcs de triomphe, si haut perchés sur leurs jambes minces, sur leurs béquilles, sur leurs échasses qui semblent se perdre en dessous, se diffuser, s'évaporer dans le grouillement et dans le nuage. On distingue les moindres ciselures au sommet des stèles, au sommet des hampes noir et or qui montent piquer le ciel de leurs pointes; et même on compterait toutes les dents, les langues fourchues, les yeux louches de ces centaines de chimères d'or qui jaillissent du couronnement des toits.
Pékin, ville de découpures et de dorures, ville où tout est griffu et cornu, Pékin, les jours de sécheresse, de vent et de soleil, fait illusion encore, retrouve un peu de sa splendeur, dans cette poussière éternelle de ses steppes et de ses ruines, dans ce voile qui masque alors le délabrement de ses rues et la pouillerie de ses foules.
Cependant, sous ces ors qui continuent de briller, tout est bien vieux et décrépit. De plus, dans ces quartiers, on s'est constamment battu, entre Chinois, durant le siège des légations, les Boxers détruisant les logis de ceux qu'ils suspectaient de sympathie pour les «barbares», et il y a partout des décombres, des ruines.
La grande avenue que nous suivons depuis une demi-heure aboutit maintenant à un pont courbé en marbre blanc, encore superbe, jeté sur une sorte de canal fétide où des détritus humains macèrent avec des ordures,—et ici les maisons finissent; la rive d'en face n'est plus qu'un steppe lugubre.
C'était le Pont des Mendiants,—hôtes dangereux qui, avant la prise de Pékin, se tenaient en double rangée menaçante le long des balustres à têtes de monstres, et rançonnaient les passants; ils formaient une corporation hardie, ayant un roi, et quelquefois pillant à main armée. Cependant leur place est libre aujourd'hui; depuis tant de batailles et de massacres, la truanderie a émigré.
Tout de suite après ce pont, commence une plaine grise, d'environ deux kilomètres, qui s'étend, vide et désolée, jusqu'au grand rempart là-bas, là-bas, où Pékin finit. Et la chaussée, avec son flot de caravanes tranquilles, à travers cette solitude, continue tout droit jusqu'à la porte du dehors, qui semble toujours presque aussi lointaine sous son grand donjon noir. Pourquoi ce désert enclavé dans la ville? Il ne porte même pas trace d'anciennes constructions; il doit avoir été toujours ainsi. Et on n'y voit personne non plus; quelques chiens errants, quelques guenilles, quelques ossements qui traînent, et c'est tout.
A droite et à gauche, très loin dans ce steppe, des murailles d'un rouge sombre, adossées aux remparts de Pékin, paraissent enfermer de grands bois de cèdres. L'enclos de droite est celui du temple de l'Agriculture, et à gauche c'est ce temple du Ciel où nous voulons nous rendre; donc, nous nous engageons dans les grisailles de ces terrains tristes, quittant les foules et la poussière.
Il a plus de six kilomètres de tour, l'enclos du temple du Ciel; il est une des choses les plus vastes de cette ville, où tout a été conçu avec cette grandeur des vieux temps, qui aujourd'hui nous écrase. La porte, jadis infranchissable, ne se ferme plus, et nous entrons dans un bois d'arbres séculaires, cèdres, thuyas et saules, sous lesquels de longues avenues ombreuses sont tracées. Mais ce lieu, tant habitué au respect et au silence, est profané aujourd'hui par la cavalerie des «barbares». Quelques milliers d'Indiens, levés et expédiés contre la Chine par l'Angleterre, sont là campés, leurs chevaux piétinant toutes choses; les pelouses, les mousses s'emplissent de fumier et de fientes. Et, d'une terrasse de marbre où l'on brûlait autrefois de l'encens pour les dieux, montent les tourbillons d'une fumée infecte, les Anglais ayant élu cette place pour y incinérer leur bétail mort de la peste bovine et y fabriquer du noir animal.
Comme pour tous les bois sacrés, il y a double enceinte. Et des temples secondaires, disséminés sous les cèdres, précèdent le grand temple central.
N'étant jamais venus, nous nous dirigeons au jugé vers quelque chose qui doit être cela: plus haut que tout, dominant la cime des arbres, une lointaine rotonde au toit d'émail bleu, surmontée d'une sphère d'or qui luit au soleil.
En effet, c'est bien le sanctuaire même, cette rotonde à laquelle nous finissons par arriver. Les abords en sont silencieux: plus de chevaux ni de cavaliers barbares. Elle pose sur une haute esplanade en marbre blanc où l'on accède par des séries de marches et par un «sentier impérial», réservé aux Fils du Ciel qui ne doivent point monter d'escaliers. Un «sentier impérial» c'est un plan incliné, généralement d'un même bloc, un énorme monolithe de marbre, couché en pente douce et sur lequel se déroule le dragon à cinq griffes, sculpté en bas-relief;—les écailles de la grande bête héraldique, ses anneaux, ses ongles, servant à soutenir les pas de l'Empereur, à empêcher que ses pieds chaussés de soie ne glissent sur le sentier étrange réservé à Lui seul et que pas un Chinois n'oserait toucher.
Nous montons en profanateurs par le «sentier impérial», frottant de nos gros souliers en cuir les fines écailles blanches de ce dragon.
Du haut de la terrasse solitaire, mélancoliquement et éternellement blanche de l'inaltérable blancheur du marbre, on voit, par-dessus les arbres du bois, l'immense Pékin se déployer dans sa poussière, que le soleil commence à dorer comme il dore les petits nuages du soir.
La porte du temple est ouverte, gardée par un cavalier indien aux longs yeux de sphinx, qui salue et nous laisse entrer,—aussi dépaysé que nous-mêmes, celui-là, dans ces ambiances extra-chinoises et sacrées.
Le temple circulaire est tout éclatant de rouge et d'or, sous son toit d'émail bleu; c'est un temple neuf, bâti en remplacement du très ancien qui brûla il y a quelque dix ans. Mais l'autel est vide, tout est vide; des pillards sont passés par là; il ne reste que le marbre des pavés, la belle laque des plafonds et des murs; les hautes colonnes de laque rouge, rangées en cercle, tout uniment fuselées, avec des enroulements de fleurs d'or.
Sur l'esplanade alentour, l'herbe, les broussailles poussent, çà et là, entre les dalles sculptées, attestant la vieillesse extrême des marbres, malgré tout ce blanc immaculé où tombe un soleil si morne et si clair. C'est un lieu dominateur, jadis édifié à grands frais pour les contemplations des souverains, et nous nous y attardons à regarder, comme des Fils du Ciel.
Il y a d'abord, dans nos environs proches, les cimes des thuyas et des cèdres, le grand bois qui nous enveloppe de tranquillité et de silence. Et puis, vers le Nord, une ville sans fin, mais qui est nuageuse, qui paraît presque inexistante; on la devine plus qu'on ne la voit, elle se dissimule comme sous des envolées de cendre, ou sous de la brume, ou sous des voiles de gaze, on ne sait trop; on croirait plutôt un mirage de ville,—sans ces toitures monumentales de proportions exagérées, qui de distance en distance émergent du brouillard, bien nettes et bien réelles, le faîte étincelant d'émail: les palais et les pagodes. Derrière tout cela, très loin, la crête des montagnes de Mongolie, qui ce soir n'ont point de base, ressemble à une découpure de papier bleu et rose, dans l'air. Vers l'Ouest enfin, c'est le steppe gris par où nous sommes venus; la lente procession des caravanes le traverse en son milieu, y traçant dans le lointain comme une coulée brune, jamais interrompue, et on se dit que ce défilé sans trêve doit continuer pareil pendant des centaines de lieues, et qu'il en va de même, avec une lenteur identique, sur toutes les grandes voies de la Chine, jusqu'aux frontières si reculées.
Cela, c'est le moyen de communication séculaire et inchangeable entre ces hommes d'une autre espèce que nous, ayant des ténacités, des patiences supérieures, et pour lesquels la marche du temps, qui nous affole, n'existe pas; c'est la circulation artérielle de cet empire démesuré, où pensent et spéculent quatre ou cinq cents millions de cerveaux tournés au rebours des nôtres et que nous ne déchiffrerons jamais…
History : China
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Periods : China : Qing (1644-1911)
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