Hugo, Victor. Actes et paroles. Vol. 2 : Pendant l'exil, 1852-1870 [ID D21047]. [Über die Zerstörung des Sommerpalastes Yuanmingyuan durch die Franzosen und Engländer 1860].
Sur les expéditions franco-britaniques en Chine : Une lettre de Victor Hugo. Au Capitaine Butler. Le 25 novembre 1861.
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde : cette merveille s'appelait le Palais d'été. L'art a deux principes, l'Idée, qui produit l'art européen, et la Chimère, qui produit l'art oriental. Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là. Ce n'était pas, comme le Parthénon, une oeuvre rare et unique ; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle. Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. (…) Il avait fallu, pour le créer, le long travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes connaissent le Palais d'été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre Dame à Paris, le Palais d'été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C'était une sorte d'effrayant chef-d'oeuvre inconnu, entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié. La victoire peut être une voleuse à ce qu'il paraît. Une dévastation en grand du Palais d'été s'était faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a lait au Palais d'été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce formidable et splendide musée de l'Orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d’oeuvre d'art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a rempli ses poches, ce que voyant, l'autre a rempli des coffres ; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits.
Nous Européens, nous sommes les civilisés et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France. L'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l’occasion : les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois les bandits, les peuples jamais.
L'empire français a empoché la moitié de cette victoire, et il étale aujourd’hui, avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d'été. J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine.
The sack of the Summer Palace : to Captain Butler. Hauteville House, 25 November, 1861.
You ask my opinion, Sir, about the China expedition. You consider this expedition to be honourable and glorious, and you have the kindness to attach some consideration to my feelings ; according to you, the China expedition, carried out jointly under the flags of Queen Victoria and the Emperor Napoleon, is a glory to be shared between France and England, and you wish to know how much approval I feel I can give to this English and French victory.
Since you wish to know my opinion, here it is:
There was, in a corner of the world, a wonder of the world; this wonder was called the Summer Palace. Art has two principles, the Idea, which produces European art, and the Chimera, which produces oriental art. The Summer Palace was to chimerical art what the Parthenon is to ideal art. All that can be begotten of the imagination of an almost extra-human people was there. It was not a single, unique work like the Parthenon. It was a kind of enormous model of the chimera, if the chimera can have a model. Imagine some inexpressible construction, something like a lunar building, and you will have the Summer Palace. Build a dream with marble, jade, bronze and porcelain, frame it with cedar wood, cover it with precious stones, drape it with silk, make it here a sanctuary, there a harem, elsewhere a citadel, put gods there, and monsters, varnish it, enamel it, gild it, paint it, have architects who are poets build the thousand and one dreams of the thousand and one nights, add gardens, basins, gushing water and foam, swans, ibis, peacocks, suppose in a word a sort of dazzling cavern of human fantasy with the face of a temple and palace, such was this building. The slow work of generations had been necessary to create it. This edifice, as enormous as a city, had been built by the centuries, for whom? For the peoples. For the work of time belongs to man. Artists, poets and philosophers knew the Summer Palace; Voltaire talks of it. People spoke of the Parthenon in Greece, the pyramids in Egypt, the Coliseum in Rome, Notre-Dame in Paris, the Summer Palace in the Orient. If people did not see it they imagined it. It was a kind of tremendous unknown masterpiece, glimpsed from the distance in a kind of twilight, like a silhouette of the civilization of Asia on the horizon of the civilization of Europe.
This wonder has disappeared.
One day two bandits entered the Summer Palace. One plundered, the other burned. Victory can be a thieving woman, or so it seems. The devastation of the Summer Palace was accomplished by the two victors acting jointly. Mixed up in all this is the name of Elgin, which inevitably calls to mind the Parthenon. What was done to the Parthenon was done to the Summer Palace, more thoroughly and better, so that nothing of it should be left. All the treasures of all our cathedrals put together could not equal this formidable and splendid museum of the Orient. It contained not only masterpieces of art, but masses of jewelry. What a great exploit, what a windfall! One of the two victors filled his pockets; when the other saw this he filled his coffers. And back they came to Europe, arm in arm, laughing away. Such is the story of the two bandits.
We Europeans are the civilized ones, and for us the Chinese are the barbarians. This is what civilization has done to barbarism.
Before history, one of the two bandits will be called France; the other will be called England. But I protest, and I thank you for giving me the opportunity! the crimes of those who lead are not the fault of those who are led; Governments are sometimes bandits, peoples never.
The French empire has pocketed half of this victory, and today with a kind of proprietorial naivety it displays the splendid bric-a-brac of the Summer Palace. I hope that a day will come when France, delivered and cleansed, will return this booty to despoiled China.
Meanwhile, there is a theft and two thieves.
I take note.
This, Sir, is how much approval I give to the China expedition.
Sekundärliteratur
Nora Wang : La protestation de Victor Hugo est splendide et solitaire. Il est à noter toutefois que dans le reste de son oeuvre Victor Hugo ne s'intéresse pas à la Chine et la voit même comme un monde fantastique et barbare. Il croit au progrès, qui vient de l'occident, et à la hiérarchie des sociétés divisées entre peuples aînés et puînés. Il ne s'agit pas d'infériorité et de supériorité raciale, mais d'avancement différent, la colonisation ayant pour but d’amener ces peuples moins avancés à la Lumière. Il y a donc là un profond malentendu, les Chinois voyant cette lettre comme un autre regard posé sur eux, alors que la protestation de Victor Hugo tire son origine du fait que pour lui tout ce qui est beau dans le monde appartient au patrimoine de l’humanité. Les chinois ont donc pu prendre ce texte comme une critique de la colonisation alors qu'il s'agit en fait de son contraire.
History : China - Europe : England
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History : China - Europe : France
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Literature : Occident : France