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1767.5

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Quesnay, François. Le despotisme de la Chine [ID D1850]. (5)
CHAPITRE VIII.
COMPARISON DES LOIS CHINOISES AVEC LES PRINCIPES NATURELS, CONSTITUTIFS DES GOUVERNEMENTS PROSPERES.
Jusqu'ici nous avons exposé la constitution politique et morale du vaste empire de la Chine, fondée sur la science et sur la loi naturelle, dont elle est le développement. Nous avons suivi à la lettre, dans cette compilation, le récit des voyageurs et des historiens, dont la plupart sont des témoins oculaires, dignes, par leurs lumières, et surtout par leur unanimité, d'une entière confiance.
Ces faits, qui passent pour indubitables, servent de base au résumé qu'on va lire en ce dernier chapitre, qui n'est que le détail méthodique de la doctrine chinoise qui mérite de servir de modèle à tous les Etats.

1. Lois constitutives des sociétés.
Les lois constitutives des sociétés sont les lois de l'ordre naturel le plus avantageux au genre humain. Ces lois sont ou physiques ou morales.
On entend par loi physique constitutive du gouvernement, 'la marche réglée de tout évènement physique de l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain'. On entend par une loi morale constitutive du gouvernement, 'la marche réglée de toute action morale de l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain'. Ces lois forment ensemble ce qu'on appelle la loi naturelle.
Ces lois sont établies à perpétuité par l'Auteur de la nature, pour la reproduction et la distribution continuelle des biens qui sont nécessaires aux besoins des hommes réunis en société et assujettis à l'ordre que ces lois leur prescrivent.
Ces lois irréfragables forment le corps moral et politique de la société, par le concours régulier des travaux et des intérêts particuliers des hommes, instruits par ces lois mêmes a coopérer avec le plus grand succès possible au bien commun, et à en assurer la distribution la plus avantageuse possible à toutes les différentes classes d'hommes de la société.
Ces lois fondamentales, qui ne sont point d'institution humaine et auxquelles toute, puissance humaine doit être assujettie, constituent le droit naturel des hommes, dictent les lois de la justice distributive, établissent la force qui doit assurer la défense de la société contre les entreprises injustes des puissances intérieures et extérieures, dont elle doit se garantir, et fondent un revenu public pour satisfaire à toutes les dépenses nécessaires à la sûreté, au bon ordre et, à la prospérité de l'Etat.

2. Autorité tutélaire.
L'observation de ces lois naturelles et fondamentales du corps politique doit être maintenue par l'entremise d'une autorité tutélaire, établie par la société, pour la gouverner par des lois positives, conformément aux lois naturelles qui forment, décisivement et invariablement la constitution de l'Etat.
Les lois positives sont des 'règles authentiques, établies par une autorité souveraine pour fixer l'ordre de l'administration du gouvernement ; pour assurer l'observation des lois naturelles ; pour maintenir ou réformer les coutumes et les usages introduits dans la nation ; pour régler les droits particuliers des sujets relativement à leur état ; pour déterminer décisivement l'ordre positif dans les cas douteux, réduits à des probabilités d'opinions ou de convenances ; pour asseoir les décisions de la justice distributive'.
Ainsi le gouvernement est l'ordre naturel et positif le plus avantageux aux hommes réunis en société et régis par une autorité souveraine.

3. Diversité des gouvernements imagniés par les hommes.
Cette autorité ne doit pas être abandonnée à un 'despote arbitraire' ; car une telle domination forme un corps qui changerait successivement de chef, et qui livrerait la nation à des intérêts aveugles ou déréglés qui tendraient à fair dégénérer l'autorité tutélaire en autorité fiscale qui ruinerait le maître et les sujets : ainsi ce souverain ne serait qu'un 'despote déprédateur'.
Elle ne doit pas être aristocratique, ou livrée aux grands propriétaires des terres qui peuvent former par confédération une puissance supérieure aux lois, réduire la nation à l'esclavage, causer par leurs dissensions ambitieuses et tyranniques, les dégâts, les désordres, les injustices, les violences les plus atroces et l'anarchie la plus effrénée.
Elle ne doit pas être monarchique et aristocratique ; car elle ne formerait qu'un conflit de puissances qui tendraient alternativement à s'entre-subjuguer, à exercer leur vengeance et leur tyrannie sur les alliés des différents partis, à enlever les richesses de la nation pour acrrollre leurs forces et à perpétuer des guerres intérieures et barbares qui plongeraient la nation dans un abîme de malheurs, de cruautés et d'indigence.
Elle ne doit pas être démocratique, parce que l'ignorance et les préjuges qui dominent dans le bas peuple, les passions effrénées et les fureurs passagères dont il est susceptible, exposent l'Etat à des tumultes, à des révoltes et à des désastres horribles.
Elle ne doit pas être monarchique, aristocratique et démocratique, parce qu'elle serait dévoyée et troublée par les intérêts particuliers exclusifs des différents ordres de citoyens qui la partageraient avec le monarque. L'autorité doit être 'unique' et impartiale dans ses décisions et dans ses opérations, et se réunir à un chef qui ait seul la puissance exécutrice, et le pouvoir de contenir tous les citoyens dans l'observation des lois, d'assurer les droits de tous contre tous, du faible contre le fort, de prévenir et de réprimer les entreprises injustes, les usurpations et les oppressions des ennemis intérieurs et extérieurs du royaume. L'autorité partagée entre les différents ordres de l'Etat deviendrait une autorité abusive et discordante, qui n'aurait ni chef, ni point de réunion pour en arrêter les écarts et fixer le concours des intérêts particuliers à l'ordre et au bien général. Le monarque dépouillé du pouvoir suffisant pour gouverner régulièrement le corps politique, ne tendrait qu'à rétablir par toutes sortes de voies sa domination, et à parvenir, pour se l'assurer despotiquement, à un degré de puissance supérieur aux forces et aux droits de la nation même. L'inquiétude perpétuelle que causeraient à la société ces intentions tyrannniques, tiendrait le corps politique dans un état violent qui l'exposerait continuellement à quelques crises funestes. L'ordre de la noblesse et des grands propriétaires des biens-fonds, peu instruit de ses véritables intérêts et de la sûreté de sa prospérité, s'opposerait à l'établissement du revenu public sur ses terres, et croirait l'éluder en se prêtant à des formes d'impositions ruineuses, qui livreraient la nation à la voracité et à l'oppression des publicains et causeraient la dévastation du territoire. Les communes, où le tiers état domine en artisans, manufacturiers et commerçants qui dédaignent le cultivateur, séduiraient la nation et ne tendraient qu'au monopole, aux privilèges exclusifs, et à détruire le concours réciproque du commerce des nations pour acheter à vil prix les productions du pays et survendre à leurs concitoyens les marchandises qu'ils leur apportent ; et alors ils leur persuaderaient par leurs grandes fortunes, acquises aux dépens de la nation, que leur commerce exclusif, qui suscite des guerres continuelles avec les puissances voisines, est la source des richesses du royaume. Tous les différents ordres de l'Etat concourent donc, dans un gouvernement mixte, à la ruine de la nation par la discordance des intérêts particuliers qui démembrent et corrompent l'autorité tutélaire et la font dégénérer en intrigues politiques et en abus funestes à la société. On doit apercevoir que nous ne parlons pas ici des républiques purement marchandes, qui ne sont que des sociétés mercenaires, payées par les nations qui jouissent des richesses que produit le territoire qu'elles possèdent.
L'autorité ne doit pas non plus être uniquement abandonnée aux tribunax souverains de la justice distributive ; trop fixés à la connaissance des lois positives, ils pourraient ignorer souvent les lois de la nature, qui forment l'ordre constitutif de la société et qui assurent la prospérité de la nation et les forces de l'Etat.
La négligence de l'étude de ces lois fondamentales favoriserait l'introduction des formes d'impositions les plus destructives et des lois positives les plus contraires à l'ordre économique et politique. Les tribunaux qui seraient bornés à l'intelligence littérale des lois de la justice distributive, ne remonteraient pas aux principes primitifs du droit naturel, du droit public et du droit des gens. Il n'en est pas moins avantageux pour l'Etat que ces compagnies auguste, chargées de la vérification et du dépôt des lois positives, étendent leurs connaissances sur les lois naturelles, qui sont par essence les lois fondamentales de la société et les sources des lois positives ; mais il ne faut pas oublier que ces lois physiques primitives ne peuvent s'étudier que dans la nature même.

4. Sûreté des droits de la société.
Dans un gouvernement préservé de ces formes insidieuses d'autorité, le bien public formera toujours la force la plus puissante de l'Etat. Le concours général et uniforme des volontés fixées avec connaissance aux lois les plus excellentes et les plus avantageuses à la société, formera la base inébranlable du gouvernement le plus parfait.
Toutes les loi positives qui portent sur l'ordre économique général de la nation, influent sur la marche physique de la reproduction annuelle des richesses du royaume ; ces lois exigent de la part du législateur et de ceux qui les vérifient, des connaissances très étendues et des calculs fort multipliés, dont les résultats doivent prononcer avec évidence les avantages du souverain et de la nation ; surtout les avantages du souverain; car il faut le déterminer par son intérêt à faire le bien. Heureusement son intérêt bien entendu s'accorde toujours avec celui de la nation. Il faut donc que le conseil du législateur, et les tribunaux qui vérifient les lois, soient assez instruits des effets des lois positives sur la marche de la reproduction annuelle des richesses de la nation, pour se décider sur une loi nouvelle par ses effets sur cette opération de la nature. Il faudrait même que ce corps moral de la nation, c'est-à-dire la partie pensante du peuple, connût généralement ces effets. Le premier établissement politique du gouvernement serait donc l'institution des écoles pour renseignement de cette science. Excepté la Chine, tous les royaumes ont ignoré la nécessité de cet établissement qui est la base du gouvernement.

3. Les lois naturelles assurent l'union entre le souverain et la nation.
La connaissance évidente et générale des lois naturelles est donc la condition essentielle de ce concours des volontés, qui peut assurer invariablement la constitution d'un Etat en prenant l'autorité de ces lois divines comme base de toute l'autorité dévolue au chef de la nation, car il est essentiel que l'associé sache son compte. Dans un gouvernement où tous les ordres de citoyens ont assez de lumières pour connaître évidemment et pour démontrer sûrement l'ordre légitime le plus avantageux au prince et à la nation, se trouverait-il un despote qui entreprendrait, à l'appui des forces militaires de l'Etat, de faire manifestement le mal pour le mal ? de subvertir les lois naturelles et constitutives de la société, reconnues et respectées unanimement par la nation, et qui se livrerait, sans aucune raison plausible, à des déportements tyranniques, qui ne pourraient inspirer que l'horreur et de l'aversion, et susciter une résistance générale invincible et dangereuse ?
Le droit de la législation et le droit d'imposer la contribution sur la nation semblent quelquefois être une source intarissable de désordres et de mécontentements entre le souverain et la nation : voilà donc des causes inévitables qui doivent toujours troubler l'ordre constitutif de la société : ce qui en effet n'est que trop vrai dans le désordre de ces gouvernements bizarres institués pur les hommes; mais l'homme ne peut pas plus créer et constituer l'ordre naturel, qu'il ne peut se créer lui-même. La loi primitive des sociétés est comprise dans l'ordre général de la formation de l'univers où tout est prévu et arrangé par la sagesse suprême. Ne nous écartons pas des voies qui nous sont prescrites par l'Eternel, nous éviterons les erreurs de l'humanité qui rompraient l'union essentielle entre le souverain et la nation. Ne cherchons pas des leçons dans l'histoire des nations ou des égarements des hommes, elle ne représente qu'un abîme de désordres; les historiens ne se sont appliqués qu'à satisfaire la curiosité de leurs lecteurs : leur érudition trop littérale ne suffit pas pour y porter la lumière qui peut éclairer ce chaos.

6. Les lois constitutives de la société ne sont pas d'institution humaine.
La puissance législative, souvent disputée entre le souverain et la nation, n'appartient primitivement ni à l'un ni à l'autre ; son origine est dans la volonté suprême du Créateur et dans l'ensemble des lois de l'ordre physique le plus avantageux au genre humain ; dans cette base de l'ordre physique il n'y a rien de solide, tout est confus et arbitraire dans l'ordre des sociétés ; de cette confusion sont venues toutes les constitutions irrégulières et extravagante des gouvernements, imaginés par les hommes trop peu instruits de la théocratie, qui a fixé invariablement par poids et par mesures les droits et les devoirs réciproques des hommes réunis en société. Les lois naturelles de l'ordre des sociétés sont les lois physiques mêmes de la reproduction perpétuelle des biens nécessaires à la subsistance, à la conservation et à la commodité des hommes. Or, l'homme n'est pas l'instituteur de ces lois qui fixent l'ordre des opérations de la nature et du travail des hommes, qui doit concourir avec celui de la nature à la reproduction des biens dont ils ont besoin. Tout cet arrangement est de constitution physique, et cette constitution forme l'ordre physique qui assujettit à ses lois les hommes réunis en société et qui, par leur intelligence et par leur association, peuvent obtenir avec abondance par l'observation de ces lois naturelles, les biens qui leur sont nécessaires.
Il n'y a donc point à disputer sur la puissance législative quant aux premières lois constitutives des sociétés, car elle n'appartient qu'au Tou-Puissant, qui a tout réglé et tout prévu dans l'ordre général de l'univers : les hommes ne peuvent y ajouter que du désordre, et ce désordre qu'ils ont à éviter ne peut être exclu que par l'observation exacte des lois naturelles.
L'autorité souveraine peut et doit, il est vrai, instituer des lois contre le désordre bien démontré, mais elle ne doit pas empiéter sur l'ordre naturel de la société. Le jardinier doit ôter la mousse qui nuit à l'arbre, mais il doit éviter d'entamer l'écorce par laquelle cet arbre reçoit la sève qui le fait végéter : s'il faut une loi positive pour prescrire ce devoir au jardinier, cette loi dictée par la nature ne doit pas s'étendre au dela du devoir qu'elle prescrit. La constitution de l'arbre est l'ordre naturel même, réglé par des lois essentielles et irréfragables, qui ne doivent point être dérangées par des lois étrangères. Le domaine de ces deux législations se distingue évidemment par les lumières de la raison, et les lois de part et d'autre sont établies et promulguées par des institutions et des formes fort différentes. Les unes s'étudient dans des livres qui traitent à fond de l'ordre le plus avantageux aux hommes réunis en société. Les autres ne sont que des résultats de cette étude, réduits en forme de commandements prescrits avec sévérité. Les lois naturelles renferment la règle et l'évidence de l'excellence de la règle. Les lois positives ne manifestent que la règle, celles-ci peuvent être reformatées et passagères, et se font observer littéralement et sous des peines décernées par une autorité coactive : les autres sont immuables et perpétuelles, et se font observer librement et avec discernement, par des motifs intéressants qui indiquent eux-mêmes les avantages de l'observation ; celles-ci assurent des récompenses, les autres supposent des punitions.
La législation positive littérale n'institue par les motifs ou les raisons sur lesquels elle établit ses lois : ces raisons existent donc avant les lois positives, elles sont par essence au-dessus des lois humaines ; elles sont donc réellement et évidemment des lois primitives et immuables des gouvernements réguliers. Les lois positives, justes, ne sont donc que des déductions exactes, ou de simples commentaires de ces lois primitives qui assurent partout leur exécution autant qu'il est possible. Les lois fondamentales des sociétés sont prises immédiatement dans la règle souveraine et décisive du juste et de l'injuste absolu, du bien et du mal moral, elles s'impriment dans le coeur des hommes, elles sont la lumière qui les éclaire et maîtrise leur conscience : cette lumière n'est affaiblie ou obscurcie que par leurs passions déréglées. Le principal objet des lois positives est ce dérèglement même auquel elles opposent une sanction redoutable aux hommes pervers ; car, en gros, de quoi s'agit-il pour la prospérité d'une nation ? 'De cultiver la terre avec le plus grand succès possible, et de préserver la société des voleurs et des méchants'. La première partie est ordonnée par l'intérêt, la seconde est confiée au gouvernement civil. Les hommes de bonne volonté n'ont besoin que d'instructions qui leur développent les vérités lumineuses qui ne s'aperçoivent distinctement et vivement que par l'exercice, de la raison. Les lois positives ne peuvent suppléer que fort imparfaitement à cette connaissance intellectuelle, elles sont nécessaire pour contenir et réprimer les méchants et les saillies des passions. Mais la législation positive ne doit pas s'étendre sur le domaine des lois physiques qui doivent être observées avec discernement et avec des connaissances fort étendues, fort approfondies et très variées, qui ne peuvent être acquises que par l'étude de la législation générale et lumineuse de la sagesse suprême : oserait-on seulement assujettir décisivement la théorie et la pratique de la médecine à des lois positives ? est-il donc concevable qu'il soit, possible de soumettre à de telles lois la législation fondamentale, constitutive de l'ordre naturel et général des sociétés ? Non. Cette législation supérieure n'exige de la part de ceux qui gouvernent, et de ceux qui sont, gouvernés, que l'étude physique des lois fondamentales de la société instituées invariablemont et à perpétuité par l'Auteur de la nature. Cette étude forme une doctrine qui se divulgue sans formalités légales, mais qui n'en est pris moins efficace puisqu'elle manifeste des lois irréfragables, ou les hommes d'Etat et toute la nation peuvent puiser les connaissances nécessaires pour former un gouvernement parfait : car on trouve encore ces lois mêmes, comme nous le verrous ci-après, les principes primitifs et les sources immuables de la législation positive et de la justice distributive. La législation divine doit donc éteindre toute dissension sur la législation même, et assujettir l'autorité exécutrice et la nation à cette législation suprême, car elle se manifeste aux hommes par des lumières de la raison cultivée par l'éducation et par l'étude de la nature qui n'admet d'autres lois que le libre exercice de la raison même.
Ce n'est que par ce libre exercice de la raison que les hommes peuvent faire des progrès dans la science économique, qui est une grande science et la science même qui constitue le gouvernement des sociétés. Dans le gouvernement économique de la culture des terres d'une ferme, qui est un échantillon du gouvernement général de la nation, les cultivateurs n'ont d'autres lois que les connaissances acquises par l'éducation et l'expérience. Des lois positives qui régleraient decisivement la régie de la culture des terres, troubleraient le gouvernement économique du cultivateur et s'opposeraient au succès de l'agriculture : car le cultivateur asujetti à l'ordre naturel ne doit observer d'autres lois que les lois physiques et les conditions qu'elles lui prescrivent ; et ce sont aussi ces lois et ces conditions qui doivent régler l'administration du gouvernement général de la société.

7. Le droit de l'impôt a une base assurée.
L'impôt, cette source de dissensions et d'oppositions suscitées par l'ignorance, l'inquiétude et l'avidité, est essentiellement déterminé pas des lois et des règles immuables, dont le prince et les sujets ne peuvent s'écarter qu'à leur désavantage : ces lois et ces règles, comme nous le verrons ci-après, se démontrent évidemment par le calcul, avec une exactitude rigoureuse, qui proscrit toute injustice, tout arbitraire et toute malversation, Bannissez l'ignorance, reconnaissez l'ordre par essence, vous adorerez la divine providence qui vous a mis le flambeau à la main pour marcher avec sûreté dans ce labyrinthe entrecoupé de fausses routes ouvertes à l'iniquité. L'homme est doué de l'intelligence nécessaire pour acquérir la science dont il a besoin pour connaître les voies qui lui sont prescrites par la sagesse suprême, et qui constituent le gouvernement parfait des empires. La science est donc la condition essentielle de l'institution régulière des sociétés et de l'ordre qui assure la prospérité des nations et qui prescrit à toute puissance humaine; l'observation des lois établies par l'Auteur de la nature pour assujettir tous les hommes à la raison, les contenir dans leur devoir, et leur assurer la jouissance des biens qu'il leur a destinés pour satisfaire à leurs besoins.

8. Le droit naturel.
Les lois physiques qui constituent l'ordre naturel le plus avantageux au genre humain, et qui constatent exactement le droit naturel de tous les hommes, sont des lois perpétuelles, inaltérables et decisivement les meilleures lois possibles. Leur évidence subjugue impérieusement toute intelligence et toute raison humaine, avec une précision qui se démontre géométriquement et arithmétiquement dans les détails, et qui ne laisse aucun subterfuge à l'erreur, à l'imposture et aux prétentions illicites.

9. La manifestation des lois fondamentales du gouvernement parfait suffit pour assurer le droit naturel.
Leur manifestation seule prononce souverainement contre les méprises de l'administration, et contre les entreprises et les usurpations injustes des différents ordres de l'Etat, et contre l'institution des lois positives contraires à l'ordre essentiel de la société. Ainsi, la connaissance de ces règles primitives et l'évidence général de leur autorité est la sauvegarde suprême du corps politique ; car la nation instruite des volontés et des lois irrévocables du Tout-Puissant, et dirigée par les lumières de la conscience, ne peut se prêter à la violation de ces lois divines auxquelles toute puissance humaine doit être assujettie, et qui sont réellement très puissantes ; et très redoutables par elles-mêmes, quand elles sont, réclamées et qu'elles forment, par leur évidence et par leur supériorité, le bouclier de la nation. Le prince ne doit pas ignorer que son autorité est instituée pour les faire connaître et observer, et qu'il est autant de son intérêt que de celui de la nation même, que leur observation éclairée, forme le lieu indissoluble de la société ; car, tant qu'elles sont inconnues, elles restent impuissantes et inutiles ; comme les terres que nous habitons, elles nous refusent leur secours quand elles sont incultes ; alors les nations ne peuvent former que des gouvernements passagers, barbares et ruineux. Ainsi la nécessité de l'étude des lois naturelles est elle-même une loi constitutive de l'ordre naturel des sociétés ; cette loi est même la première des lois fondamentales d'un bon gouvernement, puisque sans cette étude, l'ordre naturel ne serait qu'une terre inculte, habitée par des bêtes féroces.

10. Nécessité de l'étude et de l'enseignement des lois naturelles et fondamentales des sociétés.
Les hommes ne peuvent prétendre au droit naturel que par les lumières de la raison, qui les distingue des bêtes. L'objet capital de l'administration d'un gouvernement prospère et durable doit donc être, comme dans l'empire de la Chine, l'étude profonde et l'enseignement continuel et général des lois naturelles, qui constituent éminemment l'ordre de la société.

11. Diverses espèces de sociétés.
Les hommes se sont réunis sous différentes formes de sociétés, selon qu'ils y ont été déterminés par les conditions nécessaires à leur subsistance, comme la chasse, la pêche, le pâturage, l'agriculture, le commerce, le brigandage ; de là se sont formées les nations sauvages, les nations ichthyophages, les nations pâtres, les nations agricoles, les nations commerçantes, les nations errantes, barbares, scenites et pirates.

12. Sociétés agricoles.
A la réserve des sociétés brigandes, ennemies des autres sociétés, l'agriculture les réunit toutes; et sans l'agriculture les autres sociétés ne peuvent former que des nations imparfaites. Il n'y a donc que les nations agricoles qui puissent constituer des empires fixes et durables, susceptibles d'un gouvernement général, invariable, assujetti exactement à l'ordre immuable des lois naturelles : or, c'est, alors l'agriculture, elle-même, qui forme la base de ces empires, et qui prescrit et constitue l'ordre de leur gouvernement, parce qu'elle est la source des biens qui satisfont aux besoins des peuples, et que ses succès ou sa décadence dépendent nécessairement de la forme du gouvernement.

13. Simplicité primitive du gouvernement des sociétés agricoles.
Pour exposer clairement cette vérité fondamentale, examinons l'état de l'agriculture dans l'ordre le plus simple. Supposons une peuplade d'hommes placés dans un désert, qui y subsistent d'abord des productions qui y naissent spontanément, mais qui ne peuvent suffire constamment à leur établissement dans ce territoire inculte, dont la fertilité sera une source de biens que la nature assure au travail et à l'industrie.

14. La communauté des biens, leur distribution naturelle et paisible ; la liberté personnelle ; la propriété de la subsistance acquise journellement.
Dans le premier état, il n'y a d'autre distribution de biens que celle que les hommes peuvent obtenir par la recherche des productions qui leur sont nécessaires pour subsister. Tout appartient à tous ; mais à des conditions qui établissent naturellement un partage entre tous, et qui leur assurent à tous, nécessairement, la liberté de leur personne pour pourvoir à leurs besoins, et la sûreté de la jouissance des productions qu'ils se procurent par leurs recherches; car les entreprises des uns sur les autres ne formeraient que des obstacles aux recherches indispensables pour pourvoir à leurs besoins, et ne susciteraient que des guerres aussi inutiles que redoutables. Quels motifs en effet pourraient, en pareils cas, exciter des guerres entre les hommes ? Une volée d'oiseaux arrive en un endroit où elle trouve un bien ou une subsistance commune à tous ; il n'y a point de dispute entre eux pour le partage ; la portion de chacun est dévolue à son activité à chercher à satisfaire à son besoin. Ainsi les bêtes réunies sont donc dévouées à cette loi paisible, prescrite par la nature, qui a décidé que le droit de chaque individu se borne, dans l'ordre naturel, à ce qu'il peut obtenir par son travail ; ainsi le droit de tous à tout est une chimère. La liberté personnelle et la propriété, ou l'assurance de jouir des productions que chacun se procure d'abord par ses recherches pour ses besoins, sont donc dès lors assurées aux hommes par les lois naturelles, qui constituent l'ordre essentiel des sociétés régulières. Les nations hyperborées réduites à vivre dans cet état primitif, en observent exactement et constamment les lois prescrites par la nature, et n'ont besoin d'aucune autorité supérieure pour les contenir dans leurs devoirs réciproques.

15. Les guerres de nation contre nation.
Les sauvages de l'Amérique, qui restent dans ce même état, sont moins paisibles, et se livrent souvent des guerres de nation contre nation ; mais l'ordre est observé avec beaucoup d'union et de tranquillité dans chaque nation. Les guerres que ces nations se font entre elles n'ont d'autre objet que des inquiétudes et des haines réciproques, qui leur font braver les dangers d'une vengeance cruelle.

16. La défense des nations est assurée par la force ; la force exige des richesses ; les richesses sont gradées par la force.
Les guerres extérieures n'admettent guère d'autres précautions que celle de la défense assurée par des forces, qui doivent toujours être l'objet capital d'un bon gouvernement ; car de grandes forces exigent de grandes dépenses, qui supposent de grandes richesses dont la conservation ne peut être assurée que par de grandes forces; mais on ne peut ni obtenir ni mériter ces richesses que par l'observation des lois naturelles, et ces lois sont établies avant toute institution du gouvernement civil et politique. Cette législation n'appartient donc ni aux nations, ni aux princes qui les gouvernent : ce sont ces lois mêmes qui assurent les succès de l'agriculture, et c'est l'agriculture qui est la source des richesses qui satisfont aux besoins des hommes et qui constituent les forces nécessaires pour leur sûreté.

17. Etablissement de la société agricole, où se trouvent naturellement les conditions qu'il exige.
Cette peuplade, dans un désert qu'elle a besoin de cultiver pour subsister, s'y trouve assujettie aux lois que la nature lui prescrit pour les succès de ses travaux et la sûreté de son établissement ; le terroir inculte qu'elle habite n'a aucune valeur effective et n'en peut acquérir que par le travail ; sa possession et ses produits doivent donc être assurés au travail; sans cette condition naturelle, point de culture, point de richesses ; il faut donc que ces hommes partagent le territoire, pour que chacun d'eux y cultive, y plante, y bâtisse et y jouisse en toute sûreté des fruits de son travail. Ce partage se forme d'abord avec égalité entre des hommes égaux, qui n'ayant aucun droit de choix, doivent dans ce partage se soumettre à l'impartialité du sort, dont la décision assignera naturellement à chacun sa portion et leur en assurera à tous à perpétuité, au même titre, avec le droit de la liberté nécessaire pour la faire valoir sans trouble et sans oppression, avec l'exercice d'un libre commerce d'échange des productions et du fonds, d'où résultent les autres avantages nécessaires à la société. Tels sont, outre le partage paisible des terres, et la propriété assurée du fonds et des fruits, avec la sûreté personnelle, la liberté du commerce, la rétribution due au travail, l'attention continuelle aux progrès de l'agriculture, la conservation des richesses nécessaires à son exploitation, la multiplication des animaux de travail et de profit, la naissance de l'industrie pour la fabrication des instruments et des vêtements, la construction des bâtiments et la préparation des productions, etc., qui sont les résultats des lois naturelles primitives qui constituent évidemment et essentiellement ces liens de la société. Il s'agit ici de l'établissement naturel et volontaire des sociétés, non de l'état des sociétés envahies par des nations brigandes et livrées à la barbarie des usurpateurs qui ne sont que des souverains illégitimes, tant qu'ils ne rentrent pas dans l'ordre naturel; tous ces règlements sont indépendamment d'aucunes anciennes lois positives, les meilleurs règlements possibles pour les intérêts particuliers d'un chacun, et pour le bien général de la société.
Mais tout cet arrangement dicté par l'ordre naturel et constitutif des sociétés agricoles, suppose encore une condition aussi essentielle et aussi naturelle qui est l'assurance complète du droit de propriété du fonds et des productions que les travaux et les dépenses de la culture y font naître.

18. Institution de l'autorité tutélaire.
Chaque cultivateur occupé tout le jour au travail de la culture de son champ, a besoin de repos et de sommeil pendant la nuit ; ainsi il ne peut pas veiller alors à sa sûreté personnelle, ni à la conservation des productions qu'il fait naître par son travail et par ses dépenses; il ne faut pas non plus qu'il abandonne son travail pendant le jour, pour défendre son fonds et ses richesses contre les usurpations des ennemis du dehors. Il est donc, nécessaire que chacun contribue à l'établissement et à l'entretien d'une force et d'une garde assez puissantes, et, dirigées par l'autorité d'un chef, pour assurer la défense de la société contre les attaques extérieures, maintenir l'ordre dans l'intérieur, et prévenir et punir les crimes des malfaiteurs.

19. Législation positive.
La constitution fondamentale de la société et l'ordre naturel du gouvernement sont donc établis préalablement à l'institution des lois positives de la justice distributive ; cette législation littérale ne peut avoir d'autre base ni d'autres principes que les lois naturelles mêmes, qui constituent l'ordre essentiel de la société.
Ainsi les lois positives qui déterminent dans le détail le droit naturel des citnyens, sont indiquées et réglées par les lois primitives instituées par l'Auteur de la nature, et elles ne doivent être introduites dans la nation qu'autant qu'elles sont conformes et rigoureusement assujetties à ces lois essentielles ; elles ne sont donc point d'institution arbitraire, et le législateur, soit le prince, soit la nation, ne peut les tendre justes par son autorité qu'autant qu'elles sont justes par essence : l'autorité elle-même est sujette à l'erreur, et malgré son consentement, elle conserve toujours le droit de reformation contre les abus ou les méprises de la législation positive : ce qui doit être exercé avec connaissance évidente ne peut troubler l'ordre, il ne peut que le rétablir, autrement il faudrait soutenir contre toute évidence, qu'il n'y a ni juste ni injuste absolu, ni bien ni mal moral par essence. Principe atroce, qui détruirait le droit naturel des sujets et du souverain, et exclurait la nation des avantages de l'ordre formé par le concours des lois instituées par l'Auteur de la nature, et, dont la transgression est punie aussitôt, par la privation ou la diminution des biens nécessaires pour la subsistance des hommes. L'équité interdit donc rigoureusement aux hommes le droit d'instituer arbitrairement des lois positives dans l'ordre de la société.
La législation positive est donc essentiellement subordonnée aux lois primitives de la société. Ainsi, elle ne peut appartenir qu'à une autorité unique, supérieure aux différents intérêts exclusifs qu'elle doit réprimer.

20. Le revenu public.
Un des plus redoutables objets dans les gouvernements livrés à l'autorité absolue du prince, est la contribution imposée arbitrairement sur les sujets, et qui a paru n'avoir ni règles, ni mesures prescrites par les lois naturelles ; cependant l'Auteur de la nature en a fixé l'ordre decisivement : car il est manifeste que la contribution nécessaire pour les besoins de l'Etat ne peut avoir, chez une nation agricole, d'autre source ou d'autre origine que celle qui peut produire les biens nécessaires pour satisfaire aux besoins des hommes ; que cette source est le territoire même fertilisé par la dépense et par le travail ; que par conséquent la contribution annuelle nécessaire pour l'Etat ne peut être qu'une portion du produit annuel du territoire, dont la propriété appartient aux possesseurs auxquels ce territoire est partagé, et qu'ainsi la contribution ne peut être de même qu'une portion du produit du territoire qui appartient aux possesseurs ; du produit, dis-je, qui excède les dépenses du travail de la culture, et les dépenses des autres avances nécessaires pour l'exploitation de cette culture. Toutes ces dépenses étant restituées par le produit qu'elles font naître, le surplus est produit net, qui forme le menu public et le revenu des propriétaires. La portion qui doit former le revenu de l'Etat sera fort considérable si elle est égale à la moitié de celle de tous les propriétaires ensemble ; mais les propriétaires, eux-mêmes, doivent envisager que la force qui fait leur sûreté et leur tranquillité, consiste dans les revenus de l'Etat, et qu'une grande force en impose aux nations voisines et éloigne les guerres ; que d'ailleurs le revenu de l'Etat étant toujours proportionnel à la masse croissante ou décroissante du revenu des biens-fonds du royaume, le souverain sera, pour ainsi dire, associé avec eux pour contribuer autant qu'il est possible, par une bonne administration du royaume, à la prospérité de l'agriculture, et qu'enfin, par cet arrangement le plus avantageux possible, ils seraient préservés de tout autre genre d'impositions qui retomberaient désastreusement sur leur revenu et sur le revenu de l'Etat, qui s'établiraient et s'accroîtraient de plus en plus sous le prétexte des besoins de l'Etat ; mais qui ruineraient l'Etat et la nation, et ne formeraient que des fortunes pécuniaires qui favoriseraient les emprunts ruineux de l'Etat.
Les propriétaires ou les possesseurs du territoire ont, chacun en particulier, l'administration des portions qui leur appartiennent, administration nécessaire pour entretenir et accroître la valeur des terres et s'assurer du produit net ou revenu qu'elles peuvent rapporter. S'il n'y avait pas de possesseur des terres à qui la propriété en fût assurée, les terres seraient communes et négligées, car personne ne voudrait y faire des dépenses d'amélioration ou d'entretien dont le profit ne lui serait pas assuré. Or, sans ces dépenses les terres fourniraient à peine les frais de la culture que les cultivateurs oseraient entreprendre dans l'inquiétude continuelle du déplacement ; les terres ne rapporteraient alors aucun produit net ou revenu qui put fournir la contribution nécessaire pour les besoins de l'Etat. Dans cette situation, il ne peut exister ni société, ni gouvernement ; car la contribution serait elle-même une dévastation, si elle se prenait sur le fonds des avances de l'exploitation de la culture ou sur les dépenses du travail des hommes.
Je dis sur les dépenses du travail des hommes, car ce travail est inséparable des dépenses nécessaires pour leur subsistance. L'homme est par lui-même dénué de richesses et n'a que des besoins ; la contribution ne peut donc se prendre ni sur lui-même, ni sur le salaire dû à son travail, puisque ce salaire lui est nécessaire pour sa subsistance et qu'il ne pourrait suffire à l'une et à l'autre que par l'augmentation de ce même salaire, et aux dépens de ceux qui lui payeraient cette augmentation : ce qui renchérirait le travail, sans en augmenter le produit pour ceux qui payent ce salaire. Ainsi une augmentation de salaire qui excéderait le produit du travail, causerait nécessairement une diminution progressive de travail, de produit et de population: tels sont les principes fondamentaux de la doctrine qui règle si heureusement depuis plusieurs siècles le gouvernement des Chinois. Ils en tirent des conséquences qu'on aura bien de la peine à faire adopter en Europe.
Par exemple, une contribution personnelle prise sur les hommes ou sur la rétribution due au travail des hommes est, disent-ils, une contribution nécessairement irrégulière et injuste, n'ayant d'autre mesure qu'une estimation hasardée et arbitraire des facultés des citoyens ; c'est donc une imposition désordonnée et désastreuse. Tous les manouvriers de la culture, tous les artisans, tous les commerçants, en un mot toutes les classes d'hommes salariés ou stipendiés, ne peuvent donc pas contribuer, d'eux-mêmes, à l'imposition du revenu public et aux besoins de l'Etat : car cette contribution détruirait par contre-coup la culture des terres ; retomberait au double sur le revenu, se détruirait elle-même et ruinerait la nation. Voilà donc une loi naturelle que l'on ne peut transgresser sans encourir la punition qui en est inséparable et qui rendrait la contribution nécessaire aux besoins de l'Etat, plus redoutable que ces besoins mêmes.
Il est évident aussi que cette contribution ne peut se prendre non plus sur le fonds des avances de l'exploitation de la culture des terres ; car elle anéantirait bientôt cette culture et tous les biens nécessaires pour la subsistance des hommes. Ce ne serait donc plus une contribution pour les besoins de l'Etat, mais une dévastation générale qui détruirait l'Etat et la nation.
La contribution ne doit pas non plus, disent les Chinois, être imposée sur les denrées ou marchandises destinées pour l'usage des hommes ; car ce serait mettre les hommes mêmes, leurs besoins et leur travail à contribution, et convertir cette contribution, levée pour les besoins de l'Etat, en une dévastation d'autant plus rapide qu'elle livrerait la nation à l'avidité d'une multitude d'hommes ou d'ennemis employés à la perception de cette funeste imposition, où le souverain lui-même ne retrouve pas le dédommagement des pertes qu'elle lui cause sur la portion de revenu qu'il retirerait pour sa part du produit net des terres.
Ou trouvera dans d'autres ouvrages la discussion contradictoire de ces opinions chinoises, et les règles qu'on doit suivre pour assurer à l'Etat la contribution la plus étendue possible, qui soit toute à l'avantage de la nation et qui lui évite les dommages que causent les autres genres de contributions.
L'excédent du produit des terres, au delà des dépenses du travail de la culture et des avances nécessaires pour l'exploitation de cette culture, est un produit net qui forme le revenu public, et le revenu des possesseurs des terres qui en ont acquis ou acheté la propriété, et dont les fonds payés pour l'acquisition leur assignent, sur le produit net, un revenu proportionné au prix de l'achat de ces terres. Mais ce qui leur assure ce revenu avec plus de justice encore, c'est que tout le produit net, comme nous l'avons déjà dit, est une suite naturelle de leur propriété et de leur administration; car sans ces conditions essentielles, non seulement les terres ne rapporteraient pas de produit net, mais seulement un produit incertain et faible qui vaudrait à peine les frais faits avec la plus grande épargne, à cause de l'incertitude de la durée de la jouissance, qui ne permettrait pas de faire des dépenses d'amélioration ou d'entretien dont le profit ne serait pas assuré à celui qui se livrerait à ces dépenses.
Le souverain ne pourrait pas prétendre à la propriété générale des terres de son royaume, car il ne pourrait par lui-même ni par d'autres en exercer l'administration ; par lui-même, parce qu'il ne pourrait pas subvenir à ce détail immense, ni par d'autres parce qu'une administration aussi étendue, aussi variée, et aussi susceptible d'abus et de fraudes ne peut être confiée à des intérêts étrangers et à portée de frauder à discrétion sur la comptabilité des dépenses et des produits. Le souverain se trouverait forcé de renoncer au plus tôt à cette propriété qui le ruinerait lui et l'Etat. Il est donc évident que la propriété des terres doit être distribuée à un grand nombre de possesseurs intéressés à en tirer le plus grand revenu possible par l'administration la plus avantageuse, qui assure à l'Etat une portion de ce revenu, proportionnellement à sa quantité, à ses accroissements et aux besoins de l'Etat; ainsi les plus grands succès possibles de l'agriculture assurent au souverain et aux propriétaires le plus grand revenu possible.

21. Proscription de l'intérêt particulier exclusif.
Le monopole, les entreprises et usurpations des intérêts particuliers sur l'intérêt commun, sont naturellement exclus d'un bon gouvernement. Par l'autorité d'un chef revêtu d'une puissance supérieure, ce brigandage insidieux y serait sûrement découvert et réprimé, car dans un bon gouvernement, le pouvoir des communautés, des conditions, des emplois, le crédit des prétextes spécieux, ne pourraient réussir à favoriser un désordre si préjudiciable. Les commerçants, les entrepreneurs de manufactures, les communautés d'artisans, toujours avides des gains et fort industrieux en expédients, sont ennemis de la concurrence et toujours ingénieux à surprendre des privilèges exclusifs. Une ville entreprend sur une autre ville, une province sur une autre province, la métropole sur ses colonies. Les propriétaires d'un territoire favorable à quelques productions tendent à faire interdire aux autres la culture et le commerce de ces mêmes productions, la nation se trouve partout exposée aux artifices de ces usurpateurs qui lui survendent les denrées et les marchandises nécessaires pour satisfaire à ses besoins. Le revenu d'une nation a ses bornes, les achats qu'elle fait à un prix forcé par un commerce dévorant, diminuent les consommations et la population, font dépérir l'agriculture et les revenus. Cette marche progressive fait donc disparaître la propriété et la puissance d'un royaume, le commerce même se trouve détruit par l'avidité des commerçants, dont l'artifice ose se prévaloir du prétexte insidieux de faire fleurir le commerce et d'enrichir la nation par les progrès de leurs fortunes. Leurs succès séduisent une administration peu éclairée, et le peuple est ébloui par les richesses mêmes de ceux qui le mettent à contribution et qui le ruinent ; on dit que ces richesses restent dans le royaume, qu'elles s'y distribuent par la circulation et font prospérer la nation ; on pourrait donc penser de même des richesses des usuriers, des financiers, etc., mais on croit ingénuement que celles que le monopole procure aux commerçants proviennent des gains qu'ils font aux dépens des autres nations. Si on regarde en effet les colonies du royaume comme nations étrangères, il est vrai qu'elles ne sont pas ménagées par le monopole, mais le monopole des commerçants d'une nation ne s'étend pas sur les autres nations, ou du moins y forcerait-il les commerçants étrangers à user de représailles, qui susciteraient des guerres absurdes et ruineuses, et cette contagion du monopole étendrait et aggraverait le mal. 'La police naturelle du commerce est donc la concurrence libre et immense, qui procure à chaque nation le plus grand nombre possible d'acheteurs et de vendeurs, pour lui assurer le prie le plus avantageux dans ses ventes et dans ses achats.'

22. Réduction des frais da justice.
Les dépenses excessives si redoutables dans l'administration de la justice, chez une nation où l'exemple des fortunes illicites corrompt tous les ordres de citoyens, deviennent plus régulières dans un bon gouvernement, qui assure aux magistrats l'honneur et la vénération dus à la dignité et à la sainteté de leur ministère. Dans un bon gouvernement, la supériorité et l'observation des lois naturelles inspirent la piété et soutiennent la probité qui règne dans le coeur des hommes éclairés ; ils sont pénétrés de l'excellence de ces lois, instituées par la sagesse suprême pour le bonheur du genre humain, doué de l'intelligence nécessaire pour se conduire avec raison.
Dans l'ordre naturel de la société, tous les hommes qui la composent doivent être utiles et concourir selon leurs facultés et leur capacité au bien général. Les riches propriétaires sont établis par la providence pour exercer sans rétribution les fonctions publiques les plus honorables, auxquelles la nation doit livrer avec confiance ses intérêts et sa sûreté ; ces fonctions précieuses et sacrées ne doivent donc pas être abandonnées à des hommes mercenaires sollicités par le besoin à se procurer des émoluments. Les revenus dont jouissent les grands propriétaires ne sont pas destinés à les retenir indignement dans l'oisiveté ; ce genre de vie si méprisable est incompatible avec la considération que peut leur procurer un état d'opulence qui doit réunir l'élévation, l'estime et la vénération publique par le service militaire, ou par la dignité des fonctions de la magistrature, fonctions divines, souveraines et religieuses, qui inspirent d'autant plus de respect et de confiance qu'elles ne reconnaissent d'autres guides et d'autres ascendants que les lumières et la conscience. La providence a donc établi des hommes élevés au-dessus des professions mercenaires, qui dans l'ordre naturel d'un bon gouvernement sont disposés à se livrer par état et avec désintéressement et dignité à l'exercice de ces fonctions si nobles et si importantes ; alors ils seront attentifs à réprimer rigoureusement les abus que l'avidité de ceux qui sont chargés de discuter et de défendre les droits des parties, peuvent introduire dans le détail des procédures; procédures qu'ils étendent et qu'ils compliquent à la faveur d'une multitude de formalités superflues, d'incidents illusoires et de lois obscures et discordantes, accumulées dans le code d'une jurisprudence qui n'a point été assujettie à la simplicité et à l'évidence des lois naturelles.

23. Droit des gens. .
Chaque nation, comme chaque membre d'une nation a en particulier la possession du terrain que la société a mis en valeur, ou qui lui est dévolue par acquisition ou par droit de succession, ou par les conventions faites entre les nations contractantes, qui ont droit d'établir entre elles les limites de leurs territoires, soit par les lois positives qu'elles ont admises, soit par les traités de paix qu'elles ont conclus : voilà les titres naturels et les titres de concessions qui établissent le droit de propriété des nations ; mais comme les nations forment, séparément des puissances particulières et distinctes, qui se contrebalancent et qui ne peuvent être assujetties à l'ordre général, que par la force contre la force, chaque nation doit donc avoir une force suffisante et réunie, telle que sa puissance le comporte, ou une force suffisante formée par confédération avec d'autres nations qui pourvoient réciproquement à leur sûreté.
La force propre de chaque nation doit être seule et réunie sous une même autorité ; car une division de forces appartenant à différents chefs, ne peut convenir à un même Etat, a une même nation ; elle divise nécessairement la nation en différents Etats ou principautés étrangères les unes aux autres, et souvent ennemies : ce n'est plus qu'une force confédérale, toujours susceptible de division entre elle-même, comme chez les nations féodales qui ne forment point de véritables empires par elles-mêmes, mais seulement par l'unité d'un chef suzerain d'autres chefs qui, comme lui, jouissent chacun des droits régaliens ; tels sont les droits d'impôt, de la guerre, de monnaie, de justice et d'autorité immédiate sur leurs sujets, d'où résultent ces droits qui leur assurent à tous également l'exercice et la propriété de l'autorité souveraine.
Ces puissances confédérées et ralliées sous un chef de souverains qui lui sont égaux en domination, chacun dans leurs principautés, sont eux-mêmes en confédération avec leurs vassaux feudataires, ce qui semble former plus réellement des conjurations, qu'une véritable société réunie sous un même gouvernement. Cette constitution précaire d'empire confedératif, formée par les usurpations des grands propriétaires ou par le partage de territoires envahis par das nations brigandes, n'est donc pas une diminution naturelle de société, formée par les lois constitutives de l'ordre essentiel d'un gouvernement parfait dont la force et la puissance appartiennent indivisiblement à l'autorité tutélaire d'un même royaume : c'est, au contraire une constitution violente et contre nature, qui livre les hommes à un joug barbare et tyrannique, et le gouvernement à des dissensions et à des guerres intérieures, désastreuses et atroces.
La force d'une nation doit consister dans un revenu public qui suffise aux besoins de l'Etat en temps de paix et de guerre, elle ne doit pas être fournie en nature par les sujets et commandée féodalement, car elle favoriserait des attroupements et des guerres entre les grands de la nation, qui rompraient l'unité de la société, désuniraient le royaume et jetteraient la nation dans le désordre et dans l'oppression féodale. D'ailleurs ce genre de force est insuffisant pour la défense de la nation contre les puissances étrangères elle ne peut, soutenir la guerre que pendant un temps fort, limité et à des distances fort peu éloignées, car elle ne peut se munir pour longtemps des provisions nécessaires et difficiles à transporter ; cela serait encore plus impraticable aujourd'hui où la grosse artillerie domine dans les opérations de la guerre. Ce n'est donc que par un revenu public qu'une nation peut s'assurer une défense constante contre les autres puissances, non seulement en temps de guerre, mais aussi en temps de paix, pour éviter la guerre qui en effet doit être très rare dans un bon gouvernement, puisqu'un bon gouvernement exclut tout prétexte absurde de guerre pour le commerce, et toutes autres prétentions mal entendues ou captieuses dont on se couvre pour violer le droit des gens, en se ruinant et en ruinant les autres. Car pour soutenir ces entreprises injustes, on fait des efforts extraordinaires par des armées si nombreuses et si dispendieuses qu'elles ne doivent avoir d'autres succès qu'un épuisement ignominieux qui flétrit l'héroïsme des nations belligérantes et déconcerte les projets ambitieux de conquête.

24. La comptabilité des deniers publics.
La comptabilité de la dépense des revenus de l'Etat est une partie du gouvernement très compliquée et très susceptible de désordre : chaque particulier réussit si difficilement à mettre de la sûreté dans les comptes de sa dépense, qu'il me paraîtrait impossible de porter de la lumière dans la confusion des dépenses d'un gouvernement, si on n'avait pas l'exemple des grands hommes d'Etat qui dans leur ministère ont assujetti cette comptabilité à des formes, à des règles sûres pour prévenir la dissipation des finances de l'Etat et réprimer l'avidité ingénieuse et les procédés frauduleux de la plupart des comptables. Mais ces formes et ces règles se sont bornées à un technique mystérieux qui se prête aux circonstances, et qui ne s'est point élevé au rang des sciences qui peuvent éclairer la nation. Sans doute que le vertueux Sully s'en rapportait au savoir et aux intentions pures des tribunaux chargés de cette partie importante de l'administration du gouvernement, pour s'occuper plus particulièrement à s'opposer aux désordres de la cupidité des grands qui, par leurs emplois ou par leur crédit, envahissaient la plus grande partie des revenus de l'Etat et qui, pour y réussir plus sûrement, favorisaient les exactions des publicains et le péculat de ceux qui avaient part au maniement des finances. La vigilance courageuse de ce digue ministre lui attira la haine des autres ministres et des courtisans, alarmés du bon ordre qui s'établissait dans l'administration des revenus de l'Etat, et qui cependant leur devait être d'un bon présage s'ils avaient été moins avides et moins aveugles sur leurs intérêts. Ces grands propriétaires appauvris par les désordres du gouvernement du règne précédent, et réduits à des expédients si humiliants et si méprisables, devaient s'apercevoir qu'une réforme aussi nécessaire allait faire renaître la prospérité de la nation et le rétablissement des revenus de leurs terres, qui les tireraient de leur abaissement et les relèveraient à l'état de splendeur convenable à leurs grandes possessions et à leur rang. Leurs lumières ne s'étendaient pas jusque là ; et toujours faut-il conclure que l'ignorance est la principale cause des erreurs les plus funestes du gouvernement, de la ruine des nations et de la décadence des empires, dont la Chine s'est toujours et si sûrement préservée par le ministère des lettres, qui forment le premier ordre de la nation, et qui sont aussi attentifs à conduire le peuple par les lumières de la raison qu'à assujettir évidemment le gouvernement aux lois naturelles et immuables qui constituent l'ordre essentiel des sociétés.
Dans cet empire immense, toutes les erreurs et toutes les malversations des chefs sont continuellement divulguées par des écrits publics autorisés par le gouvernement, pour assurer, dans toutes les provinces d'un si grand royaume, l'observation des lois contre les abus de l'autorité, toujours éclairée par une réclamation libre, qui est une des conditions essentielles d'un gouvernement sur et inaltérable. On croit trop généralement que les gouvernements des empires ne peuvent avoir que des formes passagères ; que tout ici-bas est livré à des vicissitudes continuelles ; que les empires ont leur commencement, leurs progrès, leur décadence et leur fin. On s'abandonne tellement à cette opinion, qu'on attribue à l'ordre naturel tous les dérèglements des gouvernements. Ce fatalisme absurde a-t-il pu être adopté par les lumières de la raison ? N'est-il pas évident, au contraire, que les lois qui constituent l'ordre naturel sont des lois perpétuelles et, immuables, et que les dérèglements des gouvernements ne sont que des prévarications à des lois paternelles ? La durée, l'étendue et la prospérité permanente ne sont-elles pas assurées dans l'empire de la Chine par l'observation des lois naturelles ? Cette nation si nombreuse ne regarde-t-elle pas avec raison les autres peuples, gouvernés par les volontés humaines et soumis à l'obéissance sociale par les armes, comme des nations barbares ? Ce vaste empire, assujetti à l'ordre naturel, ne présente-t-il pas l'exemple d'un gouvernement stable, permanent et invariable, qui prouve que l'inconstance des gouvernements passagers n'a d'autre base, ni d'autres régies que l'inconstance même des hommes ? Mais ne peut-on pas dire que cette heureuse et perpétuelle uniformité du gouvernement de la Chine, ne subsiste que parce que cet empire est moins exposé que les autres Etats aux entreprises des puissances voisines ? Non. La Chine n'a-t-elle pas des puissances voisines redoutables ? N'a-t-elle pas été conquise ? Sa vaste étendue n'eût-elle pas pu souffrir des divisions, et former plusieurs royaumes ? Ce n'est donc pas à des circonstances particulières qu'il faut attribuer la perpétuité de son gouvernement, c'est à un ordre stable par essence.

Mentioned People (1)

Quesnay, François  (Méré bei Versailles 1694-1774 Versailles) : Arzt, Nationalökonom, Philosoph, Begründer der Physiokratenschule

Subjects

History : China : General / Philosophy : Europe : France

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# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1767 Quesnay, François. Le despotisme de la Chine. In : Ephémérides du citoyen. (Paris : 1767). = Quesnay, François. Oeuvres économiques et philosophiques ; accompagnées des Eloges et d'autres travaux biographiques sur Quesnay par différents auteurs. Publ. avec une introd. et des notes par Auguste Oncken ; réimpr. de l'édition Francfort 1888. (Aalen : Scientia Verlag, 1965). Publication / Ques1
  • Cited by: Handbook of christianity in China. Ed. by Nicolas Standaert. (Leiden : Brill, 2001). (Handbook of Oriental studies ; vol. 15, 1-2). (Sta, Published)