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1781

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Diderot, Denis. Etat de la Chine selon ses détracteurs [ID D20030].
1. La Chine jouissait ou était affligée d'une population immense, lorsu'elle fut conquise par les Tartares ; et de ce que les lois de cet empire furent adoptée par le vainqueur, on en conclut qu’elles devaient être bien sages.
Cette soumission du Tartare au gouvernement chinois ne nous paraît pas une preuve de sa bonté. La nature veut que les grandes masses commandent aux petites ; et cette loi s´exécute au moral comme au physique. Or, si l'on compare le nombre des conquérants de la Chine au nombre des peuples conquis, on trouvera que pour un Tartare il y avait cinquante mille Chinois. Un individu peut-il changer les usages, les moeurs, la législation de cinquante mille hommes ? et d'ailleurs, comment ces Tartares n'auraient-ils pas adopté les lois de la Chine, bonnes ou mauvaises, n'en ayant point à leur substituer ? Ce que cette étrange révolution montre le plus évidemment, c'est la lâcheté de la nation ; c'est son indifférence pour ses maîtres, un des principaux caractères de l'esclave. Passons à la population de la Chine.

2. L'agriculture a été de temps immémorial en honneur à la Chine. C´est un fait sur lequel il n'y a pas deux sentiments. Or, toute région agricole, qui jouit d´une longue paix ; qui n'éprouve point de révolutions sanglantes ; qui n'est ni opprimée par la tyrannie, ni dévastée par des maladies de climat, et où l'on voit le laborieux citoyen ramasser dans la plaine un panier de terre, le porter au sommet des montagnes, en couvrir la pointe nue d'un rocher, et la retenir par de petites palissades, doit abonder en habitants. En effet, ces habitants se livreraient-ils à des travaux insensés, si la plaine où ils ont ramassé la poignée de terre était inculte, déserte et abandonnée au premier qui voudrait l'occuper ? S'il leur était libre de s'étendre dans les campagnes, resteraient-ils entassés aux environs des villes ? La Chine et toute la Chine est donc très peuplée.
Le pays est coupé par un grand nombre de canaux. Ces canaux seraient superflus, s'ils n'établissaient pas une communication nécessaire et fréquente d'un lieu à un autre lieu. Qu'annoncent-ils, sinon un grand mouvement intérieur, et conséquemment une population très considérable ?
Toute contrée agricole, où les disettes sont fréquentes, où ces disettes soulèvent des milliers d'hommes ; où dans ces soulèvements il se commet plus de forfaits, plus de meurtres, plus d´incendies, plus de pillage qu'il ne s´en commettrait dans l'irruption d'une horde de sauvages, et où, le temps de la disette et de. la révolte passé, l'administration ne recherche pas le coupable renferme certainement plus d'habitants qu'elle n´en peut nourrir. Ne serait-ce pas le plus absurde des peuples que le chinois, si le défaut accidentel des subsistances provenait de sa négligence, soit à cultiver ses terres, soità pourvoir à ses aprovisionnements ? Mais la Chine, pays immense, contrée fertile, si bien cultivée, si merveilleusement administrée, n'en est pas moins exposée à cette sorte de calamité. Il faut donc qu'il y ait dix fois, vingt fois plus d'habitants que d'arpents de terre.
Tout pays où l'on foule aux pieds un sentiment si naturel qu'il est commun à l'homme et à la brute, la tendresse des pères et des mères pour leurs petits, et où l'on se résout à les tuer, à les étouffer, à les exposer, sans que la vindicte publique s'y oppose, a trop d'habitants, ou est habité par une race d´hommes, comme il n'y en a aucune autre sur la surface du globe. Or, c'est ce qui se passe à la Chine ; et nier ce fait ou l'affaiblir, ce serait jeter de l´incertitude sur tous les autres.
Mais un dernier phénomène qui achève de confirmer l'excessive population de la Chine, c'est le peu de progrès des sciences et des arts, depuis l'époque très éloignée qu'on les y cultive. Les recherches s'y sont arrêtées au point où, cessant d'être utiles, elles commencentà devenir curieuses. Il y a plus de profit à faire à l'invention du plus petit art pratique, qu'à la plus sublime découverte qui ne montrerait que du génie. On fait plus de cas de celui qui sait tirer parti des recoupes de la gaze, que de celui qui résoudrait le problème des trois corps. C'est là surtout que se fait la question qu'on n'entend que trop souvent parmi nous : "A quoi cela sert-il ?" Je demande si ce repos, contraire au penchant naturel de l'homme qui veut toujours voir au-delà de ce qu'il a vu, peut s'expliquer autrement que par une population qui interdise l'oisiveté, l'esprit de méditation, et qui tienne la nation soucieuse, continuellement occupée de ses besoins. La Chine est donc la contrée de la terre la plus peuplée.
Cela supposé, ne s'ensuit-il pas qu'elle est la plus corrompue ? L'expérience générale ne nous apprend-elle pas que les vices des sociétés sont en proportion du nombre des individus qui la composent ? Et que me répliquerait-on si j'assurais que les moeurs chinoises doivent être, dans toute l'étendue de l'empire, plus mauvaises encore que dans nos superbes cités, où l'honneur, sentiment étranger au Chinois, donne de l'éclat aux vertus et tempère les vices ?
Ne puis-je pas demander quel est et quel doit être le caractère d'un peuple où l'on voit, dans des occasions assez fréquentes, une province fondre sur une autre province, et en égorger impitoyablement, impunément les habitants ? Si ce peuple peut avoir des moeurs bien douces ? Si une nation où les lois ne préviennent ni ne punissent l'exposition ou le meurtre des nouveau-nés, est civilisée ou barbare ? Si le sentiment de l'humanité, la bienfaisance, la commisération y subsistent dans un degré bien éminent ? et si un peuplé, que les circonstances les plus extraordinaires invitaient à fonder des colonies, est bien. sage, lorsqu'il n'imagine pas ou qu'il dédaigne un remède aussi simple, aussi sûr, à des malheurs effroyables et toujours renaissants ?
Il est difficile jusqu'ici de faire grand cas de la prudence chinoise. Voyons si l'examen de la constitution de l'empire, de la conduite du souverain et de ses ministres, de la science des lettrés et des mœurs du peuple, ne nous en donneront pas une idée plus sublime.

3. Un auteur grave, qui n'est pas dans la foule des admirateurs de la sagesse chinoise, dit expressément que 'le bâton est le souverain de la Chine'. Sur ce mot plaisant et profond, on aura, je crois, quelque peine à se persuader qu'une nation, où l'homme est traité comme on traite ailleurs les animaux, ait quelque chose des mœurs ombrageuses et délicates de notre Europe, où un mot injurieux se lave dans le sang, où la menace du geste se venge par la mort. Le Chinois doit être pacifique et bénin. Tant mieux, ajouteront nos antagonistes.
Cependant, c'est comme père de ses sujets que le prince à la Chine est considéré, obéi, respecté. - Et nous ajouterons à notre tour : tant pis. Cela me garantit bien l'humble soumission des enfants ; mais non la bonté du père. Veut-on précipiter un peuple dans une abjection dont il ne se relèvera jamais ? On n'a qu'à consacrer le titre de despote par celui de père. Partout les enfants qui osent lever la main sur leurs parents sont des monstres rares ; et, malgré l'autorité des lois qui limitent l'autorité paternelle, les parents qui maltraitent leurs enfants ne sont malheureusement partout que des monstres trop communs, L'enfant ne demande point à son père compte de sa conduite ; et la liberté, sans cesse en péril si le chef est à l'abri de toute poursuite par sa qualité infiniment respectable de père, sera nulle sous un despote qui imposera un silence absolu sur son administration.
Nous nous trompons peut-être ; mais les Chinois nous semblent courbés sous le joug d'une double tyrannie, de la tyrannie paternelle dans la famille, de la tyrannie civile dans l'empire. D'où nous oserions confure qu'ils doivent être les plus doux, les plus insinuants, les plus respectueux, les plus timides, les plus vils et les moins dangereux des esclaves ; à moins qu'il ne soit fait, en leur faveur, une exception à l'expérience de tous les peuples et de tous les siècles. Quel est parmi nous l'effet du despotisme paternel ? Le respect extérieur et une haine impuissante et secrète pour les pères. Quel a été et quel est chez toutes les nations l'effet du despotisme civil ? La bassesse et l'extinction de toute vertu. S'il en est autrement à la Chine, on nous apprendra comment cette merveille s'y est opérée.
Voici ce qu'on dit : "L'empereur sait qu'il règne sur une nation qui n'est attachée aux lois qu´autant qu'elles font son bonheur. - Y a-t-il entre le Chinois et l'Européen quelque différence sur ce point ? - L'empereur sait que s'il se livrait à la tyrannie, il s'exposerait à tomber du trône. - Est-ce que les histoires anciennes et modernes n'offrent pas des exemples de ce juste et terrible châtiment ? Qu'ont ils produit ? Dira-t-on que le Chinois souffre l'oppression plus impatiemment que l'Anglais ou le Français, ou que la Chine n'a été, n'est, et ne sera jamais gouvernée que par des monarques accomplis ?
Ô révérence des temps passés et des contrées éloignées, combien tu nous fais dire de sottises ! La clémence, la fermeté, l'application, les lumières, l'amour des peuples, la justice sont des qualités que la nature n'accorde, même séparées, qu'à des hommes rares ; et il n'en est presque aucun en qui elles ne soient malheureusement plus ou moins affaiblies par la dangereuse jouissance du pouvoir suprême. La Chine seule aura donc échappé à cette malédiction qui a commencé avec toutes les autres sociétés, et qui durera autant qu´elles.
Assurément. Car il y a à côté du trône un tribunal toujours subsistant, qui tient un compte fidèle et rigoureux des actions de l'empereur. - Et ce tribunal n'existe-t-il pas dans toutes les contrées ? Les souverains l'ignorent-ils ? le redoutent-ils ? le respectent-ils ? La différence de notre tribunal à celui de la Chine, c'est que le nôtre, composé de la masse entière de la nation, est incorruptible, et que le tribunal chinois n'est composé que d'un petit nombre de lettrés. Ô l'heureuse contrée que la Chine ! Ô la contrée unique, où l'historiographe du prince n'est ni pusillanime, ni rampant, ni accessible à la séduction, et où le prince, qui peut faire couper .la tête ou la main à son historiographe, pâlit d'effroi, lorsque celui-ci prend la plume ! Il n'y eut jamais que les bons rois qui craignissent le jugement de leurs contemporains et le blâme de la postérité.
Aussi, les souverains de la Chine sont-ils bons, justes, fermes, éclairés. - Tous, sans exception ? Il en est, je crois, du palais impérial de la Chine comme du palais du souverain de toutes les autres contrées. Il est un, au milieu de la multitude innombrable des habitations des sujets : c'est-à-dire que pour une fois qu'il arrive au génie et à la vertu de tomber du ciel sur la demeure du maître, cent mille fois ils doivent tomber à côté. Mais cette loi de la nature n'a peut-être pas lieu à la Chine comme en Europe, où nous serions trop heureux si, après dix mauvais successeurs d'un bon roi, il en naissait un qui lui ressemblât.
Mais l'autorité souveraine est limitée à la Chine. - Où ne l'est-elle pas ? Comment, par qui est-elle limitée à la Chine ? Si la barrière qui protège le peuple n'est pas hérissée de lances, d'épées, de baïonnettes dirigées vers la poitrine ou la tête sacrée de l'empereur père et despote, nous craindrons, mal à propos peut-être, mais nous craindrons que cette barrière ne soit à la Chine qu'une grande toile d'araignée sur laquelle on aurait peint l'image de la justice et de la liberté, mais au travers de laquelle l'homme qui a de bons yeux aperçoit la tête hideuse du despote. Y a-t-il eu un grand nombre de tyrans déposés, emprisonnés, jugés, mis à mort ? Voit-on sur la plaie publique un échafaud sans cesse dégouttant du sang des souverains ? Pourquoi cela n'est-il pas ? Pourquoi ? - C'est que la Chine est revenue par une suite de révolutions à l'état dont les autres contrées se sont éloignées, au gouvernement patriarcal. - Nous en demandons pardon à nos adversaires : mais le gouvernement patriarcal d'une contrée immense, d'une famille de deux cents millions d'individus, nous paraît une idée presque aussi creuse que celle d'une république de la moitié du monde connu. Le gouvernement républicain suppose une contrée assez étroite pour le prompt et facile concert des volontés ; le gouvernement patriarcal, un petit peuple nomade renfermé sous des tentes. La notion du gouvernement patriarcal de la Chine est une espèce de rêverie qui ferait sourire l´empereur et ses mandarins.

4. Les mandarins ne tenant point à des familles riches et puissantes, l'empire est en paix. - Chose singulière ! L'empire est en paix, et cela par la raison même qui devrait souvent le troubler ; à moins que Richelieu ne fût un mauvais politique, lorsqu'il voulait que les grandes places ne fussent pas accordées à des gens de rien qui ne tiennent qu'à leur devoir.
Ces hommes d'État n'excitent point de troubles : c'est un fait.
Et c'en est peut-être un encore qu'ils n'ont point de pauvres parentsà protéger, point de flatteurs à combler de grâces, point de mignons ou de maîtresses à enrichir : également supérieurs à la séduction et à l´erreur. Mais, ce qui est très incontestable, c'est que les magistrats ou chefs de la justice promènent eux-mêmes, sans pudeur, les marques de leur dégradation et de leur ignominie. Or qu'est-ce qu´un magistrat portant sa bannière ou l'enseigne de son avilissement, sans en être moins fier ? Qu'est-ce qu´un peuple chez lequel ce magistrat n'est pas moins honoré ?

5. Après le souverain et le mandarin se présente le lettré ; et qu´estce que le lettré ? - C'est un homme élevé dans une doctrine qui inspire l'humanité ; qui la prêche ; qui prêche l'amour de l'ordre, la bienfaisance, le respect pour les lois ; qui répand ces sentiments dans le peuple, et lui en montre l'utilité. - Et n´avons-nous pas dans nos écoles, dans nos chaires, parmi nos ecclésiastiques, nos magistrats et nos philosophes, des hommes qui ne le cèdent, je crois, aux lettrés, ni en lumières, ni en bonnes moeurs ; qui exercent les mêmes fonctions, de vive voix et par écrit, dans la capitale, dans les grandes villes, dans les moindres cités, dans les bourgs et dans les hameaux ? Si la sagesse d'une nation était proportionnée au nombre de ses docteurs, aucune ne serait plus sage que la nôtre.
Nous avons parcouru les hautes classes de l'empire. Descendons maintenant aux conditions inférieures, et jetons un coup d'oeil sur les mœurs populaires.

6. On a quelques ouvrages de moeurs traduits du chinois. Qu'y voyons-nous ? d'infâmes scélérats exerçant les fonctions de la police ; j'innocent condamné, battu, fouetté, emprisonné ; le coupable absousà prix d'argent, ou châtié si l'offensé est plus puissant : tous les vices de nos cités et de l'intérieur de nos maisons, avec un aspect plus hideux et plus dégoûtant.

7. Mais rien ne peut donner des notions plus justes des mœurs populaires que l'éducation. Comment l'enfance est-elle formée à la Chine ? On y contraint un enfant à rester assis des heures entières, immobile, en silence, les bras croisés sur la poitrine, dans l'état de méditation et de recueillement. Quel fruit espérer d'un exercice habituel aussi contraire à la nature ? Un homme d'un bon sens ordinaire répondrait : la taciturnité, la finesse, la fausseté, l'hypocrisie, et tous ces vices accompagnés du sang-froid particulier au méchant. Il penserait qu'à la Chine, la franchise, cette aimable franchise qui charme dans les enfants, cette nàive ingénuité qui se fane à mesure qu'ils avancent en âge, et qui concilie la confiance universelle au petit nombre de ceux qui ont le bonheur de la conserver, est étouffée dès le berceau.

8. Le code de la politesse chinoise est fort long. - Un homme d'un bon sens ordinaire en conclurait qu'elle cesse d'être à la Chine d'expression simple et naturelle des égards et de la bienveillance ; que ce n´est qu'une étiquette ; et il regarderait l'apparence cordiale de ces voituriers embourbés, qui s'agenouillent les uns devant les autres, s'embrassent, s'adressent les noms les plus tendres, et se secourent, comme une espèce de mômerie d'usage chez un peuple cérémonieux.

9. Il y a un tribunal érigé contre les fautes dans les manières. - Un homme d'un bon sens ordinaire soupçonnerait que la justice y est mieux administrée contre ces minutieux délits, que dans les tribunaux civils contre les grands forfaits ; et il douterait beaucoup que sous les entraves des rites, des cérémonies, des formalités, l'âme pût s'élever, le génie exercer son ressort. Il penserait qu'un peuple cérémonieux ne peut être que petit ; et, sans avoir vécu ni à Pékin, ni à Nankin, il prononcerait qu'il n´y a aucune contrée sur la terre ou on se soucie moins de la vertu, et où l'on en ait plus les apparences.

10. Tous ceux qui ont commercé avec les Chinois, conviennent unanimement que l'on ne saurait trop prendre de précautions, si l'on ne veut pas en être dupé. Ils ne rougissent pas même de leur mauvaise foi.
Un Européen, arrivé pour la première fois dans l'empire, acheta des marchandises d'un Chinois, qui le trompa sur la qualité et sur le prix. Les marchandises avaient été portées à bord du vaisseau, et le marché était consommé. L'Européen se flatta que peut-être il toucherait le Chinois par des représentations modérées, et il lui dit : "Chinois, tu m'as vendu de mauvaises marchandises. - Cela se peut, lui répondit le Chinois, mais il faut payer. - Tu as blessé les lois de la justice, et abusé de ma confiance. - Cela se peut, mais il faut payer. - Mais tu n'es donc qu´un fripon, un malheureux ? - Cela se peut, mais il faut payer. - Quelle opinion veux-tu donc que je remporte dans mon pays de ces Chinois si renommés par leur sagesse ? Je dirai que vous n´êtes que de la canaille. - Cela se peut, mais il faut payer." L'Européen, après avoir renchéri sur ces injures de toutes celles que la fureur lui dicta, sans en avoir arraché que ces mots froids et froidement prononcés : "Cela se peut, mais il faut payer", délia sa bourse et paya. Alors le Chinois prenant son argent lui dit : "Européen, au lieu de tempêter comme tu viens de faire, ne valait-il pas mieux te taire, et commencer par où tu as fini ? car qu´y as-tu gagné ?"
Le Chinois n'a donc pas même un reste de pudeur commune à tous les fripons qui veulent bien l'être, mais qui ne souffrent pas qu´on le leur dise, Il est donc parvenu au dernier degré de la dépravation. Et qu'on n'imagine pas que ce soit ici un exemple particulier. Ce flegme est l'effet naturel de cette réserve qu´inspire l'éducation chinoise.
Et qu'on ne m'objecte pas que les Chinois observent entre eux une fidélité dont ils se croient dispensés avec l'étranger. Cela n'est pas, parce que cela ne peut être. On n'est pas alternativement honnête et malhonnête. Celui qui s'est fait l'habitude de tromper l'étranger, est trop souvent exposé à la tentation de tromper ses concitoyens, pour y résister constamment.

11. Mais à vous entendre, me dira-t-on, la Chine est presque une contrée barbare. - C'est pis encore. Le Chinois, à demi civilisé, est à nos yeux un barbare à prétentions, un peuple profondément corrompu, condition plus malheureuse que la barbarie pure et naturelle.
Le germe de la vertu peut se développer dans le barbare par un enchaînement de circonstances favorables ; mais nous n'en connaissons pas, nous n´en imaginons point qui puissent rendre ce grand service au Chinois, en qui ce germe est non pas étouffé, mais totalement détruit. Ajoutez à la dépravation et à l'ignorance de ce peuple la vanité la plus ridicule. Ne dit-il pas qu'il a deux yeux, que nous n'en avons qu'un, et que le reste de la terre est aveugle ? Ce préjugé, l'excessive population, l'indifférence pour les souverains, qui peut-être en est une suite, l'attachement opiniâtre à ses usages, la loi qui lui défend de sortir de son pays : toutes ces raisons doivent le fixer pendant une suite indéfinie de siècles dans son état actuel. Apprendon quelque chose à celui qui croit tout savoir, ou qui méprise ce qu'il ignore ? Comment enseigner la sagesse à celui qui s'estime le seul sage ? Comment perfectionner celui qui se tient pour parfait ? Nous osons le prédire, le Chinois ne s'améliorera ni par la guerre, ni par la peste, ni par la famine, ni par la tyrannie plus insupportable, et par cette raison même plus propre que tous les fléaux réunis à régénérer leur nation en l'accablant.

12. Nous ignorons si les autres peuples de l'univers servent beaucoup aux Chinois, mais à quoi les Chinois sont-ils bons pour le reste de la terre ? Il semble que leurs panégyristes aient affecté de leur donner une grandeur colossale, et de nous réduire à la petite stature du Pygmée. Nous nous sommes occupés, nous, à les montrer tels qu'ils sont ; et jusqu'à ce qu'on nous apporte de Pékin des ouvrages de philosophie supérieurs à ceux de Descartes et de Locke, des traités de mathématiques à placer à côté de ceux de Newton, de Leibniz et de leurs successeurs, des morceaux de poésie, d'éloquence, de littérature, d'érudition que nos grands écrivains daignent lire, et dont ils soient forcés d'avouer la profondeur, la grâce, le goût et la finesse, des discours sur la morale, la politique, la législation, la finance et le commerce, où il y ait une ligne nouvelle pour nos bons esprits, des vases, des statues, des tableaux, de la musique, des plans d'architecture qui puissent arrêter les regards de nos artistes, des instruments de physique, des machines où notre infériorité soit bien démontrée ; jusqu'alors nous rendrons au Chinois son propos, et nous lui dirons qu'il a peut-être un oeil, que nous en avons deux ; et nous nous garderons bien d'insulter aux autres nations que nous avons laissées en arrière, et qui sont peut-être destinées à nous devancer un jour. Qu'est-ce que ce Confucius dont on parle tant, si on le compare à Sidney et à Montesquieu ?

13. La nation chinoise est la plus laborieuse que l´on connaisse. - Nous n'en doutons pas. Il faut bien qu'elle travaille, et qu'après avoir travaillé elle travaille encore. N'y est-elle pas condamnée par la disproportion du produit de ses champs avec le nombre de ses habitants ? d'où l'on voit que cette population tant vantée a des limites au-delà desquelles c'est un fléau qui ôte à l'homme le temps du repos, l'entraîne à des actions atroces, et détruit dans son âme l'honneur, la délicatesse, la morale, et même le sentiment d'humanité.

14. Et l'on ose s'opiniâtrer, après ce que l'on vient d´entendre, à appeler la nation chinoise 'un peuple de sages' ! Un peuple de sages chez lequel on expose, on étouffe les enfants ; où la plus infâme des débauches est commune ; où l'on mutile l'homme ; où l'on ne sait ni prévenir, ni châtier les forfaits occasionnés par la disette ; où le commerçant trompe l'étranger et le citoyen ; où la connaissance de la langue est le dernier terme de la science ; où l'on garde depuis des siècles un idiome et une écriture à peine suffisants au commerce de la vie ; où les inspecteurs des mœurs sont sans honneur et sans probité ; où la justice est d'une vénalité sans exemple chez les peuples les plus dépravés ; où le législateur, au nom duquel les fronts s'inclinent, ne mériterait pas d'être lu, si l'on n´excusait la pauvreté de ses écrits par l'ignorance du temps où il a vécu ; où, depuis l´empereur jusqu´au dernier de ses sujets, ce n'est qu'une longue chaîne d'êtres rapaces qui se dévorent, et où le souverain ne laisse engraisser quelques-uns de ces intermédiaires que pour les sucer à son tour, et pour obtenir, avec la dépouille du concussionnaire, le titre de vengeur du peuple.

15. S'il est vrai, comme nous n'en doutons point, qu'à la Chine ce qui ne peut être partagé, comme la mer, les fleuves, les canaux, la navigation, la pêche, la chasse, est à tous, c'est un ordre de chose fort raisonnable. Mais un peuple si nombreux pouvait-il patiemment abandonner ses moissons à la pâture des animaux ? Et si les hautes conditions s'étaient arrogé une jouissance. exclusive des forêts et des eaux, ne s'en serait-il pas suivi une prompte et juste vengeance ? Tâchons de ne pas confondre les lois de la nécessité avec les institutions de la sagesse.

16. Les Chinois n'ont-ils pas des moines plus intrigants, plus dissolus, plus oisifs et plus nombreux que les nôtres ? Des moines ! des sangsues dans une contrée où le travail le plus opiniâtre fournit à peine la subsistance ! - Le gouvernement les méprise. - Dites plutôt qu'il les craint, et que le peuple les révère.

17. Il serait peut-être très avantageux que dans toutes les régions, ainsi qu'on l'assure de la Chine, l'administration ne fût attachée à aucun dogme, à aucune secte, à aucun culte religieux. Cependant cette tolérance ne s'étend qu'aux religions anciennement établies dans l'empire. Le christianisme y a été proscrit, soit que le fond, mystérieux de sa doctrine ait révolté des esprits bornés, soit que les intrigues de ceux qui la prêchaient aient alarmé un gouvernement ombrageux.

18. A la Chine, le mérite d'un fils confère la noblesse à son père, et cette prérogative finit avec lui. On ne peut qu'applaudir à cette institution. Cependant la noblesse héréditaire a aussi ses avantages. Quel est le descendant assez vil pour ne pas sentir le fardeau d'un nom imposant, pour ne pas s'efforcer d'y répondre ? Dégradons le noble indigne de ses ancêtres, et sur ce point nous serons aussi.sages que le Chinois.

19. Nous ne demandons pas mieux que de louer. Aussi reconnaissons-nous volontiers de la prudence dans la manière dont les Chinois punissent la négligence à payer le tribut. Au lieu d'installer dans les foyers du débiteur des satellites qui se jettent sur son lit, sur ses ustensiles, sur ses meubles, sur ses bestiaux, sur sa personne, au lieu de le traîner dans une prison ou de le laisser sans pain étendu sur la paille dans sa chaumière dépouillée, il vaut mieux, sans doute, le condamner à nourrir le pauvre. Mais celui qui conclurait de cet excellent usage la sagesse de la Chine, ne serait-il pas aussi mauvais logicien que celui qui, d'après le nôtre, nous jugerait barbares ? On affaiblit, autant qu'on peut, les reproches que mérite la nation chinoise ; on relève cette contrée pour humilier les nôtres. On n'en vient pas jusqu'à dire que nous sommes fous ; mais on prononce, sans hésiter, que c'est à la Chine qu'habite la sagesse, et l'on ajoute tout de suite que, par le dernier dénombrement, il y avait environ soixante millions d´hommes en état de porter les armes. Apologistes insensés de la Chine, vous écoutez-vous ? Concevez-vous bien ce que c'est que deux cents millions d'individus entassés les uns sur les autres ? Croyez-moi, ou diminuez de la moitié, des trois quarts cette épouvantable population ; ou si vous persistez à y croire, convenez, d'après le bon sens qui est en vous, d'après l'expérience qui est sous vos yeux, qu'il n'y a, qu'il ne peut y avoir, ni police, ni moeurs à la Chine.

20. Le Chinois aime la génération à naître comme la génération vivante. - Cela est impossible. Enfants, amis du merveilleux, jusque sà quand vous bercera-t-on de pareils contes ? Tout peuple obligé de lutter sans cesse contre les besoins, ne saurait penser qu'au moment ; et sans les honneurs rendus publiquement aux ancêtres, cérémonies qui doivent réveiller et entretenir dans les esprits quelque faible idée qui s'étende au-delà du tombeau, il faudrait tenir pour démontré que, s'il y a un coin de la terre où le sentiment de l'immortalité et le respect de la postérité soient des mots vides de sens, c'est à la Chine. On ne s'aperçoit pas qu'on porte tout à l'extrême, et qu'il résulte de ces opinions outrées des contradictions palpables ; qu'une excessive population est incompatible avec de bonnes moeurs, et qu'on décore une multitude dépravée des vertus de quelques rares personnages.
Lecteur, on vient de soumettre à vos lumières les arguments des partisans et des détracteurs de la Chine. C'est à vous de prononcer. Et qui sommes-nous, pour aspirer à l'ambition de diriger vos arrêts ? S'il nous était permis d'avoir une opinion, nous dirions que, quoique les deux systèmes soient appuyés sur des témoignages respectables, ces autorités n'ont pas le grand caractère qu´exigerait une foi entière. Peut-être, pour se décider, faudrait-il attendre qu'il fût permis à des hommes désintéressés, judicieux, et profondément versés dans l'écriture et dans la langue, de faire un long séjour à la cour de Pékin, de parcourir les provinces, d'habiter les campagnes et de conférer librement avec les Chinois de toutes les conditions.

Huguette Cohen : In this text Diderot launched his last and foremost attack on China. The text constitutes a passionate refutation, in a style reminiscent of all his political writings in the 1770s. This highly rhetorical passage has the quality of a spoken dialogue, and while one can argue with risky conclusions seldom based on facts, the style and brio are unmistakably Diderot's best. All sinophile arguments are seized upon and systemtically attacked one by one, with an appeal to general laws of nature and common sense. The theme of Chinese overpopulation is taken up und held as the omnipresent cause for the Chinese preference for agriculture, the frequent famines and ensuing revolts, the Chinese custom of exposing infants, the lack of progress in the sciences and the arts, and the general corruption. In a peculiar process of argumentation, Diderot prefaces his attacks by what ought to be the logical outcome, and concludes with the premise overpopulation. Diderot's unequivocal rejection of the Chinese form of paternalistic government was unique and confirms the radicalism of his political views after 1770. His fragment intends to destroy the Enlightenment's theory of Chinese exceptionality, and with it a certain form of philosophical optimism which had turned China into a last haven of hope.
Diderot obviously failed to reach valid conclusions on China, but he did not try to manipulate whatever facts were available, for the sake of ideological orthodoxy. There is no doubt, that his compulsive scepticism in no small measure to the decline of the legend of the Good Chinese, and with it, to the demise of exoticism in eighteenth-century France.

Mentioned People (1)

Diderot, Denis  (Langres, Champagne-Ardenne 1713-1784 Paris) : Philosoph, Schrifsteller
[Diderot siehe unter Philosophie Frankreich].

Subjects

History : China : General / Philosophy : Europe : France

Documents (2)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1770 Raynal, Guillaume Thomas François. Histoire philosophique et politique des établissemens & du commerce des Européens dans les deux Indes. Vol. 1-7. (Amsterdam : [s.n.], 1770). = La Haye : Gosse, 1773-1774). [Enthält anonyme Fragmente über China von Denis Diderot].
3. Auflage. (Genève : Chez J.-L. Pellet, 1781). Enthält : Diderot, Denis. Etat de la Chine selon ses détracteurs.
http://ringmar.net/europeanfury/?page_id=1590.
Publication / Ray1
  • Cited by: Cohen, Huguette. Diderot and the image of China in eighteenth-century France. In : Facing each other : the world's perception of Europe and Europe's perception of the world. Ed. by Anthony Pagden. (Aldershot : Ashgate Variorum, 2000). (Did5, Published)
  • Cited by: Worldcat/OCLC (WC, Web)
  • Person: Diderot, Denis
  • Person: Raynal, Guillaume Thomas François
2 2000 Cohen, Huguette. Diderot and the image of China in eighteenth-century France. In : Facing each other : the world's perception of Europe and Europe's perception of the world. Ed. by Anthony Pagden. (Aldershot : Ashgate Variorum, 2000). Publication / Did5
  • Source: Raynal, Guillaume Thomas François. Histoire philosophique et politique des établissemens & du commerce des Européens dans les deux Indes. Vol. 1-7. (Amsterdam : [s.n.], 1770). = La Haye : Gosse, 1773-1774). [Enthält anonyme Fragmente über China von Denis Diderot].
    3. Auflage. (Genève : Chez J.-L. Pellet, 1781). Enthält : Diderot, Denis. Etat de la Chine selon ses détracteurs.
    http://ringmar.net/europeanfury/?page_id=1590. (Ray1, Publication)
  • Cited by: Worldcat/OCLC (WC, Web)