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1767.1

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Quesnay, François. Le despotisme de la Chine [ID D1850]. (1)
AVANT-PROPOS
On comprend le gouvernement de la Chine sous le nom de 'despotisme', parce que le souverain de cet empire réunit en lui seul toute l'autorité suprême. 'Despote' signifie MAITRE ou SEIGNEUR : ce titre peut donc s'étendre aux souverains qui exercent un pouvoir absolu réglé par les lois, et aux souverains qui ont usurpé un pouvoir arbitraire qu'ils exercent en bien ou en mal sur des nations dont le gouvernement n'est pas assuré par des lois fondamentales. II y a donc des despotes légitimes et des despotes arbitraires et illégitimes. Dans le premier cas, le titre de despote ne paraît pas différer de celui de monarque; mais ce dernier titre se donne à tous les rois, c'est-à-dire à ceux dont l'autorité est unique et absolue, et à ceux dont l'autorité est partagée ou modifiée par la constitution des gouvernements dont ils sont les chefs. On peut faire la même observation sur le titre d'empereur: il y a donc des monarques, des empereurs, des rois, qui sont despotes et d'autres qui ne le sont pas. Dans le despotisme arbitraire, le nom de despote est presque toujours regardé comme un titre injurieux qu'on donne à un souverain arbitraire et tyrannique.
L'empereur de la Chine est un despote; mais en quel sens lui donne-t-on cette dénomination ? II me paraît qu'assez généralement en Europe on a des idées peu favorables sur le gouvernement de cet empire; je me suis aperçu, au contraire, par les relations de la Chine, que sa constitution est fondée sur des lois sages et irrévocables, que l'empereur fait observer, et qu'il observe lui-meme exactement: on en pourra juger par la simple compilation de ces relations mêmes qu'on va donner ici sous ce point de vue.

CHAPITRE PREMIER
1. Introduction.
C'est au fameux Marc Paul, Vénitien, qu'on dut, dans le 13e siècle, les premières connaissances de la Chine; mais tout ce qu'il rapportait de l'ancienneté de cette monarchie, de la sagesse de ses lois et de son gouvernement, de la fertilité, de l'opulence, du commerce florissant, de la multitude prodigieuse d'habitants qu'il attribuait à cet empire, de la sagesse de ce peuple, de sa politesse, de son goût pour les arts et les sciences, parut incroyable. Tous ces récits passèrent pour autant de fables. Une relation si extraordinaire semblait plutôt le fruit d'une imagination enjouée que le rapport d'un observateur fidèle.
On trouvait de l'absurdité à croire qu'il put exister à 3000 lieues de nous, un empire si puissant qui l'emportait sur les Etats les mieux policés de l'Europe. Quoi! au delà de tant de nations barbares, à l’extrémité du monde, un peuple aussi ancien, aussi sage, et aussi civilisé que le représentait le voyageur vénitien! C'etait une chimère qui ne pouvait trouver de foi que dans les esprits simples et crédules.
Les temps dissipèrent ces préjugés; les premiers missionnaires qui pénétrèrent à la Chine, vers la fin du quinzième siècle, publièrent quelques relations de ce royaume; elles s'accordaient avec celles de Marc Paul; elles vérifièrent ses recits; on rendit justice à sa sincerité. Le témoignage unanime de plusieurs personnes dont l'état et l'intelligence garantissaient la fidelité de leurs rapports, subjugua tous les esprits; l'incertitude fit place a la conviction; celle-ci entraîna à la surprise et l'admiration.
Depuis cette époque, le nombre des relations s'est multiplié à l'infini; cependant on ne peut se flatter de connaître assez parfaitement cet empire et ses productions pour avoir des notions parfaitement exactes de cette belle contrée. On ne peut guère compter que sur les mémoires des missionnaires; mais la sublimité de leur vocation, la sainteté de leurs travaux ne leur permettaient guère d'étudier des objets de pure curiosité; d'ailleurs la nécessité de se livrer à des sciences arbitraires pour les faire servir de rempart à leurs occupations apostoliques, ne leur a laissé que le temps de nous donner exactement le résultat de leurs opérations geométriques et les dimensions précises d'un empire si étendu.
S'ils y ont joint des connaissances sur l'histoire morale et politique, ce qu'ils ont dit, quoiqu'assez satisfaisant, n'est pas cependant traité aussi profondément qu'il aurait pu l'être. On les accuse d'avoir, en plus d'une occasion, sacrifié la verité à des préjugés de leur état, et de n'avoir pas toujours autant de fidélité dans leurs récits que de zèle dans leurs missions.
A l'égard des productions de cette vaste contrée, ils n'ont pas eu assez de loisir pour se livrer à cette étude, et c'est dans l'histoire de la Chine la partie la plus défectueuse. Toutes les inductions qu'on peut tirer de leurs rapports, c'est que la nature offre en ces climats la même sagesse, la même intelligence et la même variété que dans le nôtre, avec cette différence qu'elle semble avoir rassemblé dans cette seule contrée presque toutes les productions qu'on trouve dispersées dans le reste de l'univers ; cette bienfaisance de la nature n'a pas permis aux missionnaires de nous donner sur ces objets une instruction complète.
Le père Duhalde [Du Halde] a pris soin de rassembler différents mémoires et d'en faire un corps d'histoire. Le mérite de l'ouvrage est assez connu ; c'est d'après cet écrivain que nous avons traité de cet empire, mais sans nous dispenser d'avoir recours aux originaux dont il s'est servi.
Nous avons aussi consulté plusieurs autres voyageurs qui ont écrit sur la Chine et dont le père Duhalde n'a pas fait mention : tels que Marc Paul, Emmanuel Pinto, Navarette, Espagnol et missionnaire dominicain ; les voyageurs hollandais, Gemelli Carerri, Laurent Lange, envoyé du czar Pierre à l'empereur de la Chine, le gentil Ysbrant Ides, l'amiral Anson, et plusieurs autres.

2. Origine de l'empire de la Chine.
La nuit des temps, qui confond tout, n'a pas épargné l'origine des Chinois. L'histoire ancienne de presque tous les peuples n'est qu'un tissu de fables inventées par l'orgueil ou produites par l'ignorance et la barbarie qui ont précédé la formation des sociétés. Plus un peuple est devenu célèbre, plus il y a prétendu accroître son lustre en tâchant d'ensevelir sa source dans les siècles les plus reculés ; c'est ce qu'on impute aux antiquités chinoises.
Leur histoire nous apprend que Fohi ayant été élu roi environ 3000 ans avant Jésus-Christ (c'est à peu près du temps du Noé, ce souverain civilisa les Chinois et fit différentes lois également sages et justes. Les annales ne se contentent pas de nous représenter ce prince comme un habile législatuer ; elles nous le donnent encore pour un mathématicien profond, pour un génie créateur auquel on doit de belles inventions : il apprit à entourer les villes de murs ; il imposa différents noms aux familles, afin de les distinguer ; il inventa des figures symboliques pour publier les lois qu'il avait faites. En effet les hommes étaient instruits ailleurs de ces connaissances, vers ces temps-là ; car elles avaient déjà fait beaucoup de progrès en Egypte dès le temps de Jacob.
A Fohi, les historiens chinois font succéder Chin-nong. Cet empereur apprit à ses sujets à semer les grains ; à tirer du sel de l'eau de la mer, et des sucs salutaires de plusieurs plantes ; il favorisa aussi beaucoup le commerce et il établit des marchés publics. Quelques historiens placent sept empereurs après Chin-nong ; mais les autres lui font succéder immédiatement Hoang-ti.
C'est à ce prince qu'on rapporte l'origine du cycle sexagénaire, du calendrier, de la sphère, et de tout ce qui concerne les nombres et les mesures. Suivant la même histoire, il fut aussi l'inventeur de la monnaie, de la musique, des cloches, des trompettes, des tambours et de différents autres instruments ; des arcs, des flèches et de l'architecture ; il trouva encore l'art d'élever des vers à soie, de filer leurs productions, de les teindre en différentes couleurs et d'en faire des habits ; de construire des ponts, des berques et des chariots qu'il faisait tirer par des boeufs. Enfin c'est sous le règne de ces trois empereurs que les chinois fixent l'époque de la découverte de toutes les sciences et de tous les arts en usage parmi eux.
Après Hoang-ti régnèrent successivement Chao-hao : son fils, Tchuen-hio, Tcho, Yao et Xun. Sous le règne d'Yao, dit l'histoire chinoise, le soleil parut dix jours de suite sur l'horizon, ce qui fit craindre un embrasement général.
Les auteurs anglais de l'histoire universelle sont, de tous les écrivains, ceux qui paraissent avoir le plus combattu toutes les preuves qu'on a voulu donner de l'antiquité chinoise. C'est dans leurs ouvrages qu'on peut puiser les raisons qui pourraient faire rejeter l'opinion du père Duhalde et de ses partisans. Cet historien fixe la première époque de la chronologie chinoise au règne de Fohi, 2357 avant J.-C. et la fait suivre sans interruption jusqu'à notre temps ; ce qui comprend une période de 4000 ans. M. Shuckford a adopté ce système, en conjecturant que l'arche s'est arrêtée sur des montagnes près des frontières de la Chine. Il a donné pour ancêtres aux Chinois les enfants que Noé eut après le déluge ; et il fait mourir ce patriarche dans cette contrée, après un séjour de 350 ans. Ce savant prétend que Fohi et Noé ne sont qu'un même personnage.
Les écrivains anglais, après avoir démontré clairement que par le texte de la Genèse et par les circonstances qui y sont rapportées, on ne peut entendre que l'arche s'arrêta près de la Chine, mais sur le mont Ararat, situé en Arménie, passent aux preuves alléguées par le père Duhalde. Ils sont bien éloignés de regarder comme démonstratif ce que cet historien rapporte des neuf premiers empereurs et de leur règne. La durée de ces règnes, suivant les historiens anglais, comprend une période de 712 années, et fait la base de la chronologie chinoise ; mais rien, disent-ils, n'est moins solide que tout ce qu'on raconte depuis Fohi jusqu'au règne d'Yu, qui succéda à Xun au temps d'Abraham. A ce règne d'Yu commence l'ordre des dynasties ou familles qui ont occupé le trône juqu'à présent. Avant lui, l'histoire chinoise est mêlée de fables.
Sans insister sur la chronologie de Moïse, qui paraît contrarier celle des Chinois, il suffit, disent-ils, d'avoir donné le précis des premiers temps pour faire voir combien toute leur histoire est destituée de fondement. Les preuves les plus plausibles que l'on puisse alléguer en sa faveur se réduisent au témoignage de Confucius, à l'opinion des Chinois et à leurs observations astronomiques. Mais comment se rendre à ces raisons ? Confucius se plaint que de son temps on manquait de bons mémoires historiques. L'opinion de la nation démontre seulement le même faible que tout autre peuple a pour s'arroger l'antiquité la plus reculée ; et c'est un effet de l'orgueil, qui, loin d'être un motif de crédulité, devient une raison de plus pour rejeter toute cette antiquité chimérique. Quant aux observations astronomiques, l'exemple que le P. Martini dit avoir lu dans les livres chinois, que le soleil parut dix jours de suite, est-il bien propre à donner une idée avantageuse des connaissances des Chinois dans cette partie ? Il en est de même de l'éclipse observée 2155 ans avant le commencement de notre ère. Est-il probable que ces peuples aient pu faire alors des observations tant soit peu passables ; eux qui, dans le seizième siècle depuis la naissance du Sauveur, lorsque les jésuites arrivèrent à la Chine, n'avaient encore que des notions fort imparfaites de l'astronomie, puisque des Mahométans étaient chargés de la formation de leur calendrier et de toutes les observations relatives à cette science. "C'est ce que nous croyons pouvoir démontrer, disent les critiques anglais, par une savante et curieuse lettre de M. Costard, publiés dans les transactions philosophiques des mois de mars, août et mai de 1747." D'ailleurs, quelle apparence y a-t-il que les trois premiers monarques aient inventé toutes les sciences et tous les arts libéraux ; qu'ils y aient fait en si peu de temps des progrès si étonnants ? Nous en inférons, disent ces savants étrangers, qu'on ne peut fonder l'antiquité fabuleuse des Chinois sur tous les récits de leurs historiens, et qu'il faut les croire qu'avec discernement.
Leur période historique ne doit avoir commencé que bien du temps après le règne d'Yu. M. Fouquet [Foucquet], évêque titulaire d'Eleuteropolis, a publié même une table chronologique de l'empire de la Chine (Tabula chro. Historiae Sinicae, connexa cum cyclo qui vulgo Kiat-se dicitur. Romae 1729), dressée par un seigneur tartare qui était vice-roi de canton, l'an 1720 ; ce chronologiste l'avait tirée des grandes annales de la Chine. Cette table fixe le commencement de la véritable chronologie environ à quatre siècles avant la naissance du Sauveur. M. Fouquet [Foucquet] affirme de plus qu'on pourrait, sans risquer de se tromper, rapprocher cette époque un peu plus de notre temps ; il convient à la vérité que la nation chinoise a sa source dans les temps voisins du déluge ; mais il nie que leur histoire puisse mériter une entière créance, avant la période que nous venons n'indiquer. M. F. Fourmont observe que cette opinion est aujourd'hui presque universellement reçue par les missionnaires ; les auteurs même de Kang-mu ou Grandes Annales Chinoises, conviennent aussi de bonne foi que la chronologie qui remonte au delà de 400 ans avant notre ère, est souvent suspecte. Un auteur très versé dans l'histoire chinoise (Monsieur Bayer), n'a pas meilleure opinion des mémoires de ces peuples.
Les auteurs anglais ne s'en tiennent pas à combattre ainsi leurs adversaires ; ils prétendent encore prouver (Histoire universelle, tome XIII, in-4. Amsterdam, 1752, pages 13 et 112) que la Chine n'était que médiocrement peuplée l'an 1300 avant l'ère chrétienne.
Si la Chine, poursuivent encore nos historiens anglais, eût été un grand et puissant empire, comme elle l'est depuis plusieurs siècles, malgré le caractère réservé des Chinois, on aurait eu quelques connaissances de leurs richesses, de leur pouvoir et de leur génie ; les Perses en auraient su quelque chose avant la destruction de leur monarchie ; de même les Grecs, jusqu'au temps d'Hérodote, n'auraient pas ignoré l'existence du peuple chinois s'il eût fait une figure considérable dans le monde, mais il n'en est point parlé dans l'histoire avant qu'Alexandre pénétrât dans l'Inde, et même alors il n'en est rien dit qui soit de la moindre importance. Les plus anciens historiens, soit grecs, soit latins, n'ont fait aucune mention des Chinois. Moïse, Manethon, Hérodote et d'autres écrivains de la plus haute antiquité, ne parlent ni des Chinois ni de la Chine. (Cependant certains passages de Diodore de Sicile et de Quintecure citent des habitants du royaume Sophitien comme un peuple fameux par l'excellence de son gouvernement, et ce même pays est appelé Cathéa par Strabon ; plusieurs savants présument que Quintecurce, Diodore de Sicile et Strabon ont voulu parler de la Chine ; mais les auteurs anglais sont d'un sentiment contraire).
Il paraîtrait, par tout ce qu'on vient de voir, que les Chinois des derniers siècles auraient corrompu leurs annales ; que les connaissances qu'ils avaient reçues par tradition de leur aïeux, touchant la cosmogonie, la création de l'homme, le déluge, etc., auraient été appliquées à l'ancien état monarchique de la Chine ; qu'ils auraient aussi rapporté à leur cycle sexagénaire divers événements beaucoup antérieurs à son invention : cependant, concluent nos historiens, nous devons tenir un milieu entre les deux extrémités opposées et reconnaître que les plus anciens mémoires chinois renferment quelques vérités.
Tout cet extrait est tiré presque entièrement des mélanges intéressants et curieux dont l'auteur paraît avoir adopté l'opinion des anglais. Néanmoins toutes les preuves qu'ils allèguent seraient fort faciles à réfuter, quant à ce qui concerne les évènements remarquables des règnes d'Yao, de Xun et d'Hiu, à peu près contemporains d'Abraham.
M. de Guignes vient de rappeler le sentiment de M. Huet, qui est que les Chinois tirent leur origine des Egyptiens ; cet académicien a voulu l'appuyer de faits assez probables : il s'est aperçu que les anciens caractères chinois avaient beaucoup de ressemblance avec les hiéroglyphes égyptiens, et qu'ils n'étaient que des espèces de monogrammes formés des lettres égyptiennes et phéniciennes ; il entreprend de démontrer aussi que les premiers empereurs de la Chine sont les anciens rois de Thèbes et d'Egypte : une réflexion assez simple lui semble autoriser le système qui donne à la nation chinoise une origine égyptienne. Les arts et les sciences florissaient à la China avant le règne d'Yao, tandis que les peuples voisins vivaient encore dans la barbarie ; il est donc naturel de conclure, dit-il, que les Chinois sortaient d'une nation déjà policée, qui ne se trouvait point alors dans la partie orientale de l'Asie. Si l'on trouve des monuments égyptiens jusque dans les Indes, ainsi que les témoignages de plusieurs voyageurs le confirment, il ne sera pas difficile de se persuader que les vaisseaux phéniciens ont transporté dans ce pay quelques colonies égyptiennes qui de là ont pénétré à la Chine environ douze cents ans avant Jésus-Christ, en apportant leur histoire avec eux. (Introduction à l'Histoire de l'univers, tome VII, page 620).
M. l'abbé Barthelemi, dans un mémoire lu à l'Académie des belles-lettres le 18 avril 1763, a tâché d'appuyer le système de M. de Guignes, en démontrant que l'ancienne language égyptienne lui paraît avoir beaucoup de rapport avec l'hébreu et le chinois, etc.
Il est étonnant qu'on n'ait pas fait plus tôt une réflexion fort simple, qui pourrait être appuyée d'un développement curieux. Quand même on démontrerait l'identité des Chinois et des Egyptiens, pourquoi ne supposerait-on pas que ces derniers viennent de la Chine, ou plutôt que les uns et les autres ont une origine commune ? C'est un sentiment qu'il serait, ce semble, fort aisé de rendre aussi vraisemblable que le système des académiciens français. Quelle assurance ont donc nos dissertateurs que les arts et les sciences étaient inconnus des anciens Chaldéens, aux temps voisins d'Abraham, et par conséquent sous le règne d'Yao ? Les Indes, qu'ils regardent eux-mêmes comme l'origine immédiate des premiers législateurs chinois, ne confrontent-elles pas d'un côté à la Chine, et de l'autre à la Chaldée ? Si les sciences, les hiéroglyphes et les arts étaient partis de là, pour s'établir dans la Chine qui est à l'orient et dans l'Egypte qui est à l'occident, que deviendraient les conjectures ? Au reste, toutes ces discussions purement historiques sont ici d'une très médiocre conséquence.
Les objets les plus intéressants sont les lois établies par Yao, par Xun et par quelques autres, les grands ouvrages entrepris sous leurs règnes pour la prospérité de l'agriculture et du commerce des denrées, les monuments qu'ils ont laissés de leur science et de leur sagesse.
Des écrivains superficiels, qui ne cherchent que des faits et des dates, ont écrit que ces magnifiques institutions, si relevées dans les ouvrages très authentiques de Confucius, 'ne méritaient pas l'attention des savants'. L'absurdité de ce jugement est un sûr préservatif contre tous les autres raisonnements de ces compilateurs.
Le défaut d'une chronologie parfaitement réglée, les lacunes que le temps a causées dans les anciens mémoires historiques, et le mélange des fables qu'on y a substituées, ne peuvent raisonnablement faire rejeter des faits certains. attestés d'âge en âge et confirmés par des monuments de la plus extrême importance comme de la plus grand authenticité.
La chronologie des livres de Moïse a donné lieu à trois opinions qui ne paraissent pas décidées. Toutes les histoires des Grecs, des Romains et des autres peuples, même les plus modernes, sont mêlées de fables et souffrent des éclipses, néanmoins le fond des événements passe pour authentique, surtout quand il est reconnu par les plus anciens écrivains éclairés, et attesté par des monuments. C'est le cas des évènements célèbres arrivés sous les empereurs Quao et Xun.
Nous ne nous arrêtons pas à fouilleur dans les fastes de la monarchie chinoise pour en tirer les noms des empereurs et pour rendre raison de leur célébrité. Notre plan ne pourrait comporter cette histoire, qui demanderait trop d'étendue ; il est aisé de concevoir que, dans le nombre de deux cent trente empereurs, il s'en est trouvé sûrement plusieurs de recommandables par leurs belles qualités, par leur habileté et leurs vertus, d'autres qui ont été en horreur par leurs méchancetés, par leur ignorance et par leurs vices. Le P. Duhalde a donné une histoire chronologique de tout ce qui s'est passé de plus remarquable sous le règne de ces souverains (t. I, page 279) ; on peut la consulter. Pour nous, notre tâche va se borner à faire connaître la forme du gouvernement chinois et à donner une idée de tout ce qui s'y rapporte.
Les premiers souverains de la Chine, dont les lois et les actions principales sont indubitables, furent tous de fort bons princes. On les voit uniquement occupés à faire fleurir leur empire par de justes lois et des arts utiles. Mais il y eut ensuite plusieurs souverains qui se livrèrent à l'oisiveté, aux dérèglements et à la cruauté, et qui fournirent à leurs successeurs de funestes exemples du danger auquel un empereur de la Chine s'expose lorsqu'il s'attire le mépris ou la heine de ses sujets. Il y en a eu qui ont été assez imprudents pour oser exercer, à l'appui des forces militaires, un despotisme arbitraire et qui ont été abandonnés par des armées qui ont mis les armes bas lorsqu'ils voulaient les employer à combattre contre la nation. Il n'y a point de peuple plus soumis à son souverain que la nation chinoise, parce qu'elle est fort instruite sur les devoirs réciproques du prince et des sujets, et par cette raison elle est aussi la plus susceptile d'aversion contre les infracteurs de la loi naturelle et des préceptes de morale formant le fond de la religion du pays et de l'instruction continuelle et respectable entretenue majestueusement par le gouvernement. Ces enseignements si imposants forment un lien sacré et habituel entre le souverain et ses sujets. L'empereur Tehuen-Hio joignit le sacerdoce à la couronne, et régla qu'il n'y aurait que le souverain qui offrirait solennement des sacrifices : ce qui s'observe encore maintenant à la Chine. L'empereur y est le seul pontife, et lorsqu'il se trouve hors d'état de remplir les fonctions de sacrificateur, il députe quelqu'un pour tenir sa place. Cette réunion du sacerdoce avec l'empire, empêche une foule de troubles et de divisions, qui n'ont été que trop ordinaires dans les pays où les prêtres cherchèrent autrefois à s'attribuer certaines prérogatives incompatibles avec la qualité de sujets.
L'empereur Kao-sin fut le premier qui donna l'exemple de la polygamie ; il eut jusqu'à quatre femmes ; ses successeurs jugèrent à propos de l'imiter. Quoique la plupart des monarques chinois eussent établi des lois et de sages règlements, cependant Yao, huitième empereur de la Chine, est regardé comme le premier législateur de la nation et peut-être réellement fut-il le premier empereur. Ce fut en même temps le modèle de tous les souverains dignes du trône ; c'est sur lui et sur son successeur appelé Xun, que les empereurs jaloux de leur gloire tâchent de se former : en effet, ces deux princes eurent les qualités qui font les grands rois, et jamais la nation chinoise ne fut si heureuse que sous leur empire.
Yao ne se borna pas à faire le bonheur de ses sujets pendant sa vie ; lorsqu'il fut question de se donner un successeur, il résolut d'étouffer les mouvements de la tendresse paternelle, et de n'avoir égard qu'aux intérêts de son peuple : "Je connais mon fils, disait-il ; sous de beaux dehors de vertus il cache des vices qui ne sont que trop réels". Comme il ne savait pas encore sur qui faire tomber son choix, on lui proposa un laboureur nommé Xun, que mille vertus rendaient digne du trône. Yao le fit venir, et pour éprouver ses talents, il lui confia le gouvernement d'une province. Xun se comporta avec tant de sagesse que le monarque chinois l'associa à l'empire, et lui donna ses deux filles en mariage ; Yao vécut encore vingt-huit ans dans une parfaite union avec son collège.
Lorsqu'il se vit sur le point de mourir, il appela Xun, lui exposa les obligations d'un roi et l'exhorta à les bien remplir ; à peine eut-il achevé son discours qu'il rendit son dernier soupir, laissant après lui neuf enfants qui se virent exclus de la couronne parce qu'ils n'avaient pas été jugés dignes de la porter. Il mourut à l'âge de 218 ans ; la dynastie qui commence à la mort de ce souverain est appelée Hiu, c'est à celle que commence l'énumération des dynasties de l'empire de Chine.
Après la mort de l'empereur, Xun se renferina pendant trois ans dans le sépulcre de Yao pour se livrer aux sentiments de douleur que lui causait la mort d'un prince qu'il regardait comme son père ; c'est de là qu'est venu l'usage de porter à la Chine pendant trois années le deuil de ses parents.
Le règne de Xun ne fut pas moins glorieux que celui de son prédécesseur ; une des principales attentions de ce prince fut de faire fleurir l'agriculture ; il défendit expressément aux gouverneurs des provinces de détourner les laboureurs de leurs travaux ordinaires pour les employer à tout autre ouvrage que la culture des campagnes. Cet empereur vivait environ du temps d'Abraham.
Pour se mettre en état de bien gouverner, Xun eut recours à un moyen qui doit paraître bien extraordinaire. Ce monarque publia une ordonnance par laquelle il permettait à ses sujets de marquer sur une table exposée en public ce qu'ils auraient trouvé de repréhensible dans la conduite de leur souverain.
Il s'associa un collègue avec lequel il vécut toujours de bonne intelligence ; après un règne aussi long qu'heureux, il mourut et laissa la couronne à celui qui lui avait aidé à en porter le fardeau.
Yu, c'est le nom de ce nouveau monarque, marcha sur les traces de ses illustres prédécesseurs : on ne pouvait mieux lui faire sa cour qu'en lui donnant des avis sur sa conduite, et il ne trouvait point d'occupation plus digne d'un prince que celle de rendre la justice aux peuples ; jamais roi ne fut plus accessible. Afin qu'on pût parler plus facilement, il fit attacher aux portes de son palais, une cloche, un tambour et trois tables, l'une de fer, l'autre de pierre et la troisième de plumb ; il fit ensuite afficher une ordonnance par laquelle il enjoignait à tous ceux qui voulaient lui parler, de frapper sur ces instruments ou sur ces tables, suivant la nature des affaires qu'on avait à lui communiquer. On rapporte qu'un jour il quitta deux fois la table au son de la cloche, et qu'un autre jour il sortit trois fois du bain pour recevoir les plaintes qu'on voulait lui faire. Il avait coutume de dire qu'un souverain doit se conduire avec autant de précaution que s'il marchait sur la glace ; que rien n'est plus difficile que de régner ; que les dangers naissent sous les pas des monarques ; qu'il a toujours a craindre s'il se livre entièrement à ses plaisirs ; qu'il doit fuir l'oisiveté, faire un bon choix de ses ministres, suivre leurs avis et exécuter avec promptitude un projet concerté avec sagesse.
Un prince qui connaissait si bien les obligations de la royauté était bien capable de les remplir ; ce fut sous son règne qu'on inventa le vin chinois qui se fait avec le riz. L'empereur n'en eut pas plutôt goûté qu'il en témoigna du chagrin ; cette liqueur, dit-il, causera les plus grands troubles dans l'empire. Il bannit de ses Etats l'inventeur de ce breuvage et défendit sous de grièves peines d'en composer à l'avenir : cette précaution fut inutile. Yu eut pour successeur son fils aîné, qui s'appelait Ti-Kistin, qui ne régna pas moins glorieusement que celui qui venait de lui laisser la couronne. Tai-Kaus fut son successeur ; l'ivrognerie le renversa du trône et donna lieu à une suite d'usurpateurs et de tyrans malheureux, dont le mauvais sort fut une leçon bien effrayante pour les souverains de cet empire.
Sous le règne de Ling, vingt-troisième empereur de la quatrième famille héréditaire, naquit le célèbre Confucius, que les Chinois regardent comme le plus grand des docteurs, le plus grand réformateur de la législation, de la morale et de la religion de cet empire, qui était déchu de son ancienne splendeur ; on aura encore occasion dans la suite de s'étendre davantage sur la vie, sur les vertus et sur les traverses de ce philosophe célèbre, qui soutint avec un courage inébranlable toutes les oppositions et les oppressions que rencontrent quelquefois les sages dont les travaux tendent ouvertement au rétablissement de l'ordre dans leur patrie. Il vivait 597 ans avant Jésus-Christ. Il n'avait que trois ans lorsqu'il perdit son père, qui était premier ministre dans la principauté de Tou. Confucius ne tarda pas à se faire une grand réputation.
Il avait à sa suite trois mille disciples, dont soixante-et-douze étaient fort distingués par leur savoir, et entre ceu-ci il en comptait dix si consommés en toutes sortes de connaissances, qu'on les appelait par excellence les dix philosophes.
Le grand mérite de ce sage maître l'éleva à la dignité de premier ministre du royaume de Loti. Ses règlements utiles changèrent la face de tout le pays. Il réforma les abus qui s'y étaient glissés, et il y rétablit la bonne foi dans le commerce. Les jeunes gens apprirent de lui à respecter les vieillards et à honorer leurs parents jusqu'après leur mort; il inspira aux personnes du sexe la douceur, la modestie, l'amour de la chasteté, et fit régner parmi les peuples la candeur, la droiture et toutes les vertus civiles. Confucius écrivit les guerres que s'étaient faites pendant deux cents ans les princes tributaires de l'empereur; il mourut âgé de soixante-et-treize ans. On conserve à la Chine la plus grande vénération pour ce philosophe. Il est regardé comme le maître et le docteur de l'empire, ses ouvrages ont une si grande autorité que ce serait un crime punissable si l'on s'avisait d'y faire le moindre changement. Dès qu'on cite un passage de sa doctrine, toute dispute cesse, et les lettrés les plus opiniâtres sont obligés de se rendre.
Il y a dans presque toutes les villes des espèces de palais où les mandarins et les gradués s'assemblent en certains temps de l'année pour rendre leurs devoirs à Confucius. Dans le pays qui donna la naissance à ce fameux philosophe, les Chinois ont élevé plusieurs monuments qui sont autant de témoignages publics de leur reconnaissance. Hi-Tsong, roi des Tartares, voulant donner des marques publiques de l'estime qu'il faisait des lettres et de ceux qui les cultivaient, alla visiter la salle de Confucius et lui rendit, à la manière chinoise, les mêmes honneurs qu'on rend aux rois. Les courtisans ne pouvant goûter que leur maître honorât de la sorte un homme dont l'état n'avait selon eux, rien de fort illustre, lui en témoignèrent leur surprise. "S'il ne mérite pas ces honneurs par sa qualité, répondit le monarque tartare, il en est digne par l'excellente doctrine qu'il a enseignée." La famille de Confucius se conserve en ligne directe depuis plus de deux mille ans.

3. Etendue et prospérité de l'empire de la Chine.
Cet empire est borné à l'orient par la mer, dite la Mer orientale, au nord par la grande muraille qui le sépare de la Tartarie ; à l'ouest par de hautes montagnes, des déserts de sable ; au sud par l'océan, les royaumes de Tonquin et de Cochinchine.
Les soins et l'exactitude que les missionnaires ont apportés aux observations astronomiques et aux mesures qu'ils ont faites dans cette belle contrée, ne laissent pas plus d'incertitude sur la situation que sur son étendue ; il résulte de leurs observations que la Chine, sans y comprendre la Tartarie qui en est dépendante, est presque carrée : elle n'a pas moins de 500 de nos lieues du sud au nord et de 450 des mêmes lieues de l'est à l'ouest, de façon que la circonférence est de 1900 lieues.
Mais si l'on veut avoir l'exacte dimension de l'empire entier de la Chine, il faut compter depuis les limites qui ont été réglées entre le czar et le souverain de cet Etat au cinquante-cinquième degré, on trouvera qu'il n'a pas moins de 900 lieues d'étendue, depuis l'extrémité de la Tartarie sujette de cet empereur, jusqu'à la pointe la plus méridionale de l'île de Haynang, au vingtième degré un peu au delà du tropique du Cancer.
Il n'est pas aussi facile de statuer positivement sur l'étymologie du nom de Chine, que les Européens donnent à cet empire. Les Chinois n'en font point d'usage et n'on pas même un nom fixe pour leur pays ; on l'appelait sous la race précédente Royaume de la grande splendeur, son nom actuel est Royaume de la grande pureté.
Quoiqu'il en soit du temps où les Européens ont donné ce nom de Chine à cet empire et du nom qu'il porte actuellement, on ne peut disconvenir que cet Etat ne soit le plus beau pays de l'univers, le plus peuplé et le plus florissant royaume que l'on connaisse ; en sorte qu'un empire comme celui de la Chine vaut autant que toute l'Europe, si elle était réunie sous un seul souverain.
La Chine se partage en quinze provinces ; la plus petite, au rapport du père Lecomte, est si fertile et si peuplée, qu'elle pourrait seule former un Etat considérable. "Un prince qui en serait le maître, dit cet auteur, aurait assurément assez de biens et de sujets pour contenter une ambition bien réglée".
Chaque province se divise encore en plusieurs cantons, dont chacun a pour capitale un Fou, c'est-à-dire une ville du premier rang. Ce Fou renferme un tribunal supérieur, duquel relèvent plusieurs autres juridictions situées dans des villes du second rang, qu'on appelle T-cheous, qui président à leur tour sur de moins considérables, appelées H-yens, ou villes du troisième rang, sans parler d'une multitude de bourgs et de villages, dont plusieurs sont aussi grands que nos villes.
Pour donner une idée générale du nombre et de la grandeur des villes de la Chine, il nous suffira de rapporter ici les termes du P. Lecomte.
"J'ai vu, dit-il, sept ou huit villages plus grandes que Paris, sans compter plusieurs autres où je n'ai pas été et auxquelles la géographie chinoise donne la même grandeur. Il y a plus de quatre-vingts villes du premier ordre, qui sont comme Lyon, Rouen ou Bordeaux. Parmi deux cents du second ordre, il y en a plus de cent comme Orléans et entre environ douze cents du troisième, on en trouve cinq à six cents aussi considérables que Dijon ou la Rochelle, sans parler d'un nombre prodigieux de villages qui surpassent en grandeur et en nombre d'habitants les villes de Marennes, de S. Jean-de-Lus. Ce ne sont point ici des exagérations, ni des rapports sur la foi des autres : j'ai parcouru moi-même la plus grande partie de la Chine et deux mille lieues que j'ai faites peuvent rendre mon témoingnage non suspect."
La vaste étendue de la Chine fait aisément concevoir que la température de l'air et l'influence des corps célestes ne sont pas partout les mêmes : on peut juger de là que la diversité des climats n'exige pas différentes formes de gouvernements. Les provinces septentrionales sont très froides en hiver, tandis que celles du sud sont toujours tempérées ; en été la chaleur est supportable dans les premières et excessive dans les autres.
Autant il y a de différence dans le climat des provinces, autant il s'en trouve dans la surface des terres et dans les qualités du territoire : les provinces de Yun-nan, de Que-cheu, de Se-techuen et de For-kien, sont trop montagneuses pour être cultivées dans toutes leurs parties. Celle de Tche-kyang, quoique très fertile du côté de l'orient, a des montagnes affreuses à l'occident, etc. Quant aux provinces de Hon-nan, de Aou-quang, de Kiang-si, de Pe-tchelli et Chan-tong, elles sont bien cultivées et très fécondes.
Si la Chine jouit d'une heureuse abondance, elle en est redevable autant à la profondeur et à la bonté de ses terres qu'à la grande quantité de rivières, de lacs et de canaux dont elle est arrosée. Il n'y a point de ville, ni même de bourgade, surtout dans les provinces mériodionales, qui ne soit sur les bords ou d'une rivière ou d'un lac, de quelque canal ou d'un ruisseau.
Les grands lacs et grand nombre d'autres moins considérables, joints à la quantité de sources et de ruisseaux qui descendent des montagnes, ont beaucoup exercé l'industrie des chinois ; ils en retirent de grands avantages par une multitude de canaux qui servent à fertiliser les terres et à établir des communications aisées d'une province ou d'une ville à une autre.
Pour ne pas interrompre la communication par terre, d'espace en espace on a élevé des ponts de cinq ou six arches dont celle du milieu est extrêmement haute. Toutes les voûtes sont bien cintrées, et les piles sont si menues qu'on dirait de loin que toutes les arches sont suspendues en l'air.
Tous les canaux de la Chine sont très bien entretenus et on a apporté les plus grands soins à rendre toutes les rivières propres à la navigation ; quoiqu'il y en ait plusieurs qui passent à travers des montagnes et des rochers extrêmement raides et escarpés, le halage des bateaux et des barques n'en est pas moins facile. A force de travaux on est parvenu à couper, en une infinité d'endroits, le pied des rochers et à pratiquer un chemin uni pour ceux qui tirent les barques.
Cependant, malgré l'industrie et la sobriété du peuple chinois, malgré la fertilité de ses terres et l'abondance qui y règne, il est peu de pays où il y ait autant de pauvreté dans le menu peuple.
Quel que soit cet empire, il est trop étroit pour la multitude qui l'habite. L'Europe réunie ne fournirait pas autant d'hommes et de familles.
Cette multiplication prodigieuse du peuple, si utile et si désirée dans nos Etats d'Europe (où l'on croit que la grande population est la source de l'opulence ; en prenant l'effet pour la cause, car partout la population surpasse l'opulence : ce sont les richesses qui multiplient les richesses et les hommes ; mais la propagation des hommes s'étend toujours au delà des richesses) ; cette multiplication y produit quelquefois de funestes effets. On voit des gens si pauvres que, ne pouvant fournir à leurs enfants les aliments nécessaires, ils les exposent dans les rues. On croira que l'aumône n'est pas assez excitée par le gouvernement pour le secours des indigents ; mais l'aumône ne pourrait pas y suppléer, car dans l'ordre de la distribution des subsistances, les salaires payés aux hommes pour leurs travaux les font subsister ; ce qui se distribue en aumône est un retranchement dans la distribution des salaires qui font vivre les hommes dénués de biens ; ceux qui ont des revenus n'en peuvent jour qu'à l'aide des travaux et des services de ceux qui n'en ont pas, la dépense des uns est au profit des autres ; la consommation des productions de haut prix est payée à ceux qui les font naître et leur rend les dépenses nécessaires pour les produire ; c'est ainsi que les dépenses multiplient et perpétuent les richesses. L'aumône est nécessaire pour pourvoir aux besoins pressants de l'indigent, qui est dans l'impuissance d'y pourvoir par lui-même ; mais c'est toujours autant de détourné de l'ordre des travaux et de la distribution des richesses, qui font renaître les richesses nécessaires pour la subsistance des hommes ; ainsi, quand la population excède les richesses, l'aumône ne peut suppléer à l'indigence inévitable par l'excès de population.
La misère produit à la Chine une quantité énorme d'esclaves ou de gens qui s'engagent sous condition de pouvoir se racheter : un homme vend quelquefois son fils, se vend lui-même avec sa famille, pour un prix très médiocre ; le gouvernement, d'ailleurs si attentif, ferme les yeux sur ces inconvénients et ce spectacle affreux se renouvelle tous les jours (Histoire générale des voyages).
L'autorité des maîtres sur les esclaves se borne aux devoirs ordinaires du service et ils les traitent comme leurs enfants, aussi leur attachement est-il inviolable pour leurs patrons. Si quelque esclave s'enrichit par son industrie, le maître n'a pas droit d'envahir son bien et il peut se racheter si son maître y consent, ou si dans son engagement il en a retenu le droit (Mélanges intéressants et curieux).
Tout le monde se faisant un devoir d'être entretenu proprement, ce n'est que par un travail continuel qu'on peut y pourvoir ; aussi n'est-il point de nation plus laborieuse, point de peuple plus sobre et plus industrieux.
Un Chinois passe les jours entiers à bêcher ou remuer la terre à force de bras ; souvent même, après avoir resté pendant une journée dans l'eau jusqu'aux genoux, il se trouve fort heureux de trouver le soir chez lui du riz, des herbes et un peu de thé. Mais ce paysan a sa liberté et sa propriété aussurée ; il n'est point exposé à être dépouillé par des impositions arbitraires, ni par des exaction de publicains, qui déconcertent les habitants des campagnes et leur font abandonner un travail qui leur attire des disgrâces beaucoup plus redoutables que le travail même. Les hommes sont fort laborieux partout où ils sont assurés du bénéfice de leur travail ; quelque médiocre que soit ce bénéfice, il leur est d'autant plus précieux que c'est leur seule ressource pour pourvoir autant qu'ils le peuvent à leurs besoins.
Les artisans courent les villes du matin au soir pour chercher pratique: la plupart des ouvriers à la Chine travaillent dans les
maisons particulières. Par exemple, veut-on se faire un habit ? le tailleur vient chez vous le matin et s'en retourne le soir; il en est ainsi de tous les artisans, ils courent continuellement les rues pour chercher du travail jusqu'aux forgerons qui portent avec eux leur enclume et leur fourneau, pour des ouvrages ordinaires; les barbiers mêmes, si l'on en croit les missionnaires, se promènent dans les rues, un fauteuil sur les épaules, le bassin et le coquemar à la main. Tout le monde avec de la bonne volonté, sans infortunes et sans maladie, trouve le moyen de subsister; comme il n'y a pas un pouce de terre cultivable inutile dans l'empire, de même il n'y a personne, ni homme ni femme, quel que soit son âge, fût-il sourd ou aveugle, qui ne gagne aisément sa vie. Les moulins pour moudre le grain sont la plupart à bras, une infinité de pauvres gens et d'aveugles sont occupés à ce travail.
Enfin toutes les inventions que peut chercher l'industrie, tous les avantages que la nécessité peut faire valoir, toutes les ressources qu'inspire l'intérêt sont ici employées et mises à profit. Grand nombre de misérables ne doivent leur subsistance qu'au soin qu'ils ont de ramasser les chiffons et les balayures de toutes espèces qu'on jette dans les rues. On fait même trafic d'ordures encore plus sales, pour fertiliser la terre; dans toutes les provinces de la Chine, on voit une infinité de gens qui portent des seaux à cet usage; d'autres vont sur les canaux qui règnent derrière les maisons, remplir leurs barques à toute heure du jour; les Chinois n'en sont pas plus étonnés qu'on l'est en Europe de voir passer des porteurs d'eau; les paysans viennent dans les maisons acheter ces sortes d'ordures et donnent en paiement du bois, de l'huile, des légumes, etc. Dans toutes les villes il y a des lieux publics dont les maîtres tirent de grands avantages.

4. Ordres des citoyens.
On ne distingue que deux ordres parmi la nation chinoise, la noblesse et le peuple; le premier comprend les princes du sang, les gens qualifiés, les mandarins et les lettrés. Le second les laboureurs, les marchands, les artisans, etc.
Il n'y a point de noblesse héréditaire à la Chine ; le mérite et la capacité d'un homme marquent seuls le rang où il doit être placé. Les enfants du premier ministre de l'empire ont leur fortune à faire et ne jouissent d'aucune considération ; si leur inclination les porte à l'oisiveté ou s'ils manquent de talents, ils tombent au rang du peuple et sont souvent obligés d'exercer les plus viles professions ; cependant un fils succède aux biens de son père, mais pour lui succéder dans ses dignités et jouir de sa réputation, il faut s'élever par les mêmes degrés ; c'est ce qui fait attacher toutes les espérances à l'étude, comme à la seule route qui conduit aux honneurs.
Les titres permanents de distinction n'appartiennent qu'aux membres de la famille régnante ; outre le rang de prince, que leur donne leur naissance, ils jouissent de cinq degrés d'honneur, qui répondent à peu près à ceux de duc, de comte, de marquis, de vicomte et de baron, que nous connaissons en Europe.
Ceux qui épousent des filles d'empereurs, participent à des distinctions comme ses propres enfants ; en leur assure des revenus destinés à soutenir leur dignités, mais ils n'ont aucun pouvoir. La Chine a encore des princes étrangers à la maison impériale ; tels sont les descendants des dynasties précédentes, qui portent la ceinture rouge pour marquer leur distinction, ou ceux dont les ancêtres ont acquis ce titre par des services rendus à leur patrie.
Le premier empereur de la dynastie tartare qui règne aujourd'hui, créa trois titres d'honneur pour ses frères, qui étaient en grand nombre et qui l'avaient aidé dans sa conquête. Ce sont les princes du premier, du second, du troisième rang, que les empereurs appellent Regules. Le même empereur érigea encore plusieurs autres titres du quatrième rang s'appellent 'Pet-tse' ; ceux du cinquième 'Cong-heon' ; ce cinquième degré est au-dessus des plus grands mandarins de l'empire ; mais les princes de tous les rangs inférieurs ne sont distingués des mandarins que par la ceinture jaune, qui est commune à tous les princes du sang régnants, de quelque rang qu'ils puissent être. La polygamie fait que tous ces princes se multiplient infiniment ; et quoique revêtus de la ceinture jaune, il s'en trouve beaucoup qui sont réduits à la dernière pauvreté.
On comte encore parmi les nobles, premièrement ceux qui ont été mandarins dans les provinces, soit qu'ils aient été congédiés, ce qui leur arrive presque tous, soit qu'ils se soient volontairement retirés avec la permission du prince, ou soit qu'ils se soient procurés certaine titres d'honneurs qui leur donnent le privilège de visiter les mandarins et qui par là leur attirent le respect du peuple. Secondement, tous les étudiants, depuis l'âge de quinze à seize ans jusqu'à quarante, subissent les examens établis par l'usage.
Mais la famille la plus illustre de la Chine et la seule à qui la noblesse soit transmise par héritage, est celle du philosophe Confucius. Elle est sans doute la plus ancienne du monde, puisqu'elle s'est conservée en droite ligne depuis plus de deux mille ans. En considération de cet homme célèbre qui en est la source, tous les empereurs ont depuis constamment honoré un de ses descendants du titre de 'Cong', qui répond à celui de duc.
Une des troisièmes marques de noblesse consiste dans les titres d'honneur que l'empereur accorde aux personnes d'un mérite éclatant. En Europe, la noblesse passe des pères aux enfants et à leur postérité; à la Chine, elle passe au contraire des enfants aux pères et aux ancêtres de leurs pères. Le prince étend la noblesse qu'il donne jusqu'à la quatrième, la cinquième et même la dixième génération passée, suivant les services rendus au public; il la fait remonter, par des lettres expresses, au père, à la mère, au grandpère qu'il honore d'un titre particulier; sur ce principe que les vertus doivent être attribuées à l'exemple et aux soins particuliers de leurs ancêtres.
Le second ordre des citoyens comprend tous ceux qui n'ont pas pris des degrés littéraires; les laboureurs tiennent le premier rang, puis les marchands et généralement tous les artisans, les paysans, manouvriers et tout ce qui compose le menu peuple.

5. Des forces militaires.
L'état militaire, à la Chine, a ses tribunaux comme le gouvernement civil. Tous les mandarins de la guerre prennent trois degrés, comme les mandarins civils. Ils sont divisés en neuf classes, qui forment un grand nombre de tribunaux. Les Chinois ont un général, dont les fonctions sont à peu près les mêmes qu'en Europe. Il a sous lui divers officiers dans les provinces, qui représentent nos lieutenants-généraux. A ceux-ci sont subordonnés des mandarins, comme nos colonels ; ces derniers commandent à des officiers dont les grades subalternes répondent à ceux de capitaines, de lieutenants et d'enseignes.
On compte cinq tribunaux militaires à Pékin. Les mandarins de ces tribunaux sont distingués par différents noms ; tels que 'mandarins de l'arrière-garde, mandarins de l'aile gauche, mandarins de l'aile droite, madarins du centre, mandarins d'avant-garde'. Ces tribunaux ont pour présidents des mandarins du premier ordre et sont subordonnés à un sixième tribunal, dont le président est un des plus grands seigneurs de l'empire et s'appelle Yong-Chin-Fou. Son autorité s'étend sur tous les militaires de la cour. Mais afin de modérer ce pouvoir extraordinaire, on lui donne pour assistant un mandarin de lettres et deux inspecteurs qui entrent avec lui dans l'administration des armes. Outre cela, lorsqu'il est question d'exécuter quelque projet militaire, le Yong-Ching-Fou prend les ordres de la cour souveraine Ping-Pou, qui a toute la milice de l'empire sous sa juridiction.
Tous les différents tribunaux militaires ayant la même méthode que les tribunaux civils, de procéder et de rendre leurs décisions, nous n'en donnerons pas ici d'autres éclaircissements.
On fait monter le nombre des villes fortifiées et des citadelles à plus de deux mille, sans compter les tours, les redoutes et les châteaux de la grande muraille qui ont des noms particuliers. Il n'y a pas de ville ou de bourg qui n'ait des troupes pour sa défense. Le nombre des soldats que l'empereur entretient dans son empire est, suivant le P. Duhal [Du Halde], de sept cent soixante mille. Tous ces soldats, dont la plus grande partie compose la cavalerie, sont bien vêtus et entretenus très proprement. Leurs armes sont des sabres et des mousquets. Leur solde se paye tous les trois mois. Enfin, la condition de ces soldats est si bonne qu'on n'a pas besoin d'employer ni la ruse, ni la force pour les enrôler : c'est un établissement pour un homme que d'exercer la profession des armes et chacun s'empresse de s'y faire admettre, soit par protection, soit par présent. Il est vrai que ce qui ajoute un agrément au métier de soldat, c'est que chacun fait ordinairement son service dans le canton qu'il habite. Quant à la discipline, elle est assez bien observée et les troupes sont souvent exercées par leurs officiers, mais leur tactique n'a pas grande étendue.
Leur marine militaire est peu considérable et assez négligée. Comme les Chinois n'ont pas de voisins redoutables du côté de la mer et qu'ils s'occupent fort peu du commerce extérieur, ils ont peu de besoin de marine militaire pour leur défense et pour la protection d'une marine marchande, protection fort onéreuse. Cependant ils ont eu quelquefois des armées navales assez considérables et conformes aux temps où la construction et la force des vaisseaux étaient à un degré bien inférieur à l'état où elles sont aujourd'hui chez les nations maritimes de l'Europe. La navigation chinoise a fait peu de progrès à cet égard.
Mais il faut convenir que sur les rivières et sur les canaux, ils ont une adresse qui nous manque; avec très peu de matelots, ils conduisent des barques aussi grandes que nos vaisseaux. Il y en a un si grand nombre dans les provinces méridionales, qu'on en tient toujours neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pour le service de l'empereur et de l'Etat. Leur adresse à naviguer sur les torrents, dit le P. Lecomte, a quelque chose de surprenant et d'incroyable; ils forcent presque la nature et voyagent hardiment sur des endroits que les autres peuples n'oseraient seulement regarder sans frayeur.

Mentioned People (1)

Quesnay, François  (Méré bei Versailles 1694-1774 Versailles) : Arzt, Nationalökonom, Philosoph, Begründer der Physiokratenschule

Subjects

History : China : General / Philosophy : Europe : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1767 Quesnay, François. Le despotisme de la Chine. In : Ephémérides du citoyen. (Paris : 1767). = Quesnay, François. Oeuvres économiques et philosophiques ; accompagnées des Eloges et d'autres travaux biographiques sur Quesnay par différents auteurs. Publ. avec une introd. et des notes par Auguste Oncken ; réimpr. de l'édition Francfort 1888. (Aalen : Scientia Verlag, 1965). Publication / Ques1
  • Cited by: Handbook of christianity in China. Ed. by Nicolas Standaert. (Leiden : Brill, 2001). (Handbook of Oriental studies ; vol. 15, 1-2). (Sta, Published)